La solennité poétique de Thu-Van Tran

« Nous vivons dans l’éclat ». Un avertissement donné en forme de constat par l’artiste franco-vietnamienne Thu-Van Tran. Et tracé à l’encre d’une conscience en alerte sur les murs blancs de l’exposition éponyme, actuellement à l’affiche du Mamac de Nice. Un parcours à travers lequel l’artiste revient sur l’histoire conjointe de ses deux pays pour questionner les métamorphoses induites par son interaction avec le vivant et avec une de ses manifestations, la culture. Cette vaste monographie muséale met en valeur une œuvre protéiforme, cohérente, et inscrite dans une harmonie déroutante. A voir – et à revoir – jusqu’au 8 janvier 2024.

Au commencement il y a la beauté. Celle des couleurs, des formes, des matériaux. Une beauté voulue et assumée par l’artiste et qu’affirme la somptuosité des fresques, la grâce virginale des sculptures, l’élégance des mots. Il s’agit donc bien d’éclat, dans l’acception première de splendeur (1). Un éclat certes voilé de nostalgie mais qui saisit, accapare les sens et séduit. Car Thu-Van Tran propose là a priori une immersion dans un univers sensible, onirique et immatériel qui délie d’emblée l’imaginaire et incite à la contemplation.
Au commencement donc, survient un enchantement. Et d’aucuns peuvent s’en tenir à cela. Mais la beauté ici n’est pas une fin en soi. L’émoi s’ensuit et s’impose à qui prolonge la déambulation à travers ce monde singulier. Quand le regard s’attarde sur les œuvres et se fait pénétrant, surgit la suite : le sens. L’œil, qui s’immisce dans le foisonnement des graphites et la magnificence des tirages argentiques, décèle les stigmates d’un passé se conjuguant au présent. Des réminiscences aussi, entre rêve et réalité, qui tracent, sur la trame de fond des dérives de l’Histoire, des chiasmes émotionnels et mémoriels, prémices d’une narration.
La sidération provoquée par la beauté vole de facto en éclatséclat entendu cette fois comme brisure, fragmentation résultant d’un choc mais aussi comme aveuglement provoqué par éblouissement ou encore comme manifestation vive d’un sentiment (2). Car l’art de Thu-Van Tran prend alors corps dans sa signifiance, tel un double oxymore qui associerait l’émerveillement à la dévastation et l’espérance à la désolation. La dichotomie sert le propos : une esthétique lumineuse et épurée pour évoquer les pages sombres et chargées qui ont relié deux nations, deux cultures, deux économies. Celles du colonisateur et celles du colonisé, celles du dominant et celles du dominé. Une esthétique qui, par-delà, en réfère à l’élégie pour scander, au rythme des allégories, la fragilité des écosystèmes d’une planète entrée dans l’Anthropocène.
Ainsi, à donner avec brio dans le Beau, l’art de Thu-Van Tran n’en relève pas moins du champ conceptuel : art engagé, art politique, art de révolte, art de combat pour la résilience et la refondation du monde mené par l’expérience artistique, le récit et le témoignage, sans concéder à la haine ni au ressentiment.
« Le Beau, c’est la splendeur du vrai », postula Platon. « C’est ce qui réunit la grandeur et l’ordre », renchérit Aristote. Thu-Van Tran aurait pu ajouter qu’il est, dans l’art, cet éclat – on y revient – qui transfigure la réalité, la restaure et élève l’esprit au-dessus de la mêlée. Car c’est bien à cet éclat-là qu’elle en appelle dans sa pratique quand, par un recours au dessin, à la sculpture ou à la fresque, elle convoque l’histoire de l’art. Et partant, qu’elle fait de cet éclat le médium de sa vision du réel. Lorsqu’elle relève les empreintes de la cruauté et de la convoitise des hommes et les énonce, en filigrane mais en vérité, elle transcende la violence et l’iniquité par un réajustement qui fait œuvre d’art, œuvre d’un art à l’œuvre, dans l’exercice de ses fonctions : une mimèsis qui opère, avec l’élégance de la délicatesse, une re-présentation. Et une cartharsis qui, par un agencement poétique des mythes et du rêve, apporte, in fine, la consolation. En contrepoint, comme une offrande, en réparation.
L’exposition offre donc un déroulé dans toutes les dimensions d’une œuvre dense et aérienne à la fois et en dégage l’ampleur et la profondeur, la richesse et la diversité, les articulations et les concordances. Dans la double perspective de la beauté et du sens. Mais pour entrer pleinement dans ce dernier et appréhender l’entière portée de l’évènement, il nous aura fallu prendre connaissance de son « pourquoi du comment », entrer dans l’intimité des courants telluriques de l’œuvre.

