Elevation terrestre et table gargantuesque : deux faces de l’hiver à Fontevraud

C’est une première ! Les céramiques de Marjolaine Caron et Louis Bachelot sont à la fois exposées à l’Abbaye royale de Fontevraud et au musée d’Art moderne adjacent : jusqu’au 4 mars prochain, un festin de terres cuites émaillées, La Très Grande Table, célèbre les festivités hivernales dans le réfectoire de l’abbaye tandis que d’autres créations conçues par le duo d’artistes Caron & Bachelot entrent en résonnance avec une sélection de tableaux exposés au musée d’Art moderne. Depuis le 25 novembre, par la grâce de la galerie Capazza, les fragiles personnages de terre cuite modelés par l’éminent sculpteur Georges Jeanclos (1933-1997) illuminent le chœur de l’abbaye royale, tendus par l’amour et l’espoir vers le ciel. A Fontevraud, la synchronicité des deux premières expositions et la spiritualité qui émane de la dernière, Élévation, nous donne matière à réflexion.

Pénétrer sous la grande nef de l’église abbatiale de Fontevraud est déjà en soi une véritable invitation au voyage, à la fois par l’architecture romane Ô combien spectaculaire qui nous surplombe, et aussi, depuis bientôt cinquante ans, par la découverte d’une programmation en art contemporain qui ne cesse de se renouveler pour mieux nous surprendre. Un hiver très orienté cette année autour de la céramique, avec deux installations majeures et pour le moins contrastées, la subtile et mystique Élévation de Georges Jeanclos qui illumine le chœur, et la Très grande table aux accents baroques de Louis Bachelot & Marjolaine Caron qui ont eux décidés de faire ripaille dans le grand réfectoire.

Passé les quatre célèbres et magnifiques gisants qui s’imposent dès l’entrée, c’est une véritable procession de plus d’une vingtaine de personnages de Georges Jeanclos (1933-1997) qui nous accueillent. L’artiste n’est plus à présenter même si son œuvre n’a pas si souvent été exposée au cours des dernières années. Sculpteur majeur de la deuxième moitié du XXe siècle, il est connu pour ces personnages aux visages effacés, tous travaillés en fines feuilles de terre brute, habités par les mystères de l’humanité. Organisée en collaboration avec la galerie Capazza, cette Élévation montre l’émergence de la verticalité dans son travail, en parfaite résonance avec la forêt des majestueux piliers qui soutiennent le chœur de l’église. L’œuvre de Jeanclos, marquée indéniablement par les traumatismes de la Seconde Guerre mondiale, se trouve ici totalement transcendée, pour s’offrir à nous, telle une nativité universelle, où la beauté l’emporte sur la noirceur résurgente de notre monde actuel. L’installation, en demi-cercle et totalement en suspension dans cet espace envahi de lumière, semble littéralement flotter, nous invitant avec grande douceur, sinon au recueillement, du moins à une véritable méditation.

Dormeur, 1979, 25 x 46 x 15cm, terre cuite, Élévation – Georges Jeanclos ©Léonard de Serres, 2023

Redescendu de cet espace hors du temps, il faut oser se perdre un peu dans l’abbaye Notre-Dame d’inspiration bénédictine fondée en 1101 par l’ermite breton, Robert D’Arbrissel. Monter quelques marches, traverser l’incroyable cloître du Grand-Moûtier, avant d’atteindre le réfectoire, du monastère qui accueillit moines et abbesses. Quelle que soit l’entrée choisie, la salle, paraît immensément longue. C’est naturellement l’espace qu’a choisi le duo Louis Bachelot & Marjolaine Caron pour installer son festin : une table sans fin, d’une vingtaine de mètres, qui force et renforce la perspective. Une table comme une cène, jonchée d’une impressionnante accumulation de céramiques que les yeux ont tout d’abord du mal à décrypter. Elles apparaissent et disparaissent, tel un étalage d’objets non identifiables au premier regard qui se révèlent au gré de l’avancement, sous les feux d’une demi obscurité savamment maîtrisée. Le décor est posé. Ici un soir de Noël 2023, ont dîné en tête à tête Richard Cœur de Lion et sa mère Aliénor d’Aquitaine. Dans le rôle du premier, Louis Bachelot, et dans la peau de celle qui fut au XIIe siècle, reine de France et d’Angleterre, Marjolaine Caron. Il fallait oser la performance, comme il fallait oser cet exploit de créer et produire en seulement quatre mois de résidence une telle profusion de céramique.

