Les Tanneries, à Amilly, accueillent actuellement Multimondes multiples de Clément Bagot. Dans la Galerie Haute du centre d’art, sont déployés dessins, microarchitectures et sculptures grand format réalisés au cours des dix dernières années ainsi qu’une pièce hybride créée pour l’occasion. Explorant les concepts de l’éphémère et du changement, l’artiste met en lumière la fragilité de notre environnement et notre relation à lui. L’exposition est à découvrir jusqu’au 5 mai.
Artiste atypique, Clément Bagot est sans aucun doute un rêveur. Ou bien probablement davantage un explorateur, promeneur insatiable toujours à la recherche de nouveaux mondes. Un utopiste en somme, qui aime par l’art s’évader, que ce soit à travers la douceur aiguisée de ses dessins ou l’esprit de ses sculptures qui tels des vaisseaux futuristes nous transportent vers d’autres galaxies. Un présent bien en marche qui nous parle d’aujourd’hui tout en ayant soin de toujours nous transporter plus loin ailleurs.
Le ton est donné, les cartes dès l’entrée distribuées de cette volonté de Clément Bagot de nous inviter à déambuler et nous perdre à travers cette multitude d’œuvres qui semblent flotter, comme suspendues dans la blancheur de la Galerie Haute des Tanneries. Au total, plus d’une cinquantaine d’œuvres toutes en extrême connexion comme peuvent l’être les arbres au cœur d’une forêt. L’œil hésite, de l’arachnéenne toile de bois qui dès l’entrée nous accueille telle une boussole, à l’obsessionnelle précision des dessins qui s’étalent au loin sur les murs. Et que dire des sculptures maquettes, comme les nomme l’artiste, qui semblent, elles, se mouvoir, se déplacer au gré de notre avancement, se transformer même selon notre point de vue, architectures complexes et par endroits pénétrables qui nous plongent dans un monde habité de nos propres fantasmes. Humains, extra-humains… nous voilà bel et bien dotés d’une vision augmentée, d’une synesthésie nouvelle qui nous ouvre les portes d’un univers jusque-là inconnu, tels de vieux enfants qui retrouveraient un terrain de jeu oublié et devenu beaucoup trop grand.
Mais revenons à ses dessins, qui à distance peuvent sembler tout à fait abstraits, alors qu’en s’en rapprochant ils nous évoquent inlassablement d’imaginaires cartographies capables de donner l’impression d’avoir déjà vu, peut-être même traversé les contrées qui s’y dissimulent, aussi énigmatiques qu’inatteignables. Le trait en est concis, méticuleusement apposé et répété, la concentration des signes rassemblés révélant par les jeux de vide et de plein les motifs d’un décor qui a du mal à s’affirmer, à moins de n’y revenir à plusieurs reprises. Pas si loin d’une forme d’art brut, nourrie par l’obsession qu’il peut y avoir à laisser l’œuvre se dérouler au fil de la pensée, à s’obstiner à dessiner jusqu’à vouloir s’y perdre. Tous ces paysages semblent d’ailleurs ne faire qu’un, éléments d’un tout initié il y a maintenant plus de 10 ans, que Clément Bagot poursuit inlassablement et s’entend à nourrir presque chaque jour de sa vie d’artiste ascétique, à l’image d’un lissier réjoui de s’atteler à un métier plus grand que lui.
L’univers graphique comme sculptural de Clément Bagot représente l’archétype de notre société, une fuite en avant vouée à nous projeter dans un monde idéalisé, totalement recomposé, hybride de nature et d’architecture, qui ressemble davantage à un espace mental qu’à une réalité présente ou future. Derrière l’expérience immersive qu’il nous propose, les jeux sont faits, de sa cartographie à l’infini qui interroge davantage le cosmos que notre planète Terre, en passant par ses maquettes aux formes aériennes, qui tels de véritables vaisseaux spatiaux nous promettent de très lointains voyages. Parsemé de microarchitectures, frêles et fragiles assemblages mêlés de verre, plexiglas, superpositions de pièces métalliques et armées d’agrafes… le multimonde qui s’offre à nous, invite à entrer mentalement et physiquement dans l’œuvre ici déployée. Le spectateur devient acteur, participant de l’installation et de ses extensions, prêt à trouver refuge dans telle carapace géante, se perdre dans les dessins qui partout encadrent l’espace, ou encore à pénétrer du regard l’intérieur de quelques-uns des habitats futuristes suspendus, comme temporairement stationnés sous la charpente de la Galerie Haute.
