Le langage sans mots de Catherine Burki

A l’occasion de la publication de Territoires & Transitions, ArtsHebdoMédias met en ligne un texte fruit d’une rencontre avec Catherine Burki. Ce volume est le premier de la série Polymorphie dont la parution émaillera l’année 2024 (Bik & Book éditions). Pour tous ceux qui souhaiteraient découvrir ce dessin tout à fait exceptionnel, sachez que l’artiste sera présente à la 12e édition de DDessin Paris, du 21 au 24 mars. Elle vous attendra dans l’espace de la Galerie Cécile Dufay.

« Je suis née à Marseille en 1976. » Catherine Burki grandit un crayon à la main, de la musique plein les oreilles et des tableaux plein des yeux. L’ambiance est si inspirante que les trois enfants développent des pratiques artistiques. Ses frères choisissent la musique, elle le dessin. Peu importe que Catherine sache lire et écrire, elle dessine tout le temps. Le dessin sert à tout. « C’est un langage, un exutoire, une recherche aussi. » Alors qu’elle n’est encore qu’une enfant, ses parents décident de retourner sur les bancs de l’école. Son père entreprend des études de théologie, sa mère d’italien et de psychanalyse. Marseille, Lyon, Montpellier, Toulouse… Les déménagements se succèdent au rythme des remplacements effectués par le futur pasteur.
Grandir dans des presbytères fait prendre la mesure de la diversité humaine et sociale. A côtoyer l’aisance comme la pauvreté, la famille appréhende le monde sans préjugés et avec confiance. Une attitude dont Catherine Burki ne se départira jamais. Désormais à Paris, la jeune fille fait sa terminale au lycée Voltaire et obtient un bac littéraire. Exigeante depuis toujours, elle n’a jamais considéré son dessin suffisamment digne pour être accroché au mur. C’est donc en toute logique qu’elle ignore les conseils de ses parents et préfère s’inscrire en sociologie plutôt qu’en école d’art. Mais, buttant sur les statistiques, elle ne valide pas son diplôme. S’ensuit une période de transition, dont elle sort avec, dans la poche, un ticket d’entrée aux Beaux-Arts de Marseille et, dans les bras, Théo.

Une seule et unique chaussure tourne

Revenir au bord de la Méditerranée, c’est offrir à son fils une enfance proche de la sienne et de la nature tout en intégrant une des meilleures écoles d’art de France. Alors que le dessin demeure son medium de prédilection, Catherine Burki préfère intégrer l’atelier de sculpture d’Anita Molinero. Pas question de se laisser aller au confort de la feuille, la jeune artiste veut s’aventurer sur des terres inconnues, traduire sa pensée en volume. Le travail développé alors est minimaliste et le souvenir de ces années heureux. Pour son voyage d’études, elle troque l’azur marseillais pour le ciel de l’Est, sous lequel elle s’intéresse à l’histoire de la Hongrie et plus particulièrement à sa période communiste, incitée qu’elle est par sa rencontre avec le fils de Peter Esterhazy et celle à suivre de cette grande figure de la littérature hongroise, témoin indispensable de la vie politique de son pays. Dans une vitrine engrillagée, un plateau rond tourne dans le sens inverse des aiguilles d’une montre avec à son bord une seule et unique chaussure qui tourne le talon aux autres ! La scène mérite d’être filmée et de rejoindre la réflexion sur l’enfermement poursuivie depuis quelque temps, initiée peut-être par la lecture de Sartre, Nisan et Michaux. La vidéo fera partie des pièces présentées pour son DNSEP, obtenu en 2004.

Portrait de Catherine Burki par Jean-Robert Viallet.