Marjoliane Caron et Louis Bachelot devant La Très Grande Table, Fontevraud l’abbaye royale, réfectoire  ©Léonard-de-Serres

Il y a du grandiose, du spectaculaire, de la joie et de la violence dans ce banquet rabelaisien, une façon bien particulière de s’exposer, de s’exploser dans l’espace par autant d’œuvres accumulées ; posées là, comme retombées d’un ciel trop chargé, d’une corne d’abondance soudainement lâchée jusqu’à pleine satiété d’art et de plaisir à voir plus qu’à déguster. Au menu un sanglier, des pieuvres et des homards, des poulets, des asperges, des mille feuilles géants… Rien n’arrête l’appétit créatif de notre duo de plasticiens, ici autant conteurs que céramistes, autant acteurs que complices de cette grande farce contemporaine. À tourner et tournoyer autour de cette grande tablée, nous voilà bien vite ivre devant ces victuailles dont les couleurs, formes et reliefs s’entre mêlent, jusqu’à se confondre en une sorte de paysage gourmand que l’on ne cesse de manger des yeux.

La Très Grande Table de Bachelot et Caron, détail, Fontevraud l’abbaye royale, réfectoire  ©Léonard-de-Serres

Tout juste repus après avoir quitté le réfectoire, Louis Bachelot & Marjolaine Caron nous invitent à rejoindre la Fannerie, écrin qui accueille depuis maintenant deux ans le Musée d’art moderne et la somptueuse collection Cligman. Poursuivant leur périple terrestre, les deux comparses se sont amusés à y converser avec les œuvres : ici une nature morte de Soutine ou de Roger de la Fresnaye, là une scène biblique de Georges Rouault, ou encore plus loin quelques lumineuses tapisseries de Jean Lurçat. Les toiles semblent sortir des cadres, les sujets passant de la 2D à la 3D, pour prendre les formes d’exubérantes et chatoyantes compositions. Le florilège savamment dosé d’œuvres de toutes les époques qui occupent les trois étages leur fournit un véritable terrain de jeu, offrant aux visiteurs un insolite parcours à la recherche d’une quinzaine de saynètes aussi joyeuses que poétiques.

Bachelot et Caron, Le Déjeuner sur l’herbe II avec Charles Dufresne, Le Rêve. ©Fontevraud, le musée d’Art moderne Photo : Léonard de Serres

Que dire pour finir ? Que cet « Hiver à Fontevraud » est un véritable enchantement, prouvant une fois encore que l’art contemporain peut s’immiscer avec une certaine audace et beaucoup d’à-propos, dans les sites patrimoniaux les plus majestueux pour en susciter les visites ou nous les faire redécouvrir. Une belle manière de faire revivre l’histoire et de la poursuivre ; de nous convaincre une fois pour toute que la gourmandise est bel et bien vertu, et non point péché !

Jean-Marc Dimanche* qui connait bien le milieu de la céramique et ses acteurs a profité de sa visite lors du vernissage de l’exposition et de la performance des artistes pour leur poser cinq questions sur le vif : voici l’interview croisée de Louis Bachelot et Marjolaine Caron avec notre correspondant sur place.

ArtsHebdoMédias. – Pouvez-vous nous parler de votre rencontre avec l’Abbaye de Fontevraud ?