Vue de l’exposition Nous vivons dans l’éclat, au Mamac, 2023. Peau blanche, 2017, Pénétrable, 2023, Bleu Saigon, 2017. ©The-Van Tran/Adagp, 2023. Photo Jean-Christophe Lett

Biographie d’un déracinement
Née à Hanoï en 1979, Thu Van Tran avait deux ans seulement lorsque sa famille s’exila en France. Sa pensée donc, et par la suite son travail, s’édifièrent dans la dualité déjà évoquée : d’un côté la culture d’un pays d’accueil portant haut les valeurs humanistes des Lumières et de l’autre celle, originelle, d’une entité ethnique et géographique sur laquelle cette même France fit longtemps peser le joug de la colonisation. La culture d’une France qui prône la laïcité et celle, ancestrale, d’un peuple qui traversa le maelström des conflits accroché à ses mythologies. La culture enfin d’une nation longtemps installée dans l’hégémonie et celle qui résista à bien des tentatives d’hybridation, celle d’un peuple qui paya au plein tarif de la terreur le tribut levé par la liberté, et dont le pays, morcelé, devint le Vietnam. L’autre pays de Thu-Van, perdu dans les brumes de l’exil. Une matrice si lointaine et pourtant si proche, transplantée dans l’imaginaire de l’artiste par le récit de ses mythes fondateurs et par des résurgences mémorielles charriant des fragments de l’Histoire. Non pas l’Histoire vue par ses doctes rapporteurs ou relatée par les actualités mais l’Histoire vécue, telle que l’a différenciée Susan Sontag, l’Histoire éprouvée jour après jour avec son cortège de folies et d’abjections guerrières qui marquèrent au fer rouge l’âme et le corps de tout un peuple, contaminèrent ses terres et son devenir.
Afin – peut-être – de pallier une vacuité ou un sentiment d’arrachement liés à sa condition de réfugiée, Thu-Van Tran s’adonna dès son jeune âge à la littérature. Elle fit de Marguerite Duras, Albert Camus ou Duong Thu Huong des compagnons de prédilection. Leurs écrits étayèrent sa réflexion sur les relations ambivalentes reliant les deux pays et, plus globalement, sur l’extractivisme et les mécanismes d’exploitation de la nature et de l’homme par l’homme. Autant d’auteurs qui, comme Jacques Roubaud ou Hô Chi Minh – en habit de poète – deviendront ses passeurs entre le champ de l’exil et du déracinement et celui de l’art, dont elle fera le réceptacle de ses considérations.

Thu-Van Tran, Phonogramme extrait de 24 heures à Hanoï, 2019, film 2K. Courtesy de l’artiste. ©The-Van Tran/Adagp Paris, 2023. Photo Thu-Van Tran

L’avènement et l’affirmation d’une pratique
Après une initiation à la fonderie d’art par les Compagnons du Devoir de la Fonderie de Coubertin, elle sortira diplômée de l’Ecole Nationale des Beaux-Arts de Paris, en 2004. Une formation où sa sensitivité aura dégagé des méandres de son imaginaire toutes les ressources de sa créativité. Sa pratique prendra pied sur un large spectre de techniques : la lumière capturée et métamorphosée sur le support par le processus d’insolation, la couleur appliquée a fresco dans l’ampleur du geste, la sculpture ou le moulage et la relation fusionnelle qu’ils induisent avec la matière ouvriront des espaces de monstration à sa réalité intérieure. Mais, comme elle le confirmera à Claire Le Restif, « le point de départ, dans [son] travail, sera le plus souvent un énoncé sémantique » (2). Et « l’entrecroisement des images avec les mots, ceux qu’elle écrira ou empruntera, transposera ou oralisera », deviendra l’autre médium de sa pratique et le support de son propos sur les bouleversements du monde. Un propos tenu dans le double langage de sa double culture avec pour corollaire la liberté d’une double lecture.

