Comment réconcilier la dimension figurative et symbolique de la représentation du corps avec les codes du minimal art ? Tel est le défi relevé par Florence Giroux Gravel avec EARS, à Sorbonne Artgallery. La galerie d’art contemporain de la Sorbonne, située dans le cœur historique du cinquième arrondissement parisien, confirme son engagement en faveur de la jeune création internationale en recevant l’artiste canadienne jusqu’au 2 avril.
D’emblée le visiteur est convié à un voyage dans le temps. L’entrée se fait au 12 place du Panthéon, ouvrant sur la cour spacieuse d’un édifice du XVIIIe siècle de l’architecte Jacques Germain Soufflot. L’accès à la galerie conduit ensuite dans les bâtiments de la seconde moitié du XIXe siècle de Louis Ernest Lheureux, dotés d’une armature métallique, du même type que les structures Eiffel, lui conférant une dimension monumentale. Au sein de cette université mythique, la Sorbonne Artgallery initie un dialogue de temporalités.
Installé par Florence Giroux Gravel, EARS se situe entre sculpture, installation et composition dans une dimension quasi picturale. La série d’oreilles de verre incolore disposées sur des panneaux de Plexiglas noir forme une suite de neuf bas-reliefs tandis que les différentes combinaisons établissent un jeu de contrastes entre le fond sombre et le verre plus ou moins poli et plus ou moins empreints des reflets blancs de la lumière naturelle.
Avec cette exposition, les murs revêtent des oreilles comme pour illustrer le besoin toujours actuel de se faire plus attentif aux rumeurs du passé et à ce qu’elles pourraient nous enseigner sur le présent. Un dialogue des époques, qui passe aussi par un dialogue de styles. En effet, l’éclectisme fastueux de la Galerie Soufflot accueille avec EARS, une création dont l’éloquence est basée sur l’économie de moyens. Au caractère bavard de l’architecture, est opposée l’expressivité muette de tableaux attentifs et sensibles, pleinement à l’écoute de ce qui les entoure. Les palmettes, rinceaux et ornements en tous genre trouvent un contrepoint inattendu dans ce flot noir constellé d’organes de verre comme un ciel nocturne le serait d’étoiles.
L’œuvre de Florence Giroux Gravel évoque le minimal art (art minimal), une appellation née en janvier 1965 de la plume du philosophe britannique Richard Wollheim (1923-2003) dans la revue Arts Magazine. Abstraction, géométrisation et répétition sérielle de structures simples sont autant de caractéristiques de ce courant repris dans le travail de la plasticienne canadienne. Si l’œuvre vérifie l’expression de l’architecte allemand Ludwig Mies van der Rohe (1886-1969), “Less is more” (« Moins c’est plus »), elle rend également hommage à des artistes majeurs du mouvement comme Donald Judd (1928-1994), Robert Morris (1931-2018) et Dan Flavin (1933-1996).
Propos à nuancer toutefois car l’intervention de Florence Giroux Gravel n’est pas nécessairement réduite à son minimum. Pour EARS, l’artiste a modelé des oreilles dans de la cire pour créer ensuite les sculptures de verre. Ici, la main de l’artiste, dans une conception quasi-démiurgique, est présente et observable au premier coup d’œil. De plus, le caractère figuratif déroge avec l’austérité du premier minimalisme. La dimension organique de l’œuvre l’orienterait donc davantage vers le post-minimalisme, avec des figures comme Eva Hesse.
Entre minimalisme et reconquête de la trace de la corporéité dans l’objet d’art, la série EARS décline une multiplicité de possibles. Disposées sur des panneaux, tels des motifs sur une peinture, les oreilles renvoient à une dimension synesthésique. Mais qu’advient-il lorsque nous observons un organe, lui-même semblant nous écouter ? Quel bruit fait le regardeur face à l’œuvre ? Les frontières sensorielles et perceptuelles se brouillent. À ces questionnements, s’ajoute l’enjeu de l’espace, de l’aspect sculptural de ces pièces, qui vient complexifier l’apparente planéité des compositions. Nous sommes sans cesse perdus entre l’espace frontal de celles-ci et la sensualité tactile des oreilles disposées tels des bijoux ou à des mets célestes.
Avec cette série profondément polysémique, Florence Giroux Gravel questionne les notions de support et de répétition, cherche à nouer, avec une exploration des matériaux, un dialogue avec l’histoire de l’art contemporain et vise aussi à réaffirmer la place du corps dans l’espace avec une forte sensibilité scénographique marquée par une esthétique minimale.
A propos de Florence Giroux Gravel> Diplômée de l’École des arts de la Sorbonne, rattachée à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Florence Giroux Gravel a également étudié à l’Université de New York. Artiste multidisciplinaire, elle vit et travaille aujourd’hui à Québec, au Canada. Elle a exposé au Canada, aux États-Unis, en Islande et en France, notamment à la Galerie CarvalhoPark, à la Foire Plural, à la Foire Papier, au Musée Marius-Barbeau, à la Galerie AMF et à la Galerie Bernard. Ses œuvres font partie de collections privées et d’entreprises, dont Claridge Inc. et Ubisoft. La plasticienne est récipiendaire de trois bourses Première Ovation (CALQ, Manif d’art, Ville de Québec), une en Mentorat en Art Public (2020) et deux en Recherche et Création (2022 et 2023). Elle fait partie du Dossier des artistes de la Politique d’intégration de l’art et de l’architecture du Québec (1%).
A propos d’Elio Cuilleron> L’auteur de ce texte est critique d’art et curator. Diplômé de l’École du Louvre, il a travaillé au comité de rédaction de The Art Newspaper et est aussi membre du blog Contrastes, autour du cinéma d’auteur international.
Infos pratiques> EARS, Florence Giroux Gravel, du 26 février au 2 avril 2024 à Sorbonne Artgallery, place du Panthéon, Paris.