Poursuivant sur ce thème, Catherine Burki décide l’année suivante d’investir le château d’If. Dans ce lieu fascinant, au large de Marseille, elle fait le lien entre la réalité carcérale de son époque et la fiction portée par le Monte-Cristo de Dumas. Dans le cadre d’un atelier d’écriture aux Baumettes, l’artiste incite des détenus à raconter leur quotidien. Ainsi, durant plusieurs semaines, les lettres s’accumulent. Elles seront lues en français, anglais, allemand, espagnol et italien aux visiteurs de l’exposition. Composée de boîtes aux lettres transformées en haut-parleurs, l’installation sonore diffuse alors la parole des prisonniers et réceptionne les mots ou autres plumes que les visiteurs laissent à leur intention. Des mots à dire au vent est complétée par plusieurs vidéos réalisées sur le chemin de la prison par le réalisateur Alain Philippe.
De retour en Hongrie, Catherine Burki se marie. Lui aussi crée. L’univers qu’elle fréquente est intellectuel et passionnant. Gaspar naît. Cependant Catherine peine à trouver sa place. Au Studio des jeunes artistes, à Budapest, elle rencontre la Finlandaise Sanna Harkönnen. Ensemble, elles réalisent, en 2009, Le Danube est tombé du pont, une performance pour laquelle elles mesurent avec du fil de fer, ou à coudre, plusieurs ouvrages urbains, tel le fameux pont suspendu de la capitale (en hongrois, Erzsébet). Le jour du vernissage, une danseuse relie un point de la galerie à un autre évoluant dans l’espace, comme dans la ville, ponctué des bobines enroulées du matériau ayant servi à chaque mesure.

Naissent alors des objets de transition d’un monde à l’autre

Le dessin, quant à lui, se poursuit dans la cuisine et attire l’œil de Maja et Reuben Fowkes, deux curateurs anglais. Ils invitent l’artiste à participer à une importante exposition collective au Musée Kiscelli, Les artistes étrangers à Budapest depuis 1989. Malgré ces rencontres, Catherine Burki ne se sent pas en équilibre. Elle décide de rentrer en France avec ses enfants et de recouvrer sa liberté. La période qui s’ouvre n’est pas de tout repos. Nous sommes en 2011, année qui voit débuter la série toujours ouverte, Territoires et transitions. L’artiste et le dessin s’affranchissent dans un même élan.
S’opère alors une transformation de la feuille, qui devient par découpage un volume, et du trait, qui se scinde à distance régulière au point d’évoquer un code. Les tirets apposés en plusieurs lignes parallèles parcourent de minces étendues de papier découpées pour former en creux des figures géométriques qui se déploient hors du mur et s’épanouissent comme sous l’effet d’un souffle. Objets de transition d’un monde à un autre, moyens d’une communication sans mots. Plusieurs expositions se succèdent et provoquent des rencontres au long cours, comme avec la critique d’art Marie Deparis-Yafil. Mais il y a urgence à trouver une source de revenus stable. La bohême n’est enviable que dans les chansons.

Territoires & Transitions. ©Catherine Burki, photo Michel Brack

De retour à Marseille en 2013, l’artiste vit et travaille dans un espace réduit. Il lui faut à tout prix développer une idée. Et pourquoi pas dessiner la maison des autres ? Album Domus voit le jour. Il ne s’agit pas seulement de croquer une demeure familiale dans les moindres détails pour exposer l’extérieur à l’intérieur, ou les dépendances dans le salon, mais également de réunir l’ensemble des planches en un ouvrage qui, une fois édité, pourra être offert à des proches. Si le projet atteint son but premier et permet également à Catherine Burki d’élargir son cercle de connaissances, l’envie de retrouver un atelier et un travail plus personnel ne la lâche pas. Une question la taraude toutefois : comment revenir sur la scène artistique ?
Rien de tel qu’un changement d’horizon pour remettre la « machine en route ». Se déroule alors l’épisode déroutant de la résidence Pomarkku, en Finlande. Totalement isolée à l’orée d’une forêt immense, l’artiste travaille en vue de l’accrochage qu’elle doit réaliser durant son séjour. Entourée par cette nature imposante, presque effrayante, elle tombe nez à nez avec un lapin géant de plus d’un mètre d’envergure. Fascinée mais perplexe, elle peine à le raconter quand une journaliste de la région lui demande s’il s’est passé des choses depuis son arrivée… Cette dernière cherche désespérément quelqu’un qui, comme elle, aurait vu la bête, histoire de contrer l’incrédulité de son entourage !