Genèse de l’événement
Le travail de Thu-Van Tran avait été donné à voir précédemment dans plusieurs expositions personnelles en France et à l’étranger, comme Echange de Présents à la Neuer Berliner Kunstverein de Berlin, en 2016, ou 24 heures à Hanoï au Cedrac d’Ivry-sur-Seine, en 2019. Ses réalisations ont été présentées également dans plusieurs expositions collectives telles que Is it morning for you yet ? au Carnegie Museum of Art de Pittsburgh, en 2022, ou Avant l’Orage, visible encore actuellement à la Bourse du Commerce-Pinault Collection, à Paris. Elles ont suscité un grand intérêt mais c’est surtout une magistrale installation réalisée, en 2017, pour l’exposition Viva Arte Viva à la Biennale de Venise ainsi que sa nomination pour le prix Marcel Duchamp, en 2018, qui lui ont conféré la renommée internationale dont elle bénéficie aujourd’hui.

Vue de l’exposition du Prix Marcel Duchamp, 2018, Centre Pompidou. Les couleurs du gris, 2018. Si rien ne sort d’ici, 2018, film 16 mm. ©The-Van Tran/Adagp Paris, 2023. Photo Thu-Van Tran

Le Mamac lui aussi avait contribué à sa visibilité en la conviant au cours de cette même année 2018 à faire dialoguer son travail avec l’œuvre d’Yves Klein dans Cosmogonies, au gré des éléments. L’institution niçoise a réitéré l’invitation cette année avec Nous vivons dans l’éclat, première exposition en France d’une telle envergure. Titre choisi par l’artiste en référence à une de ses œuvres inspirées par le roman de Joseph Conrad, Au cœur des ténèbres.
Thu-Van Tran avait annoncé en amont la finalité de l’événement : elle souhaitait y « aborder la question de notre écosystème naturel et environnemental devenu instable et mutant depuis les bouleversements causés par les enjeux économiques et politiques de notre monde moderne. Tout en opérant un glissement vers des considérations d’ordre poétique sur les pouvoirs intrinsèques d’une nature souveraine, enchanteresse, […] une ressource spirituelle et mystique, lieu de mythes et d’imaginaires possibles […] nécessaires à chacun pour la construction d’une mythologie personnelle » (3).
Le commissariat de l’exposition assuré par Hélène Guérin, directrice du Mamac et Olivier Bergesi, chef du projet, a satisfait à cet engagement. Conçu comme une journée de voyage menant « des tourments du passé à la puissance du rêve » (4), il se déploie sur trois salles envisagées comme les trois phases du cycle circadien : le lever du soleil, son zénith et son coucher. Trois chapitres qu’il nous reste à parcourir pour découvrir les expérimentations de l’artiste dans toutes leurs composantes.

Au seuil, un prélude muet : exister
Leba, une œuvre de 2001, veille à l’entrée, comme une Pythie qui accueillerait le visiteur, augurant ce qui va advenir. Cette immense photographie d’une action menée par Thu-Van Tran en Pologne révèle d’emblée, comme le précise Hélène Guénin, « un aspect qui traverse le travail de l’artiste : comment un paysage, un écosystème devient l’allégorie d’une histoire humaine. Comment, en retour, il en porte le témoignage et ses cicatrices jusque dans le présent » (5).  En l’occurrence, cette œuvre inaugurale de l’exposition immortalise le hic et nunc d’une composition éphémère consistant en une longue traînée de pigment blanc laissée sur le sable d’une dune mouvante, une trace offerte au vent, un acte de représentation qui poétise l’impermanence du réel. Une métaphore de « la distance, de l’essence et de l’évanescence des choses » inspirée par un poème de Jacques Roubaud. Et, à proximité, les mots de celui-ci qui prennent leur envol vers ce paysage :
« Le mieux serait de changer de lumière de vivre dans l’œil
de deux grains de sable qui s’écartent » (6)
Un mode d’emploi du vivre qui accompagne Thu-Van Tran depuis fort longtemps et dont elle s’est fait un questionnement quotidien : « Comment construire son propre regard pour lire entre les lignes, entre les mots, voir entre deux grains de sable ?» (7)