M. C. –Nous avons rencontré Emmanuel Morin, directeur artistique et culturel de l’Abbaye Royale, à la Fondation Bullukian en 2021, à l’occasion de l’exposition Par-delà le vernis curatée par Fany Robin et Sylvie Aznavourian. Il a été séduit par notre travail et nous a tout de suite demandé si nous accepterions de réaliser une table de fête au sein de l’abbatiale. Je me souvenais d’avoir visité les lieux lors d’une randonnée en vélo quand j’avais dix sept ans, qui m’avaient laissé une très forte impression. J’y avais vu une des premières expositions, montée alors par Jean de Loisy, mais je n’aurais jamais imaginé y être invitée en tant qu’artiste un jour.

Bachelot et Caron, Grande Porte, 2021, à l’entrée du musée d’Art moderne de Fontevraud.© Fontevraud, le musée d’Art moderne. Photo : Léonard de Serres

L. B. – Pour ma part je ne connaissais pas cette Abbaye. J’ai, bien sûr, été tout de suite séduit par l’architecture, même si ma préférence va vers l’épure de Vézelay ou Fontenay, deux des plus beaux sites de notre région de Bourgogne. Au départ, nous avons failli refuser cette invitation à résidence et projet. Cela nous semblait fou de travailler sur place, loin de notre atelier et de notre four. Pourquoi quitter ce confort et cette efficacité ? Le lieu n’est effectivement pas fait pour la céramique, mais sa puissance l’a emporté. Et puis Emmanuel et son équipe ont su nous convaincre.

Le projet paraît effectivement assez fou. Comment avez-vous pu produire autant d’œuvres en aussi peu de temps ?

L. B. & M. C. – La résidence prévue initialement sur 4 mois, s’est étalée de mai à décembre 2023, avec de nombreux allers et retours en Bourgogne. L’accueil a été formidable et l’équipe de Fontevraud très efficace, qui a trouvé très rapidement la Poterie Jammet sur le site d’une ancienne tuilerie située à 20 km de Fontevraud, nous permettant d’utiliser son four. Toutes les premières cuissons (biscuits) ont pu être réalisées là-bas, avant de poursuivre l’émaillage dans notre atelier de Bourgogne. Le processus s’est très rapidement, organisé de façon naturelle.

Comment est né ce projet de festin ?

L. B. & M. C. – Emmanuel Morin souhaitait dès le départ une table de fête pour sa saison culturelle hivernale. Le réfectoire s’est tout de suite imposé, et ses dimensions impressionnantes commandaient une très grande table. La suite s’est un peu emballée et nous n’avions plus tellement le temps pour la réflexion au quotidien. On se laisse vite envahir, dépasser par un tel projet. Le « faire » l’emporte sur l’esprit et ce festin pantagruélique s’est développé avec et malgré nous, l’appétit c’est bien connu venant en mangeant ! Nous avions 20 mètres d’une cène incroyable à couvrir de victuailles, et nous avons plongé dans ce festin sans aucune retenue, avec un réel lâché prise. Il s’agissait pour nous avant tout de se concentrer sur la fabrication, les cuissons, l’émaillage, l’assemblage des pièces… Le reste coulait de source.

Performance, La Très Grande Table de Bachelot et Caron. Fontevraud l’abbaye royale, réfectoire  ©Anne Durand

Nous avons aussi proposé une performance, car la nourriture selon nous appelle le partage, et nous nous sommes mis en scène, l’un en Richard Cœur de Lion, l’autre en Aliénor d’Aquitaine. Ce côté festif nous a permis de rencontrer véritablement le public, ce qui n’est pas toujours possible dans le cadre des expositions.

Et comme si cela ne suffisait pas, vos céramiques se sont invitées  au cœur du musée d’art moderne ?