Mais le lapin reste dans l’encrier

Une plongée dans les contes finlandais s’impose mais de lapin géant, point. Les jours de grand courage, Catherine Burki s’enfonce entre les arbres en rangs serrés pour enregistrer les bruits de la nature. Et, dans l’ignorance de quelle bête XXL se promène ici, déclame haut et fort : « J’ai peur des ours ! ». Sur le papier, l’encre traduit les reflets de la forêt dans l’eau de la rivière. L’artiste s’essaie à la couleur, dessine au fusain puis ajuste à la plume. Une nature évanescente apparaît en plusieurs fragments prélevés. Quant au lapin de Gulliver, il restera terré dans l’encrier.
De retour en France, Marie Deparis-Yafil est la bonne fée, qui lance une invitation à participer au Grand tour, exposition du Centre d’art H2M, à Bourg-en-Bresse. L’artiste décide d’y présenter une imposante installation en carton découpé et pour remercier la commissaire lui apporte la dernière édition d’Album Domus réalisé suite à un appel sur les réseaux sociaux : « Envoyez-moi votre lieu de confinement ». La pandémie est en train de bouleverser le monde et cet album la vie de Catherine Burki. Sur les conseils de Marie Deparis-Yafil, l’artiste prend contact avec Eve de Meideros, la fondatrice et directrice artistique de DDessin, qui, de passage à l’atelier, ne s’y trompera pas et proposera à l’artiste, non pas de présenter les dessins de maison, si touchants soient-ils, mais un grand format de Territoires et transitions. En 2022, les dessins en volume de Catherine Burki seront récompensés par l’attribution du Coup de cœur de DDessin Paris.

Territoires & Transitions. ©Catherine Burki, photo Michel Brack

Pour la Saison du dessin 2021, au Mac Arteum, à Châteauneuf-le-Rouge, une série nouvelle orne les cimaises en regard du travail de Charlotte Pringuey-Cessac. La surface de bois est remplie de colle blanche sur laquelle Catherine Burki fait tomber de l’encre de Chine. Si le geste est dirigé, le noir se diffuse en toute liberté. Le résultat fait voyager l’œil d’une contrée à une autre, d’un temps à un autre. Ne serait-ce pas une laque chinoise ? Ou plutôt un fragment de dessin échappé de la Renaissance ? En même temps que l’encre, pénètre la lumière. Des paysages se dessinent tant à l’intérieur des découpes de bois que par leur assemblage. La série se nomme Fossiles d’encre. Pour cette exposition, Témoins à charge, l’artiste va également jusqu’à enfoncer une partie d’un mur pour reconstituer un territoire imaginaire en épinglant et associant morceaux de crépis et fragments de dessin. Catherine Burki aime travailler avec la mémoire, reconstruire des paysages, et, après avoir fait montre d’un geste expert, laisser faire.

Tandis qu’une géologie d’un langage oublié se forme

Les séries se suivent mais ne se remplacent pas. Chaque exposition est l’occasion de les renouveler ou de les accompagner. Territoires et transitions reste au cœur du développement de l’œuvre car tout n’est pas encore dit. A côté du dessin « aux sentiers qui bifurquent », pour emprunter à Borges, il y a des creusements extraordinaires. La feuille n’est plus découpée pour devenir une architecture aérienne au service d’un langage codé mais, superposée à d’autres, elle est le sol sur lequel se dépose un discours abondant et ramassé que l’artiste creuse en déchirant la matière et laissant apparaître des strates de plus en plus profondes. Telle une géologie d’un langage oublié que la lumière pare d’ombres mystérieuses.
D’un côté, il y a le déploiement, l’envol, la légèreté et de l’autre, la densité, la profondeur, l’introspection. De nombreux récits empruntent la forme pour exister. Catherine Burki souhaite pouvoir tout raconter sans avoir à y mettre des mots, permettre au regardeur de s’inventer des histoires guidées par la liberté ou l’empêchement, le confronter à différents modes d’existence. Elle fait la démonstration de l’unité dans la diversité, et suggère même que de la confrontation des contraires peut naître l’harmonie. Son travail est comme une immense métaphore de notre monde saturé d’une communication inaudible, déchiré jusque dans son cœur, mais dont la résilience demeure toujours possible.