A l’aube, semer
Passé ce sas, c’est le choc d’une beauté qui stupéfie, sans avertissement préalable. Ce premier espace ressemble à un paysage onirique d’après le chaos, un microcosme improbable restructuré par une architecture d’allégories et de métaphores en cascade. Avec à l’horizon, des reviviscences venant se perdre dans l’aura des œuvres. Une aube de semailles, nous dit-on.
Nous nous prenons à rêver, dans ce point du jour, devant l’extrême délicatesse de la série Au Couchant, au Levant, qui nous introduit dans les lieux et nous interpelle par son titre sibyllin : quid de ces photogrammes fantomatiques qui sont comme à quai, amarrés à leur mélancolie et semblent nous attendre pour lever l’ancre ? Que cherchent à nous dire ces pâles ombres de feuilles d’hévéa fixées par insolation à la surface de ces grands formats et que vient faire ici cet arbre tropical ? La cartographie établie par les cartels nous aide à ne pas perdre le Nord. Ils nous avertissent : dans ce périple, tout commence avec et tout passe par l’hévéa. Il a fait loi dans l’histoire douloureuse du Vietnam et, dans l’art de Thu-Van Tran, il est le médium qui devient le sujet. Un émoi nous ébranle et nous voilà embarqués pour une traversée émaillée de fulgurances, de remémorations, de sensations, dans les remous d’une mémoire chahutée par l’émotion.
Nous naviguons à vue d’allégorie en allégorie et notre perception s’affine. Au centre, Le caoutchouc rouge, un ensemble de moulages de troncs d’hévéa en cire témoigne de l’âpreté de la vie dans les plantations et évoque la rébellion de 1930 dans celle qui, par suite, fut surnommée La Rouge. Là, un film en double projection intitulé Des gestes démesurément contraints. De récolte à révolte, nous plonge au cœur de la vie des saigneurs. Il met en parallèle les gestes traditionnels répétés sous la domination par ces travailleurs harassés avec ceux, imaginés, qui auraient pu être perpétrés librement. Une domination abusive contestée par L’étincelle, un bras en bronze qui lève le poing juste à côté dans un geste de révolte.

Thu-Van Tran, L’Étincelle, 2018. Courtesy de l’artiste et de Meissen De Clerk, Bruxelles. ©The-Van Tran/Adagp Paris, 2023. Photo Catherine Mathis

Le discours tenu par les œuvres nous devient audible, nous happe et nous entraîne de plain-pied dans le vif du sujet : toutes ces allégories portent des lambeaux d’un passé sombre dont elles réécrivent le récit, celui d’une implantation qui aura détruit un écosystème et porté atteinte à la dignité des populations. Et ce que suggèrent les feuilles, mortes ou vives, disposées çà et là, c’est la déliquescence d’une végétation primaire asphyxiée. Etouffée par la prolifération de l’hévéa.
Dans l’entretien avec Hélène Guénin, Thu-Van Tran explique : « Cet arbre originaire du Brésil, appelé Cao-chu – l’arbre qui pleure – par les Amérindiens, fut importé en Indochine à la fin du XIXe siècle ». Sa culture fut rendue intensive pour satisfaire aux exigences du libéralisme et aux besoins énormes de Michelin en latex. Très invasif, l’hévéa ne se cultive dans cette partie du monde que par la greffe. « Le latex des greffons contamine la sève de l’hôte jusqu’à le transformer entièrement. Un processus de contamination viable et pérenne à l’image d’une civilisation qui prend pied sur une autre civilisation. » Cette exploitation effrénée des ressources naturelles vernaculaires et des autochtones a provoqué d’irréversibles mutations dans les forêts indigènes et un enchaînement de souffrances et de révoltes. Un impact terrible que Thu-Van Tran relève ici avec empathie, grâce et pudeur.
Mais l’histoire du Vietnam ne s’arrête pas là, nous le savons. Pour élargir la perspective, l’artiste met ce récit en miroir avec de magnifiques fresques de la guerre qui s’ensuivit. Cette lectrice attentive de Duras nous rejoue Moderato Cantabile la suite de la partition dans Les couleurs du gris, une série de peintures immenses réalisées à même le mur par l’application de six couleurs dans des ordres et des opacités différents, de manière à obtenir un gris. Ces couleurs incarnent les opérations d’épandage de dioxines perpétrées par l’armée américaine. Surnommées avec un redoutable cynisme Rainbow Herbicides, elles furent commises dans les années 1960 pour déloger les soldats nord-vietnamiens. Les fûts contenant ces défoliants toxiques étaient respectivement marqués, selon leur composition, de blanc, de rose, de bleu, de vert, de pourpre et d’orange. A chaque largage, des millions d’arbres centenaires et des kilomètres de récoltes étaient pulvérisés. Les très belles compositions de Thu-Van traduisent ce qui est véritablement advenu : explosions, contamination des sols, destruction et anéantissement. La beauté en rappel sur des sommets d’atrocités.
Un désastre qu’évoque également le très émouvant graphite intitulé Arc en ciel d’herbicides où se devine, dans une maîtrise du dessin digne des maîtres du Quattrocento, une forêt tropicale noyée sous une pluie de cendres et sur laquelle dégoulinent ces éclatantes couleurs de mort, projetées sur la surface de l’œuvre comme dans un geste d’action painting.