Jouant sans cesse avec les échelles, il est clair que Clément Bagot a l’art de transformer l’espace en un corps imaginaire, une œuvre fluide et littéralement protomorphique qui semble en éternelle mutation, toujours prête à s’étendre et envahir les lieux. Fortement influencées par la science-fiction et le cinéma d’anticipation (on pense bien sûr aux romans de Jules Verne, mais aussi aux films de Spielberg ou Lucas), les hybridations qu’il s’amuse à composer, qu’elles soient planes ou en 3D, ont le pouvoir d’échapper à toute notion de temps, nous donnant l’illusion de simplement flotter ainsi libérées de tout point d’attache et de toute occurrence. Monde multiples ou multimonde, là est toute la question qui nous est posée, préquel récurrent d’un ouvrage depuis longtemps déjà en perpétuel mouvement et constante réflexion. Une aventure artistique des plus étonnantes, à découvrir d’urgence et à suivre puisqu’elle ne fait sans doute que commencer… ou plutôt éternellement recommencer !
ArtsHebdoMédias. – Votre parcours est quelque peu atypique. Comment en êtes-vous venu au travail plastique développé aujourd’hui ?
Clément Bagot. – Passionné de dessin et nourri à la bande dessinée, je n’ai pas été attiré, plus jeune, par les Beaux-Arts dont je trouvais la formation quelque peu complexe, sans doute trop conceptuelle pour moi. Je souhaitais rentrer dans une des écoles d’arts appliqués parisiennes, et me suis retrouvé un peu par hasard au Studio Berçot. J’ai eu la chance de plonger dans ce milieu de la mode à une époque incroyable, celle des années 1990, riche en création, et ai pu rapidement faire des stages chez Mugler, Montana, Jean-Paul Gaultier… une nouvelle génération qui s’apprêtait à révolutionner la profession. J’ai travaillé 3-4 ans dans ce milieu comme styliste accessoiriste, avant de m’en éloigner pour poursuivre une carrière dans les ateliers d’effets spéciaux. Un milieu incroyable où tout semblait permis et où j’ai pu apprendre toutes les bases qui alimentent aujourd’hui mon travail de sculpture. J’étais très cinéphile, fan de Fritz Lang et de l’expressionnisme allemand, de Kurosawa également, et puis Spielberg, Cronenberg, Kubrick bien sûr et son 2001, l’Odyssée de l’espace, que je classe au-dessus de tout, avec Moebius et ses multi-univers ! J’ai tout appris de ces années de bricolage, d’inventions en tout genre, et d’urgence à créer des formes, et mes sculptures maquettes doivent beaucoup à cette formation tout à fait hors normes. J’ai toujours l’impression de travailler de façon très barbare, dans un certain désordre, et en ne respectant pas les règles. C’est ce mode de pensée et de construction qui influence ma création encore aujourd’hui.
Vos dessins ressemblent autant à de véritables cartographies qu’à de subtils paysages mentaux. Ils pourraient être assimilés, à travers la répétition du geste, à de l’art brut. Comment les concevez-vous ?