Territoires & Transitions. ©Catherine Burki, photo Michel Brack

Pour l’exposition collective Mundo Combo, au Lieu Multiple, à Montpellier, Catherine Burki développe une nouvelle série à partir des Chroniques du XXe siècle, éditées en 1990 par les éditions Larousse. Alors qu’Internet n’avait pas encore fait florès, cette encyclopédie familiale, de quelque 4000 pages, avait l’ambition de raconter son siècle. Au sommaire, les crises, les conflits, les espoirs d’un monde chamboulé et l’annonce lapidaire de la destruction de la nature par l’homme. A la lecture de l’ouvrage, Catherine Burki est choquée par le bégaiement de l’histoire, la capacité d’oubli et d’ignorance des humains. Le désastre écologique d’aujourd’hui y est annoncé en toutes lettres. Qu’a-t-on fait en 30 ans ? Sur le mur du lieu d’exposition, des papiers déchirés portent des phrases choisies pour leur caractère intemporel et sont accompagnés par des photos découpées ou des scènes reprises en dessin. Tous les personnages ont le visage recouvert de fourrure. Aveugles qu’ils sont de leur propre nature.
De nature, il est également question avec FOXP2, un projet de disque vinyle, des sculptures et installations mettant en scène une collection de bandes sonores, paroles d’oiseaux humains dont l’intention est de « réduire les distances, faire grandir nos perceptions ». Vous vous souvenez ? Les premiers enregistrements datent de 2019 en Finlande, notamment réalisés au Kindergarden (jardin d’enfants). Pour Linnunlaulu, l’artiste associera la bande sonore des enfants de Pomarkku parlant le langage des oiseaux avec des images vidéo de leur forêt se reflétant dans l’eau. A Marseille, la même année (2019), Cui-cui propose aux visiteurs d’écouter Se souvenir des oiseaux, installés sur des tabourets disposés autour d’une branche morte ornée de papiers japonais linogravés. Les cris et chants ont perdu de leur pureté céleste mais l’oreille les perçoit néanmoins magnifiquement incarnés. Emis par huit pensionnaires de la maison de retraite La Roseraie, ils sont à la fois témoignage et complicité.

Sans jamais oublier de célébrer la nature dont nous sommes

En 2020, une série de cailloux de terre crue gravées, réalisée pour le projet Nomade de Charlotte Pringuey-Cessac, propose au public d’« activer les traductions humaines du pépiement ». Il s’agit alors de prononcer à haute voix les onomatopées inscrites sur les galets, d’y mettre des rythmes et des silences, voire de tenter de composer à plusieurs. Des ateliers sont alors régulièrement menés par l’artiste et certains donnent lieu à une nouvelle bande sonore, telle Pépier ! (2021) réalisée avec quatre jeunes membres de l’association marseillaise Apar-autisme. Dans tous les cas, les enregistrements relèvent d’une tentative joyeuse de paroles d’oiseaux humains, d’une célébration de la nature dont nous sommes.
Catherine Burki est toujours à Marseille. Elle travaille désormais dans un bel atelier lumineux et enseigne le dessin d’observation à l’Ecole de Condé. Théo et Gaspar ont grandi et le menuisier virtuose Florent Paget l’accompagne. Ils ont beaucoup de discussions philosophiques sur la notion de liberté et de libre-arbitre. Sur la possibilité, des êtres humains à circonvenir leur nature pour trouver, inventer, peut-être, un langage commun à tous et à l’ensemble du vivant. Soit l’intention secrète de l’œuvre de Catherine Burki.

Territoires & Transitions. ©Catherine Burki, photo Michel Brack

Infos pratiques> Territoires & Transitions, de Catherine Burki, est le premier volume de la série Polymorphie à paraître en 2024 chez Bik & Book éditions. Il est actuellement disponible auprès de l’éditeur en commande directe : biketbook@gmail.com. Site de l’artiste.
DDessin Paris, du 22 au 24 mars 2024, au Domus Maubourg, 29, boulevard de la Tour Maubourg 75007 Paris.

Image d’ouverture> Territoires & Transitions. ©Catherine Burki, photo Michel Brack