Thu-Van Tran, Rainbow Herbicides #4, 2019. Courtesy de l’artiste et Alpine Rech, Paris. ©Thu-Van Tran/ADAGP Paris, 2023. Photo Rebecca Fanuele

A midi, s’exposer et brûler
Bouleversés par ce violent flash-back, bien secoués, nous abordons le deuxième chapitre. Un autre paysage s’offre à la vue, fragmenté, comme surexposé à la brûlure du soleil, avec des images délavées de jardins occidentaux ou de forêts embrasées. Au sol, sur une longue tâche de couleur, gisent des moulages de corps. Là, des palmiers laissent transparaître à grand peine leurs silhouettes dans de sombres nuées…
Dans ce questionnement sur les iniquités qui ont fait chavirer l’Histoire, Thu-Van Tran nous propose à présent une réflexion sur les relations entre la France, l’Occident et le Vietnam. Des relations avant tout économiques et asymétriques, entamées par l’appropriation des ressources naturelles et l’exploitation de la main d’œuvre locale ; des relations culturelles aussi où une pensée autocrate et omnisciente opéra une imprégnation qui perdure. Des liens qui se relâchèrent sous la tension d’un reliquat de destruction et de toxicité loin d’être réglé. Des liens qui ici se dénouent, dans l’étincelante sobriété d’un discours visuel où la beauté et l’harmonie prennent le pouvoir sur la désolation. Et où, comme dans un palimpseste, passé et présent, rêve et réalité se superposent et se confondent. Un panorama aux allures de fantasmagorie.
Au milieu, deux allégories de la France du temps où elle se glorifiait de ses colonies et s’y arrogeait tous les droits et d’un Vietnam qui la subissait. La première, intitulée Echange de présents, rassemble des éléments moulés au sol et posés sur un tissu en latex symbolisant le caoutchouc en tant que marchandise. Sont disposés dessus des moulages de bras et de poings : la ressource naturelle et la main d’œuvre mobilisée. A ces formes humblement déposées au sol, s’oppose une précieuse vitrine vide de tout présent. L’ironie et la dissymétrie de la représentation de l’échange supposé est criante, le message percute de plein fouet, net et cinglant.
L’autre proposition, dénommée Peau Blanche, est composée de moulages pris sur les sculptures allégoriques d’une œuvre baptisée Monument à la gloire de l’expansion coloniale et qui fut réalisée en 1931 par Jean Baptiste Belloc pour l’exposition coloniale. Ce morceau d’art patriote a ensuite été déplacé et se délite depuis dans l’oubli au jardin d’agronomie du Bois de Vincennes : là-bas, le coq français n’a plus de queue et a perdu sa superbe, le visage de la République est vérolé par des moisissures et la pierre s’effrite sous les lichens. Ces moulages spectraux, ces éclats d’une apologie de l’expansionnisme « renvoient à l’obsolescence des symboles et aux racines d’une histoire commune », précise Thu-Van Tran. « Ici ce qu’il m’importe de mouler, ce sont les pieds de la République mais aussi des fragments des corps des indigènes, de restituer le monument fragmenté, fracturé avec lyrisme et blancheur. » Là encore, Thu-Van Tran transfigure les aberrations de l’histoire – dans le cas présent une suffisance qui frisait l’indécence – et les dépose, relookées, dans un entre deux de beauté.
Sur les murs, Bleu Saïgon, une série d’impressions sur bâche plastique, impose son aspect irréel. Ces bâches de très grandes dimensions, altérées par les intempéries et bleuies par la lumière, ont été récupérées par l’artiste sur des chantiers, à Saïgon. Exposées là durant des années, elles y ont entretenu les fantasmes d’un Occident peuplé de forêts de sapins ou de jardins à la française, et toute l’ambivalence d’un pays figé dans les paradoxes de son passé. L’artiste franco-vietnamienne en dresse le constat avec une touche de mélancolie : « Aujourd’hui appelée Hô Chi Minh City, ma ville, décidemment, restera Saïgon, la ville coloniale. […] J’ai récupéré ces bâches pour les exposer comme révélateurs des contradictions du Vietnam d’aujourd’hui ». Un pays en porte-à-faux « entre le déclin d’un communisme de pensée et le rappel de l’occupation occidentale passée, celles de sa réalité politique. Mais aussi celle d’une réalité matérielle : l’insolation et l’usure de la matière ».
Plus loin, De vert à orange, deux éblouissants tirages argentiques, engloutissent l’espace dans leur radiance. D’une impressionnante technicité, ces grandes photographies, qui furent soumises à des bains prolongés d’alcool, de rouille et de colorant, évoquent des forêts tropicales prises dans des flammes de vermillon et d’alizarine. Elles renvoient aux méfaits du déversement des défoliants toxiques et à la tragédie de leur embrasement. A propos de la technique utilisée, l’artiste souligne qu’il s’agit d’un « procédé inédit permettant la réminiscence d’un paysage dramatique ou onirique. Tantôt nous faisons face à une forêt en flamme, tantôt nous sentons la survivance d’un souvenir, le rêve d’une forêt ».

