L’œuvre polymorphe de Noémie Sauve par Anaïs Montevecchi

Le 9 novembre dernier se jouait la 11e édition du Prix AICA-France de la Critique d’Art à l’auditorium de l’INHA à Paris. La lauréate en fut Elora Weill-Engerer pour Les identités roms dans l’art contemporain : choisissant pour l’exercice, « la tendance » plutôt que « l’artiste », son plaidoyer contre le stéréotype fut publié dans les colonnes du quotidien Libération, dont un collaborateur, Eric Loret, fut gratifié du prix spécial du jury pour un brillant essai sur l’œuvre de Mili Percherer. Cette année encore, le « battle »  fut à la fois tendu et réjouissant ! Comme le veut l’exercice, la médiatrice et critique d’art Anaïs Montevecchi, l’une des neuf nommés, se prêta  au jeu du « pecha kucha », soit d’une intervention de 6 minutes et 40 secondes structurée en 20 diapositives d’une durée de 20 secondes chacune. Pas une minute de plus pour nous révéler avec humour, toute la complexité des processus à l’œuvre dans la démarche art & science que poursuit la plasticienne Noémie Sauve. Nous partageons ici cette intervention engagée qui nous enchanta.

Anaïs Montevecchi* est la fondatrice de l’association Les galeries pour tous, qui œuvre à la démocratisation de l’art contemporain. Elle fêtera les 10 ans de son association lors d’un après-midi festif à la galerie Maria Lund, le samedi 16 décembre 2023, tandis que les dessins et sculptures de Noémie Sauve sont exposées au Drawing Lab à Paris, jusqu’au 7 janvier 2024, dans le cadre de l’exposition Admiratio. L’artiste nous convie le 6 décembre prochain à une rencontre intitulée L’art de faire connaissance, afin de discuter du rôle possible de l’art et de l’expérience esthétique dans le contexte d’une crise de nos relations au vivant.

Place à la critique d’art !

« Avez-vous déjà rêvé de contrôler le feu ? D’être la seule personne au monde à détenir le pouvoir de la lave en fusion… Que feriez-vous de ce pouvoir ? Ce n’est pas une question rhétorique que je pose ici. Je vous demande de prendre quelques secondes pour réfléchir à ce que vous en feriez.
De mon côté, je le confesse, passée l’étape de l’étonnement, l’idée m’a traversé l’esprit d’envoyer une coulée de lave sur l’Élysée un jour de 49.3…
Parce que tenir cette lave au creux de ma main m’a donné la sensation d’avoir les pouvoirs combinés d’Héphaïstos et des quatre fantastiques à la fois. Grisant, n’est-ce pas ?

©Noémie Sauve : Petite lave portée, 2022. Bronze oxydé dans les cheminées de soufre du cratère de Vulcano, bronze et pigment fluorescent 10,5 x 9,5 x 4 cm. Réalisé dans le cadre de la résidence The Possible Island ©Katrin Backes

Cette sculpture en bronze s’intitule Petite lave portée et a été réalisée en 2023 par l’artiste Noémie Sauve dans le cadre d’une résidence effectuée sur l’île de Vulcano, en Sicile. Elle l’a créée au contact des habitants de l’île et est le reflet de la relation ambiguë qu’ils entretiennent avec le Volcan, à la fois craint et vénéré.
Le fantasme universel de s’augmenter, se renforcer, maîtriser un élément naturel pour se réapproprier sa puissance, traverse les cultures et les époques… Mais à quelles fins ?
Cette œuvre permet d’expérimenter et de conscientiser les risques de dérives face à la sensation de souveraineté et de nous confronter à notre « part sombre ».

©Noémie Sauve : Cuirasses de doigts trempés de lave en ornements intouchables ou cueillette de lave, 2023. 
Bronze, réalisé dans le cadre de la résidence The Possible Island. ©Photo Katrin Backes

Car le feu porte en lui des forces créatrices et des forces destructrices, tout dépend de la main qui le saisit.
En somme, faire l’expérience d’une œuvre de la série des Préhensions de Noémie Sauve, c’est un peu comme passer sous le chapeau magique d’Harry Potter. Vous l’aurez compris, de mon côté, je serais envoyée directement à Serpentard…
En tant que critique d’art, je refuse de séparer l’homme de l’artiste, que je considère comme indissociables. Dans le cas de Noémie Sauve, je trouverais cela même extrêmement regrettable de séparer l’artiste de la femme : enseignante, mère, militante et un peu bergère aussi.
Co-fondatrice de l’association Clinamen, elle suit depuis 10 ans l’aventure de cette ferme urbaine basée dans le 93, du pâturage au maraîchage et y croise pratiques agricoles et artistiques.

©Noémie Sauve : Mise en scène discographique de la sculpture « singe » avec Guillaume Leterrier pendant le labour à cheval du terrain de la cité Universitaire de Villetaneuse par l’association Clinamen et les vignerons de la Cuma des Centaures, 2016. Photographie argentique. Réalisé avec le soutien de la Fondation François Sommer.