L. B. & M. C. – La proposition est venue dès notre arrivée à Fontevraud de la part de Dominique Cagneux, la directrice et conservatrice du musée d’art moderne qui a eu cette belle idée de faire dialoguer les « œuvres 2D » en place avec notre travail en volume : comment refuser de converser avec les tableaux de Soutine, de Georges Rouault, de Roger de la Frensnaye, ou encore avec les tapisseries de Jean Lurçat. Il y avait grande gourmandise à ça ! Alors s’est développé en parallèle du banquet ces Tables au Musée, en nous emparant de quelques natures mortes choisies afin de les théâtraliser quelque peu et les rendre presque vivantes…

Bachelot et Caron, Le Grand Vase bleu avec Amédée de La Patellière, Nature morte au ciel d’orage. © Fontevraud, le musée d’Art moderne. Photo : Léonard de Serres

Quels souvenirs conserverez-vous de cette expérience ?

L. B. & M. C. – C’était pour nous un moment incroyable. Sans doute parce que c’était aussi notre première résidence. Tout était un peu hors du temps, de ce lieu aux dimensions impressionnantes jusqu’à l’accueil particulièrement chaleureux des équipes sur place. Aussi, se dire que nous avions autant de liberté de circulation et d’action dans un lieu destiné à l’enfermement, que ce soit du temps des abbesses, ou bien la prison qu’il fut au XIXe siècle. Cela nous a donné l’impression que l’art était bien là pour libérer l’Abbaye, pour la ré-enchanter en quelque sorte et l’ouvrir chaque jour davantage au monde. C’est clair qu’il y a pour nous artistes, un avant Fontevraud, et un après, sachant que nous sommes avant tout des plasticiens venus du graphisme et de la mise en scène, et malgré les apparences deux jeunes céramistes de 60 ans. Cette Très grande table représente sans aucun doute, une étape importante dans l’évolution de notre travail.

A l’avenir de le dire…

Informations complémentaires > 

L’auteur : Jean-Marc Dimanche* :  Après avoir créé et dirigé pendant 20 ans l’agence de design V.I.T.R.I.O.L., Jean-Marc Dimanche fonde en 2008, avec Florence Guillier-Bernard, Maison Parisienne, galerie dédiée aux métiers d’art français. Début 2016, appelé comme conseiller auprès de S.A.R. la Grande Duchesse Héritière du Luxembourg, il travaille à la création de la biennale De Mains De Maîtres dont il est aujourd’hui commissaire généralIl dirige entre 2019 et 2022, ELEVEN STEENS, espace privé bruxellois dédié à l’Art et à la Matière. Il collabore depuis janvier 2019 à la Revue de la Céramique et du Verre et collabore régulièrement dans nos colonnes.

Un film au sujet de la résidence, des expositions et de le performance de Marjolaine Caron et Louis Bachelot à Fontevraud est actuellement en cours de réalisation par Gilles Coudert, réalisateur et producteur fondateur  d’a.p.r.è.s production, mémoire vivante de la création contemporaine à l’œuvre.

Infos pratiques > 

Un hiver à Fontevraud, du 25 novembre 2023 au 4 mars 2024, Abbaye royale de Fontevraud 49590 Fontevraud-L’Abbaye.

La très grande table de Marjolaine Caron et Louis Bachelot à Abbaye royale de Fontevraud et Tables au musée, au Musée d’art moderne de Fontevraud : du 25 novembre 2023 au 4 mars 2024. www.fontevraud.frConcert déambulatoire le 17 février à 17 H 00 : « souffler sur les nuages », en attendant le printemps – climatologie d’une cabane. Maîtrise de la Cathédrale de Nantes Maîtrise des Pays de la Loire. Composition : Alexandra Grimal

Elevation, Georges Jeanclos (1933-1997) en collaboration avec la galerie Gapazza.

Tarifs : Combiné (Abbaye + Musée) Tarif plein : 15 €. Tarif réduit : demandeurs d’emploi, gratuité pour les jeunes de moins de 18 ans et étudiants de moins de 25 ans. 10h – 18h • Fermé tous les mardis. Fermeture de la billetterie 1h avant la fermeture du site : Fontevraud.fr


Visuel d’ouverture> La Très Grande Table de Bachelot et Caron, Fontevraud l’abbaye royale, réfectoire. ©Léonard de Serres