Thu-Van Tran, Bleu Saigon, 2017. Courtesy de l’artiste, Meissen De Clercq, Bruxelles, Belgique. ©Thu-Van Tran/Adagp Paris, 2023. Photo Philippe De Gobert

Au crépuscule, oublier, muter et conter
Pour accéder à la troisième phase de l’exposition, Thu-Van Tran nous invite à passer de l’autre côté d’un lourd rideau de latex chargé d’empreintes, une sorte de mue végétale et de grande peinture organique. Nous pénétrons alors dans un monde crépusculaire de rêves et de légendes qui nous rappelle que les histoires fictives ont autant d’importance que les histoires vécues. Et ce dernier espace, traversé de mots, de mythes et de récits traditionnels, vibre de toute part des résonnances de l’imaginaire de l’artiste. Au centre, Le génie du ciel, une installation de 112 porcelaines de Sèvres, revient sur l’histoire du Vietnam de façon poétique et très onirique en s’emparant d’une de ses légendes. Ce rassemblement d’une centaine d’ailes d’oiseaux émergeant de la roche s’inspire d’un personnage mythique, un bon génie qui serait venu en aide à des familles endeuillées : par une nuit de pleine lune, il leur aurait fait porter sur des ailes d’oiseaux le sommeil et la quiétude. Cette allégorie du deuil et de la consolation repose, d’après l’artiste, « sur l’expérience d’un émerveillement dans un fragment de temps suspendu entre un passé et un devenir ».
En face, L’encre assassine, une composition a fresco peinte à la base d’un mur et sur toute sa longueur, nous immerge dans des transparences de bleu outremer, de cobalt et de turquoise, dans les eaux d’un océan qui avance, ou peut-être se retire. Devant, Roman sans titre, un bronze élégant, une très longue feuille tombée à terre, évoque la désolation du lieu. Avec cet hommage rendu à l’écriture de Marguerite Duras et à son roman Un barrage contre le Pacifique, Thu-Van Tran, comme toujours, traite avec déférence les séquelles des anéantissements et les déplace dans un ailleurs imaginaire, hors de portée des affects mortifères.
C’est un dernier film d’une trentaine de minutes qui clôture l’exposition. Intitulé 24 heures à Hanoï, il suit l’errance d’une jeune femme qui revient le temps d’un jour et d’une nuit sur les lieux de sa naissance. Elle cherche ses racines, dans les rues de la ville comme dans ses souvenirs, et les appréhende sans vraiment les retrouver. Il se dégage de ce film une douce et discrète nostalgie qui laisse entrevoir le dédoublement d’une identité. Il évoque par ailleurs la partition d’un pays et révèle l’éclectisme des influences culturelles qui s’y sont entremêlées. Dans une séquence surréaliste touchant au mysticisme, nous voyons cette jeune femme s’attarder dans le Temple de la Littérature et contempler un alignement de 82 tortues sculptées au XIIIe et XIVe siècles. Ces divinités de pierre supportent des stèles sur lesquelles sont gravés des textes fondateurs que le temps a érodés. Dotées de la parole, ces tortues bienveillantes apostrophent la jeune femme à petits coups d’aphorismes, exerçant la fonction du langage qui, selon Lacan « n’est pas d’informer mais d’évoquer. » Cette métaphore d’une lente mais inexorable disparition des langues ancestrales rejoint dans ce récit le questionnement sur la multiplicité des héritages culturels. Un récit oralisé en français et en vietnamien simultanément, doublé ponctuellement de petits agencements de mots en surimpression sur les deux écrans. Des ellipses fugaces et poétiques qui ressemblent à des haïkus :
Immense est le ciel sans tâche
il a le goût d’une larme
Rouge colère
Sur ce chemin de terre
cette vie de misère te rattrape
Je marche. Je tourne en rond
et je ne trouve pas ma place
Pourquoi les mythes
se sont-ils transformés en désir ?
Je pars. Et quand je pars
je tourne le dos à ce pays encore une fois