De cette proximité avec les animaux, naît une série de sculptures qu’elle intitule Les animaux à nourrir.
En bronze, en verre, en céramique, la figure animale se révèle quand la main du spectateur la saisit. Geste nourricier protecteur ou étranglement ? On y retrouve cette même ambiguïté qui régit notre rapport au vivant.
En 2017, alors qu’elle sort de 2 mois de résidence aux côtés des scientifiques embarqués sur la goélette Tara Pacific, elle produit une série de Polypes à nourrir. Lors de ses plongées, elle est consternée par l’état de la grande barrière de corail qui blanchit irrémédiablement sous l’effet du réchauffement climatique. Ici, elle pose la question du rapport complexe d’une aide humaine pour restaurer l’écosystème d’une espèce dont nous dépendons. Nourrir ce corail lui permettra de survivre certes, mais une fois relâché, il gardera à jamais l’empreinte de la main qui l’a tenu…

©Noémie Sauve : Dague en portée de main romantique de polype du corail en cristal de cosmos fluorescent, 2018
cristal fluorescent.Réalisé dans le cadre de la résidence Tara Pacific.@Photo Katrin Backes

Alors, non avec le travail de Noémie Sauve, l’artiste n’est pas présenté comme un héros réparateur ; non, en sortant de ses expositions, vous n’aurez pas l’impression que tout est géré par la science et qu’une recette miracle va restaurer la vie sur notre planète en un claquement de doigts.
Pailletées, colorées, fluorescentes, techniquement virtuoses, les œuvres de Noémie Sauve allient la rigueur du constat scientifique à une esthétique attirante qui permet de conscientiser notre empreinte sur ce qui nous entoure. À chacun ensuite de choisir de desserrer (ou pas), son étreinte.
Englués dans des modèles destructeurs qui ont conduit à une vision du futur dystopique, nous avons besoin aujourd’hui de formuler de nouveaux récits constructifs et merveilleux, d’imaginer de nouvelles manières d’être au monde. Et c’est sans doute là que les artistes ont un rôle à jouer. Car le pouvoir de l’image, c’est la force militante de l’art.

©Noémie Sauve : Vivre sur une terre d’archéologie #2 Pompei-Herculanum, 2016 – aquarelle, stylo, crayon de couleur fluorescent et coquillage, 130 x 80 cm. Réalisé dans le cadre de la résidence Tara Pacific @Photo Katrin Backe

Dans une série de grands dessins qu’elle qualifie de « romantiques », Noémie trace le contour d’un monde où la nature s’empare de nos outils, afin de développer ses propres capacités de résistance.
Une de ses fables dépeint une oiselle et son petit tentant d’effectuer leur migration. Malheureusement, ils survolent une zone morte de l’océan, un espace où les poissons meurent faute d’oxygène. Sans nourriture, ils sont eux-mêmes en danger. L’oiselle apprend alors à son petit, une danse capable de réoxygéner l’eau.
Comme on le voit ici, pas d’intervention humaine, la nature s’organise et résiste grâce à l’entraide et à la transmission intergénérationnelle, devenant ainsi son propre héros.

©Noémie Sauve : Chorégraphie d’une oiselle et son petit pour réoxygéner l’eau des zones mortes – 2013, 1,33×1,66 m
crayon sur papier ARCHES lavis fidelis 280g marouflé sur toile

Dans sa série des semences paysannes, Noémie mêle à son papier à dessin des graines de tomates. Or, en 2016, lorsqu’elle commercialise une graine de tomate paysanne, c’est-à-dire une semence reproductible, via le marché de l’art, elle est hors-la-loi.
Car en France, le commerce des graines est extrêmement réglementé et en 2016, seules les semences « officielles », c’est-à-dire des semences hybrides, créés par les grands groupes semenciers, peuvent être commercialisées. Ces tomates sont pensées pour être plus résistantes, plus rouges, plus charnues, mais sont très demandeuses en engrais et pesticides, et surtout cette sélection génétique rend volontairement les graines de ces « super tomates » stériles ou peu reproductibles. Les cultivateurs doivent donc racheter de nouvelles semences chaque année.

