L’eau berce l’imaginaire des philosophes, des artistes et des écrivains depuis des millénaires. Elle incarne la vie, symbolise le renouveau et le mouvement. Les poètes s’enivrent de sa fluidité et de sa vivacité, tandis que les peintres captent les reflets fugaces à sa surface. Tour à tour, calme miroir du ciel, torrent impétueux déchirant les paysages, ou encore océan tumultueux, l’eau est protéiforme. Elle crée l’univers, devient déluge, engloutit terres et navires, ou se dépose simplement en rosée sur un pétale de fleur. La toile du peintre la métamorphose en paysages où le bleu du ciel se fond dans le vert des profondeurs, où les vagues ondulent sous la caresse du vent, où le radeau de la Méduse dérive à jamais. L’eau suscite la contemplation, mais aussi le frisson de l’aventure et de l’inconnu. L’histoire de l’humanité n’a pas une héroïne plus puissante et fragile à la fois. Pour les premières Conversations sous l’arbre de 2024, le Domaine de Chaumont sur Loire invite l’écrivain et académicien, Erik Orsenna, l’hydrologue Charlène Descollonges, le paysagiste Bas Smets et l’artiste Fabien Mérelle à partager leurs Histoires d’eau. A cette occasion, le dessinateur, qui prépare une exposition à Hong Kong à la galerie Malingue, nous parle du travail qu’il a entrepris voilà huit ans à la pointe de Gatseau, sur l’île d’Oléron. Là où, peu à peu, l’océan fait reculer la forêt, il vient au petit matin capturer des images propres à engendrer des dessins-passerelles, trait d’union entre ce que nous voyons et la réalité.
ArtsHebdoMédias. – Quel est votre rapport à la nature ?
Fabien Mérelle. – C’est avec la nature que je me suis construit. J’ai grandi à côté d’un petit bois, sorte de modeste réserve naturelle consentie dans un territoire de banlieue parisienne. Très jeune, j’allais m’y cacher. Il me servait d’échappatoire. J’ai grandi avec ses arbres et j’y étais tellement attaché que nous en avons finalement prélevé un pour le planter dans notre jardin ! La forêt était pour moi un horizon, un endroit de silence où je pouvais me réfugier et me sentir tranquillement accueilli. Avec les copains, nous y faisions des incursions nocturnes pour nous faire peur. J’ai un souvenir très vif d’une fois où ayant touché un arbre, je me suis senti gagné par une grande sérénité. A son contact, toute crainte s’était évanouie. C’est là que j’ai eu le sentiment d’une sorte de coévolution, de parcours parallèle. Cette forêt, qui était en quelque sorte adolescente, poussait comme elle pouvait, ses arbres se tordant parfois pour trouver la lumière. A l’époque, c’est ainsi que je me sentais. Il me faut également évoquer d’autres paysages marquants, ceux de ma famille. Du côté de mon père, les openfields du nord, que j’ai toujours associés au vent et à des ciels de mer en pleine terre. Du côté de ma mère, les Abruzzes, ses montagnes et sa nature préservée. Nos loups européens en viennent et Ovide y est né. J’ai grandi avec ces récits-là et de nombreuses questions sur la nature de l’homme, cet animal hybride à la merci de ses passions, qui plutôt que de l’éloigner de la nature l’en rapprochent. C’est comme ça que je lis Ovide, que je perçois ce que je suis. Il ne s’agit pas d’une réflexion théorique mais d’un sentiment profond.
Quelle a été la place de l’art dans votre enfance ?
La pratique du dessin a été pour moi un langage. Alors que la plupart des enfants délaissaient le dessin pour se diriger vers l’écriture, moi, j’ai continué car, de ces deux modes d’expression, le dessin était celui qui m’apportait le plus de satisfaction. J’éprouvais un très grand plaisir à dessiner ce qui m’entourait. Peut-être était-ce un moyen de mettre un écran entre moi et cette réalité que j’essayais de comprendre ? Mais je dois vous raconter une anecdote fondatrice. En CM1 ou CM2, une instit’ nous a demandé de dessiner un arbre et celui d’une de mes camarades était magnifique. J’ai été extrêmement jaloux de l’arbre de Marion, car il était tel que j’aurais aimé le réaliser. Fantastique ! J’avais compris le pouvoir d’un dessin, non pas en regardant celui d’un grand maître de l’histoire de l’art mais celui d’une enfant. Ce qui m’a probablement autorisé à avoir envie de faire mieux.
Comment en êtes-vous arrivé à vous dessiner dans la nature ?