Ainsi, le langage et son dire transformateur et libératoire habite de part en part le travail de l’artiste. Et ce dernier chapitre, cet espace de la fin du jour est admirablement décrit par les commissaires d’exposition, « ce paysage de feuilles et d’ailes d’oiseau pétrifiés, de vagues saisies dans leur ressac, de crépuscules, de forêts et d’éclipses, affirme le pouvoir de l’imaginaire comme autant de voies de réparation ».

Epilogue
La sortie nous laisse un peu groggy, médusés par l’évocation de telles atrocités et émerveillés par tant de beauté. A n’en pas douter, durant ce voyage, un peu de sève de l’arbre qui pleure s’est infiltrée en nous. Quelques gouttes de ce caoutchouc omniprésent dans l’œuvre de Thu-Van Tran, où il ne cesse de filer la métaphore. Où il est partout érigé en symbole, celui de la colonisation et de ses débordements, de l’assujettissement d’un peuple et de son territoire, de la métamorphose d’un pays. L’hévéa ? Un arbre malmené qui pleure encore sur ses plaies. Un élément du vivant mobilisé par l’artiste dans sa dimension plastique, historique et économique pour lancer un pont vers un apaisement et des jours meilleurs.
Riche de sa double culture, Thu–Van Tran a construit son œuvre en ramassant des morceaux. Des éclats, laissés épars par des événements tragiques mais émancipateurs, qu’elle dépose au cœur de ses créations comme autant de fragments d’un passé douloureux. Et qu’elle transpose à travers le prisme du lyrisme de la mélancolie et des symboles dans des ordonnancements harmonieux, dans ce que Derrida appelait « la solennité poétique ». Dans la grâce d’un recueillement circonscrit par une espérance débarrassée de miasmes : celle de la réinitialisation du monde. Et d’un hommage qui pourra – enfin – être rendu au renouveau et à la réconciliation.

Thu-Van Tran, L’encre assassinée, 2023. ©The-Van Tran/Adagp Paris. Photo Catherine Mathis

(1) Définition du mot éclat dans ses différents sens in le Larousse.
(2) Thu-Van Tran, entretien avec Claire Le Restif, Dans le clair-obscur du langage, Beaux-Arts, hors-série, 2019 p. 46.
(3) Thu-Van Tran in communiqué de l’exposition Nous vivons dans l’éclat, p. 3.
(4) Idem
(5) Hélène Guénin, Entretien avec Thu-Van Tran in catalogue de l’exposition, p.13.
(6) Jacques Roubeaud, ∑. Poémes, cité par Thu-Van Tran, Entretien avec Hélène Guénin in catalogue de l’exposition, p.13.
(7) Thu-Van Tran, Entretien avec Thu-Van Tran in catalogue de l’exposition, p.13.

Contact> Thu-Van Tran. Nous vivons dans l’éclat, jusqu’au 8 janvier 2024, Mamac, Nice.

Image d’ouverture> Vue de l’exposition Nous vivons dans l’éclatLe caoutchouc rouge (détail), 2017. Les couleurs du gris (détail), 2023.
© Thu-Van Tran/ADAGP Paris, 2023. Photo Jean-Christophe Lett.

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