 

©Noémie Sauve : Motif vivant n°1, 2018 – crayon sur papier Sennelier 340g, semences paysannes,15×21 cm

Face aux monopoles imposés par les grands groupes semenciers, ces petites graines de tomates pirates paraissent bien inoffensives et pourtant, elles au moins, elles peuvent faire des petits.
Merci Noémie de perturber un peu notre vision du monde afin de nous révéler toute la complexité qu’exigent ces grandes questions de fond et de nous embarquer vers un futur interconnecté mais autonome, poétique et subversif. Parce qu’activer notre capacité de résistance ça commence par planter une graine,
Parce qu’aider le vivant, c’est lui laisser la place nécessaire pour se restaurer,
Parce qu’éduquer, c’est peut-être juste réapprendre à rêver. »

©Noémie Sauve : Exosquelette de Tara dans les Lueurs Planctoniques sous la Voie Lactée, 2017. Lithographique manière noire, 65×50 cm. Réalisé dans le cadre de la résidence Tara Pacific

Complément d’information>

Admiratio :  une exposition de Noémie Sauve du 14 octobre 2023 au 7 janvier 2024 au Drawing Lab, 17, rue de Richelieu — 75001 Paris. Entrée libre tous les jours de 11h à 19h. Commissariat : Anne de Malleray
drawinglabparis.com

Rencontre le 6 décembre à 19 H 30 « L’art de faire connaissance », avec Joshua de Paiva, Docteur en philosophie, membre du collectif La Déménagerie, Anne de Malleray, commissaire de l’exposition et membre du collectif La Déménagerie et Noémie Sauve. Avec la contribution de Michel Pichon, taxonomiste, membre de la mission Deep Hope.
En latin, le mot admiratio désignait une forme d’émerveillement mêlée d’étonnement, point de départ, selon Aristote, de toute enquête philosophique. Aujourd’hui, le terme français a perdu ce double sens. L’émerveillement, associé à la naïveté et à l’enfance, est ainsi communément opposé à l’observation scientifique et au désir de connaissance. N’est-ce pas pourtant cet affect qui pousse certains humains à se passionner pour l’étude des milieux naturels et des autres vivants ? À partir du titre de cette exposition, nous discuterons de l’enjeu qu’il y a de tenir ensemble, sans les hiérarchiser ou les opposer, curiosité scientifique et expérience sensible ; et plus largement du rôle possible de l’art et de l’expérience esthétique dans le contexte d’une crise de nos relations au vivant.

©Noémie Sauve : Un protocole se base sur des colonies évolutives mobilisées, 2018, Tara Pacific, 9 x 14 cm, cuivre, argent, stylo et crayon. @Photo Katrin Backes

Les critiques nommés pour la 11e édition du Prix AICA France de la Critique d’Art sont : Pascale Cassgnau présentait « réservoir dogs portrait du metteur en scène en jeune chien/Une traversée en quelques films. Raphahël Cuir défendait le travail de Parya Vantakhah, Marion Daniel, celui de Charlotte Moth, Fanny Lambert concourrait pour Badr El Hammami, Eric Loret pour Mili Pecherer, Anaïs Montevecchi pour Noémie sauve, Fabien Simode choisit le thème de « la tempête chez les peintres Pauline Bazignan, et Vanessa Fanuele ».  Pierre Wat défendit l’œuvre de Pascale Consigny. Elora Weill-Engerer remporta la mise avec Les identités roms dans l’art contemporain.
Le jury était composé  cette année de : Bernard Blistène, historien de l’art et critique, président du programme « Mondes Nouveaux » et ancien Directeur du Musée National d’Art Moderne au Centre Pompidou, d’Eric de Chassey, historien de l’art et critique, directeur général de l’Institut national d’histoire de l’art (INHA), de Claire Moulène, critique et commissaire d’exposition, de Chiara Parisi, historienne de l’art, directrice du Centre Pompidou-Metz. Il était présidé par Jean-Marc Salomon, architecte de métier, collectionneur et fondateur, avec son épouse Claudine Salomon, de la Fondation éponyme pour l’art contemporain à Annecy.


*Biographie de l’autrice :  Anaïs Montevecchi est diplômée de l’École Nationale Supérieure d’Arts de Paris Cergy, guide-conférencière, critique d’art, enseignante et entrepreneuse culturelle, elle est fondatrice du « Décodeur d’art » et des « Galeries pour tous ». Elle conçoit également la médiation culturelle de divers lieux et évènements artistiques. Sa capacité à guider les publics à travers les méandres de l’art contemporain est plébiscitée par l’ICART-Paris, où elle enseigne, et l’ESCP-Europe, où elle est formatrice et membre de l’Art Thinking Collective. Aujourd’hui concentrée sur les activités artistiques du Grand Paris, et particulièrement du 93, elle souhaite utiliser le pouvoir militant de l’art pour accompagner les bouleversements idéologiques en cours. Anaïs Montevecchi a été chroniqueuse pour l’émission ART CLUB, rapportrice pour le salon Galeristes et jury du prix Young International Artists Bruxelles en 2016.

Voir ici la vidéo !

Visuel d’ouverture> Anaïs Montevecci, critique d’art, lors du prix AICA 2023 à l’INHA montrant le visuel des Cuirasses de doigts trempés de lave en ornements intouchables ou cueillette de lave, 2023 de l’artiste Noémie Sauve, photograhiées par Katrin Backes. Capture d’écran de la vidéo publiée par l’AICA France.

 

 

 

 

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