Quand j’ai décidé de me consacrer à mon travail personnel, j’ai commencé par dessiner. D’abord des grands formats allant jusqu’à 7 m de long, que je n’ai jamais montrés encore, avant de passer à des formats plus petits. Dans tous les cas, me lancer dans chaque nouveau dessin est un acte totalement improvisé. Je me souviens même rarement de l’endroit où j’ai commencé. A contrario, je détermine au préalable dans quelle direction je veux aller, du type de dessin dans lequel je me lance, imaginaire, microscopique ou satellitaire. Mais sinon, il n’y a pas vraiment de protocole. Je me laisse aller dans le geste et sa répétition, le remplissage de la surface. Cela provient, je pense, de ma découverte de l’art à travers la visite des musées et de l’architecture. J’ai toujours été ému par mes grandes œuvres, que ce soit la Tapisserie de Bayeux, la Bataille de San Romano de Paolo Uccello… mais incapable de pouvoir en appréhender et comprendre la composition au premier regard. C’est la même chose devant une sculpture de Giacometti. Il y a une vraie complexité à pouvoir s’emparer de l’ensemble d’une œuvre, ce rapport parfois inversé entre le socle et la sculpture, de pouvoir en apprécier l’origine comme la signification.
Pour moi, chaque dessin représente une aventure en soi, avec la volonté de ne jamais se répéter mais de pouvoir insuffler un mouvement et une composition spécifiques à chaque nouvelle création. J’aime privilégier l’improvisation, éviter les règles ou tout protocole, pour toujours me laisser la liberté d’avancer sans vraiment savoir où je vais. J’admire pour cela l’œuvre d’Augustin Lesage, figure majeure de l’Art brut, les compositions de Paul Klee, et encore davantage le travail du Douanier Rousseau, artiste autodidacte, qui s’est construit lui-même en dehors de toutes les règles. Difficile de savoir où il va, tout est rempli, foisonnant, on se perd dans le foisonnement de ses tableaux ! C’est aussi bien sûr ce que je retrouve et aime dans les BD de Moebius ou Blanquet. Cette saturation dans l’espace défini par le dessin.
Pour ma part, et particulièrement pour les grands formats, je commence à entrevoir à un certain moment, après m’être laissé aller, la solution graphique qui va me permettre de définir la composition voulue. Au 2/3 de l’œuvre, j’ai souvent besoin de la laisser reposer, avant de la reprendre ensuite pour la terminer. Le choix qui reste primordial dans mes dessins est la question du relief, celui des zones transitaires et du comment et quand changer de textures. C’est une problématique que l’on retrouve dans la BD où l’on débute toujours à la plume par les valeurs noires avant de compléter chaque case, ou encore dans la gravure et le fameux passage de la pierre. Je me suis toujours intéressé à ce phénomène d’écrasement de la feuille par la plaque qui donne des valeurs de noir incroyables, impossibles à reproduire en dessin, même en travaillant à l’encre comme je le fais. Dans tous les cas, je privilégie une certaine régularité dans la répétition des traits, en travaillant à la plume, et au stylo à pointe tubulaire (type Rotring), le mixte des deux me permettant d’alterner des zones différenciées qui vont permettre d’élaborer cette fameuse composition et ces jeux de relief.
Comment est né votre travail de 3D qui s’apparente davantage à des maquettes qu’à de la sculpture à proprement parlé ? Et quel est le lien entre votre univers graphique et votre travail de volume ?