Au commencement, il y a eu l’animal ! Je cherchais comment exprimer les passions. Plutôt que de percevoir les différences qui existent entre lui et moi, j’ai toujours préféré m’attarder sur ce qu’il m’apprend. L’animal n’est pas un étranger, il est une source d’enseignement. Dessin après dessin, sa présence a fait naître une mythologie personnelle, sorte de décryptage des sujets qui m’habitaient. Puis, j’ai déménagé à Tours. Extrêmement sensible à mon environnement, j’ai été totalement dépaysé. Les essences d’arbre, le fleuve, la couleur de la terre, les nuages… rien ne ressemblait à ce que je connaissais. Comme à mon habitude, le dessin a été ma manière d’apprivoiser mon nouvel environnement, d’apprendre à le connaître. J’ai d’abord écumé les rives de Loire, puis mes explorations ont suivi des cercles concentriques de plus en plus grands. Au début, je me sentais un peu paumé. Il me fallait faire miens ce fleuve et ses îles qui apparaissent et disparaissent au gré des crues et décrues. Une fois encore, il me semblait que la nature m’offrait un scénario proche de mon état intérieur. Par moment, tout est possible. C’est l’été, l’eau est basse, l’île est gigantesque et s’offre tel le royaume de tous les possibles. Puis, c’est l’hiver, l’eau monte, et de l’île il ne reste qu’un arbre assailli par les flots. C’est ce que je suis.
Comment cela se traduit-il dans vos dessins ?
L’un des premiers dessins de cette période montre mon personnage sur une île sans pour autant que l’eau apparaisse. Elle est le vide, elle existe par son absence. C’est ce que j’ai appris en Chine lors d’une résidence alors que j’étais encore aux Beaux-Arts de Paris. Un jour que j’étais en montagne avec un maître, ce dernier a dessiné en noir une scène de forêt avec une petite fille en robe rouge et m’a demandé de décrire ce que je voyais. J’ai suggéré une petite fille apeurée et perdue, comme s’il s’agissait d’une image sortie des contes de Perrault… Réponse : « Si j’ai peint la robe en rouge, c’est pour que les arbres deviennent verts ». Ce jour-là, j’ai appris que ce qu’on voit dans l’image n’est pas forcément ce qu’on décrit. Il est parfois plus fort de faire exister les choses sans les montrer. Si je fais bien mon travail, ce que je ne décris pas apparaîtra néanmoins dans le cerveau du regardeur et le sentiment provoqué n’en sera que plus fort. Ainsi, les flots auront bien plus de force que tous ceux que j’aurais pu dessiner. En Chine, j’ai compris que l’homme est une petite chose dans le paysage. Un enseignement que je tente de transmettre depuis mon arrivée en Touraine, il y a 12 ans.
L’eau est au cœur de vos dessins les plus récents. Pouvez-vous nous raconter comment vous vous êtes retrouvé si souvent en pyjama de bon matin à la Pointe de Gatseau ?
En bon animal, j’ai suivi la piste de l’eau ! C’est la Loire qui m’a amené jusqu’à l’océan. Je suis allé au plus proche de chez moi, à moins de trois heures de Tours, jusqu’à la Pointe de Gatseau sur l’île d’Oléron. Au début, je n’ai pas compris tout de suite ce que je voyais. Face à l’océan, se dressait une multitude de cabanes en bois flotté. J’ai commencé à dessiner des scènes dans lesquelles j’apparaissais seul ou avec ma famille. Il s’agissait de jouer avec l’idée du nid et le concept de construction. Pour arriver dans ce lieu, il fallait marcher, connaître les heures de la marée, parfois tomber dans l’eau. L’expérience du paysage était alors physique. Une fois sur place, je me mettais en scène avec mon pyjama, qui est la signature de mon personnage, dans ce paysage grandiose baigné par l’océan, rendu étrange par les constructions en bois flottés, mais aussi par la présence d’une frêle forêt. Entre sable et ciel, j’essaie de raconter ce que je vis, ce que je suis, mais aussi ce que vit ce territoire. Et au fur et à mesure des années, l’océan m’est apparu différemment. J’ai perçu que le lieu était en train de disparaître à cause de la montée des eaux et que les cabanes n’existaient que grâce à la disparition des pins plantés-là pour retarder l’inexorable. Brûlés par les embruns, privés de leur sol par les attaques répétées des vagues et du vent, les arbres sentinelles tombent petit à petit. Ce que vit ce petit bout de terre et de sable n’est pas différent de ce que vivent toutes les côtes de par le monde. Mes dessins témoignent de cette prise de conscience. Ils documentent ce phénomène.
Comment vous y prenez-vous ? Que fait votre personnage ?
Mon personnage grimpe aux arbres le plus haut qu’il peut pour essayer, comme le Petit Poucet, de voir ce qui pourrait arriver, mais aussi d’échapper à cette montée des eaux et de continuer à faire corps avec cette nature et ce paysage en voie de disparition. En huit ans, de nombreux changements sont intervenus. La forêt recule, certains arbres sur lesquels je suis monté sont désormais sous les flots. Même les bunkers, vestiges apparemment indestructibles de la Seconde Guerre mondiale, sont en train d’être recouverts par l’océan. Des gens de l’ONF m’ont dit que la Pointe de Gatseau allait d’abord être coupée de l’île avant d’être totalement submergée. Sort que subira aussi l’intégralité de l’île d’Oléron. La fascination qu’exerçait ce paysage intrigant s’est mué en une conviction : il fallait documenter le phénomène et tenter de retenir ces lieux qui s’en allaient. Si l’eau n’était pas présente au début, elle se devait d’apparaître. Un dessin résume très bien la situation : au milieu d’une étendue immense, mon personnage se tient sur le toit d’une cabane attaquée par les vagues. Sur place, restent des silhouettes, des arbres amputés aux racines dénudées, dressés avant que leur souche ne bascule. Il faut imaginer que ces arbres étaient à plusieurs centaines de mètres de la mer. Désormais, ils sont dedans.
