Regard à l’affût et iPhone en poche, Cristiana Thoux revendique des moyens limités et une quête de sens jamais inassouvie. Son audacieux travail photographique nous entraîne sur les chemins de l’histoire de l’art. Invoquant des préoccupations d’ordre pictural, mais aussi littéraire, la jeune femme propose une lecture du monde à la fois inédite et sensible. Rencontre.
Grise est la carrosserie, comme la morne couleur de cette chaussée parisienne, rouge celle du store, comme souvent les magasins de bouche l’utilisent. Au 58, coincée entre la boulangerie et la boucherie-charcuterie, une porte ajourée a été vernie il y a peu. Pas un commerçant, ni même un passant. C’est l’heure de la pause. Dans d’autres contrées, on aurait osé évoquer celle, salutaire, de la sieste. Qu’attend donc cette voiture immobile et vide. Le calme avant la tempête, lirait-on dans un roman de gare. Il y a dans cet arrêt sur image l’amorce d’un bon polar et pour les quelque 784 000 personnes, qui l’hiver dernier ont visité l’exposition consacrée à Edward Hopper, un clin d’œil au peintre américain. Cristiana Thoux ne s’en cache pas. Elle revendique sans détours tout ce qui fit naître son regard : l’observation attentive et passionnée des œuvres de ses aînés. « J’ai tout aimé », lâche spontanément la photographe quand elle relate ses années d’études : Michel-Ange, Le Caravage, mais aussi pêle-mêle Van Eyck, Toulouse-Lautrec et Dali.« Quatre années de rêve ! »
« Petite, je dessinais beaucoup », se souvient celle que ses parents retrouvaient endormie un crayon à la main. Un oncle sculpteur, un père photographe amateur se chargent de pousser la petite fille sur les chemins de la création. Alors qu’elle est encore au lycée, Cristiana abandonne pour quelques jours son Val d’Aoste natal pour se rendre en Toscane. La découverte de Florence est un enchantement : « C’était le paradis ! » La visite scelle son avenir. Deux ans plus tard, la bonne élève fait son entrée à l’Académie des beaux-arts de la ville. Elle a choisi la section « scénographie » pour la diversité des techniques enseignées. Avec ses condisciples, elle arpente les rues à la recherche d’un sujet à croquer, passe son temps à polémiquer sur les artistes et leurs œuvres. De son propre aveu : « Quatre années de rêve ! » Diplôme en poche, elle décide d’emprunter deschemins de traverse sans jamais pour autant abandonner la pratique photographique héritée de son père. Elle devient responsable d’un centre culturel, puis directrice de création et travaille aussi dans le secteur des ressources humaines. Ce parcours atypique l’enrichit, lui permet de découvrir d’autres milieux, d’autres approches. Un esprit d’ouverture qui caractérise sa démarche. Toujours se décaler pour mieux voir.[[double-vh180:1,2]] [[double-vh220:3,4]]
« Le meilleur appareil photo, c’est celui que tu peux emporter partout avec toi », lui explique un jour un ami. Alors, ni une, ni deux, pour partir à New York, elle décide d’abandonner ses habitudes et de s’embarquer avec pour unique compagnon : son iPhone. Cette petite merveille de technologie contraint la photographe à une nouvelle gymnastique. Impossible de capturer à distance, il faut trouver des solutions, se rapprocher du sujet, s’obliger le plus souvent à lui parler, à surmonter, donc, toute forme de timidité. Les effets techniques sont, quant à eux, limités. « Tu ne maîtrises ni la luminosité, ni la vitesse. Tu ne peux pas travailler la nuit… De plus, l’image est déformée ! Au début, j’étais frustrée, puis ces contraintes m’ont obligée à changer d’approche. Je me suis relaxée et j’ai pris des photos différentes. » Dégagée par force de toute préoccupation de perfection technique, Cristiana Thoux laisse son œil guider sa main et prie pour que l’appareil se déclenche ! Une économie de moyens qui, parfois, lui vaut quelques sourires en coin, comme lors du Tour des Géants, une course d’endurance en vallée d’Aoste, où elle doit rivaliser avec une horde de reporters armés d’engins munis de téléobjectif, de grand angle et de pied. Il lui faut crapahuter dur pour surprendre les coureurs en pleine action ! Mais à l’arrivée, la distance abolie n’est pas seulement celle de l’espace physique entre elle et son sujet mais plutôt celle qui empêche les hommes de s’apprécier. « Probablement que si j’avais eu à ma disposition un appareil photo classique, avec tous ses accessoires, je ne serais pas allée chercher les portraits que j’ai réalisés ce jour-là. » Même constatation, quelque temps plus tard, dans les rues de Marseille.Une exploration avide de l’histoire de l’art
Les photos de Cristiana Thoux enthousiasment. En 2011, la Maison Européenne de la Photographie l’invite à participer à la première édition de Photomed, la Fnac lui offre une tournée d’expositions, puis elle participe à l’opération « Gares et Connections » menée par la SNCF, l’année suivante, Samsung lui demande de tester son Galaxy et montre ses clichés au Salon de la Photo. 2013 : les Editions Autrement publient le travail réalisé sur un chantier de Noisy-le-Grand. Le regard de Cristiana Thoux l’emporte et l’utilisation de l’iPhone devient anecdotique. Pour réussir une image, « il faut être artiste avant tout et avoir des choses à dire », tout simplement. Le regard singulier que la photographe pose sur le monde n’est pas seulement un don, il a été formé par son exploration avide de l’histoire de l’art. Toutes ces heures passées à observer, à chercher à comprendre, à se nourrir du talent des autres, forment un socle. Un prisme aussi, qui transcende la réalité. « Je surprends des choses que les autres ne voient pas et je suis heureuse de pouvoir les partager avec eux ». Ainsi est née la série Persistances rétiniennes. Un travail sur la mémoire, cette mémoire picturale qui inscrit l’artiste dans une « filiation-transmission », illustrée au gré d’une rencontre improbable entre une perspective, une lumière, une situation, un paysage… Sont alors convoqués : Puvis de Chavannes, Seurat, Delaunay, Matisse, Mondrian… Une photographie, comme une peinture. Un récit, aussi, comme en littérature. « Chaque image doit être le point de départ d’une histoire. » La donner à un écrivain et qu’elle lui inspire tout un roman. Tel est le souhait de Cristiana Thoux. Ainsi se prolonge l’œil du photographe.