En sortant de mon passage dans les ateliers d’effets spéciaux, j’ai eu l’opportunité de travailler à La Source, l’association créée par Gérard Garouste. J’y ai accompagné pendant quelques mois les enfants en leur enseignant le dessin, et c’est dès ce moment que j’ai ressenti le besoin de travailler le volume, avec des envies d’architecture. Je suis reparti des courbes de niveau et des cartographies traditionnelles, et me suis amusé alors à associer des matériaux composites, en les accumulant en de petites constructions que j’ai nommé mes Microarchitectures ou Microcosmes. C’était pour moi une façon très directe de passer de la 2D à la 3D de manière un peu improvisée. J’ai commencé par des petits habitats futuristes qui sont devenus au fil du temps de véritables architectures enrichies d’accolements et autres excroissances. Puis j’ai procédé de manière rhizomatique en considérant que l’architecture s’est développée en analogie parfaite avec la nature et le corps humain. Il n’est qu’à voir l’École de Chicago pour laquelle tout repose sur une structure métallique (le squelette) recouverte d’une enveloppe de briques (la peau). Mes sculptures explorent toujours aujourd’hui cette même topographie que l’on peut retrouver dans le corps humain, la nature ou les bâtiments qui parfois nous entourent. Les vaisseaux ou carapaces flottantes qui envahissent l’espace de la Galerie Haute ne sont autres que des habitats, quel qu’en soit le rapport d’échelle. Ainsi j’ai dimensionné ma dernière œuvre, Tegmentum, réalisée spécifiquement pour l’exposition, de manière à pouvoir y pénétrer, presque s’y glisser comme un exosquelette. Elle reprend l’architecture des bunkers et c’est la première fois que je suis passé par une étape maquette car il fallait en étudier la structure afin qu’elle soit sinon habitable, pénétrable. Habituellement, je travaille directement à l’échelle 1, quitte à arracher, décomposer, recomposer la forme initiale, de manière un peu chaotique comme on le fait souvent sur un prototype ou une maquette 3D. Dans ce cas précis, je suis parti de l’observation du cerveau, dont le titre est inspiré, avec la volonté de réfléchir à la notion de protection, et elle a été travaillée avec un menuisier et pensée comme une véritable architecture. Je m’étais tout de même donné un peu de liberté quant à la réalisation de la coque qui a été finalement réalisée en trois couches en partant de l’extérieur vers l’intérieur, petit défi technique mais belle métaphore à la perfection de notre boîte crânienne. J’ai aussi procédé de la même façon pour la sculpture Entre deux commandée par Emerige pour un de ses immeubles du 17e arrondissement de Paris. Impossible d’improviser ce genre d’ouvrage disposé dans l’espace public, même si j’essaye toujours de préserver une petite part de liberté dans la finalisation de l’œuvre.
En tant que spectateur, on a tendance à se projeter dans vos installations pour en devenir acteur. Y a-t-il dans la genèse de votre travail, la volonté d’un processus immersif et/ou l’idée d’une forme de narration ?
Toute exposition doit, de mon point de vue, rester avant tout une proposition pour le spectateur. Je cherche de manière inconsciente à ce que les visiteurs puissent être en osmose avec mon travail, mais je me refuse à les orienter d’une quelconque façon. Je préfère suggérer, questionner, inviter à découvrir, ce qui relève pour moi de l’intemporalité de l’art. Dans le cas précis de cette exposition, j’avais la chance d’avoir un espace de 600 m2 pour m’exprimer, et j’ai bien sûr cherché à faire dialoguer tant les œuvres entre elles, dessins avec sculptures, qu’avec le lieu lui-même. J’ai d’abord réfléchi à disposer les 2 sculptures de plus grand format, Tegmentum et Passage pour ensuite construire un parcours qui tienne compte des échelles. Ainsi s’est imposé le cabinet de dessins, et la position des microcosmes dans la partie basse de la galerie. La narration s’est faite très naturellement, dictée par l’espace et l’expression intrinsèque des œuvres. Les dessins éclairent les murs, les microcosmes créent le relief, et les vaisseaux créent une impression d’apesanteur invitant le spectateur à un voyage à travers l’ensemble des créations. L’effet est aussi bien sûr renforcé par le grand nombre d’œuvres qu’il m’a été possible de déployer, cette exposition tenant lieu de quasi rétrospective de mon travail. Comme l’annonce le titre les multimondes sont ici multiples !
Contact> Multimondes multiples de Clément Bagot, jusqu’au 5 mai 2024, Galerie Haute, Les Tanneries, Amilly. Commissaire d’exposition Éric Degoutte.
Image d’ouverture> Géom, encre blanche et transferts sur papier gris, 22 x 23 cm , 2018. ©Clément Bagot, photo Aurélien Mole courtesy Les Tanneries