C’est la première fois que vous dites de vos dessins qu’ils documentent un événement. Mais ils ne sont pas des dessins d’observation. Pouvez-vous expliquer le protocole utilisé.
La photographie fixe l’idée du futur dessin. Cela pourrait alors s’apparenter à une forme de performance même si je suis à peu près le seul à y assister ! De temps en temps, il y a des promeneurs ou des sportifs qui voient un mec en pyjama sur la plage se prenant en photo mais c’est assez rare ! Au début, je ne voulais pas avoir de retardateur en main, donc je le posais sur l’appareil photo et… je courrais ! Ce qui rendait la scène très burlesque et me plaisait beaucoup mais m’empêchait aussi de réussir certaines images qui nécessitaient du temps. Je faisais souvent plusieurs tests, me plantais et recommençais… C’était très physique. J’ai fini par prendre une télécommande pour obtenir l’image la plus proche de ce que je voulais dire. Ainsi j’ai pu grimper tout en haut des arbres. Quand on dessine quelque chose qu’on a vécu, on continue à le faire exister. Avant, mes dessins étaient comme des juxtapositions de plusieurs photos, sorte d’agrégat d’événements. Aujourd’hui, il en va différemment. Chacun d’eux est un moment que j’ai vécu. Le soleil sur ma peau, le contact de l’arbre… Je revis cet instant-là. Le rapport au dessin change. Là où la situation était une pure création, il y a aujourd’hui le témoignage de quelque chose qui a existé. Il faut préciser également que l’intérêt de faire devenir œuvre les photos que je prends se trouve dans les choix que j’opère. Vais-je montrer l’arbre, l’eau, les deux ou autre chose encore ? Dessiner me permet de mettre le curseur où je veux dans l’image.
Avoir découvert que la Pointe de Gatseau est en train de disparaître semble vous avoir obligé à témoigner et à mener une action de sensibilisation auprès du public sur les dangers qui menacent nos territoires. Pensez-vous que l’art se doit d’être engagé ?
Je ne sais pas si un art peut être désengagé. Je ne sais pas ce que c’est qu’un artiste qui ne s’engage pas. Mes sujets s’imposent. Je porte des images, si je ne les fais pas, j’implose. Je pourrais très bien montrer mes dessins sans dire ce qu’ils revêtent. Mais il faut porter son travail, l’amener à la compréhension d’autrui même si je n’ai ni l’audace ni l’orgueil d’imposer mon regard et d’obliger chacun à ne considérer mes dessins que sous un certain angle. Je sais bien que là où je documente un espace qui disparaît, décris à travers un paysage une urgence climatique, essaie de fixer un processus en cours, certains ne verront qu’un type en pyjama sur du sable entouré d’eau. Et pourquoi pas ? Mais je sens qu’il est de ma responsabilité de relater ce que j’ai vécu et compris. Il y a d’un côté l’image qui m’habite et de l’autre ce que j’en dis. Si pour certain l’art se doit d’être hors-sol, en dehors du temps, je n’y vois aucun inconvénient mais en ce qui me concerne ce n’est pas possible.
Qu’est-ce que dessiner vous apprend ?
J’apprends énormément en dessinant ce qui m’entoure. Peindre l’eau, par exemple, oblige à passer par plusieurs étapes avant de toucher au but. Il faut résoudre un casse-tête et y prendre plaisir. Par quels moyens vais-je pouvoir rendre la complexité de la nature ? Alors que, bien sûr, je suis à des années-lumière d’être en mesure d’y arriver. Je me pose tout le temps des questions sur la structure des choses et comment elles nous apparaissent. Qu’est-ce que décrire un objet sous la lumière ? Pourquoi la ligne qui est la plus proche d’elle est plus fine que celle qui est dans l’ombre ? J’apprends en regardant les dessins d’autres artistes mais aussi en regardant les choses autour de moi. Car la réalité est un génial réservoir dans lequel il est possible de piocher. C’est comme redevenir un enfant découvrant les merveilles qui se cachent dans le grenier de ses grands-parents. Mes dessins sont des passerelles vers cette réalité qui s’offre et parfois s’enfuit.
Contact> Les Conversations sous l’arbre, Histoires d’eau, les 11 et 12 avril 2024, au Bois des Chambres, Domaine de Chaumont-sur-Loire. Les expositions de la Saison d’art sont visibles jusqu’au 27 octobre. Site de l’artiste.
Image d’ouverture> Photographie préparatoire à un dessin prise par l’artiste à la pointe de Gatseau.©Fabien Mérelle