Depuis plus de quinze ans, le Domaine de Chaumont-sur-Loire accueille des œuvres nées de ce que le lieu chuchote à l’oreille des artistes, des œuvres imaginées et réalisées in situ, au pied des arbres, dans les bosquets, au détour d’un chemin, à la croisée des branches… “Merveilleux !”, s’exclame alors le visiteur dans un étonnement plein d’admiration, comme il le ferait devant un somptueux coucher de soleil. A Chaumont-sur-Loire, l’art souligne et sublime les merveilles de la nature et, dans un même élan, le bonheur de voir, découvrir, respirer, se laisser toucher… La semaine prochaine s’y tiendra la quatrième édition des Conversations sous l’arbre, qui rassemblera les artistes Anne et Patrick Poirier, le philosophe Bertrand Vergely, l’historien de l’art et commissaire d’exposition Jean-Hubert Martin ainsi que le philosophe des sciences et directeur de recherche au CEA, Etienne Klein. Ensemble, ils ausculteront « Le merveilleux au cœur de la nature », tenteront d’en cerner les contours et de le donner à penser. A cette occasion, Anne et Patrick Poirier nous partagent les découvertes faites en arpentant le monde et leur crainte de voir le merveilleux disparaître à jamais de notre planète désormais martyrisée. Mais avant d’en arriver là, ils nous content leur enfance, leur rencontre et le début de leur œuvre commune. Rembobinons le fil du temps : nous sommes dans la première moitié du XXe siècle et les protagonistes sont encore hauts comme trois pommes.
ArtsHebdoMédias. – Est-ce dans l’enfance que votre goût pour la nature et pour l’art est né ?
Anne Poirier. – J’ai toujours été entretenue dans le goût de la nature. A Marseille où j’ai grandi, la mer est omniprésente. Nous allions chaque dimanche, en famille, dans les calanques. Et j’adorais observer les fonds marins équipée d’un masque et de palmes. Pour les vacances, nous avions la chance de partir à la campagne ou à la montagne. Mon père était très calé en botanique. Avec lui, j’apprenais à regarder et à m’émerveiller de la flore comme des étoiles. Il faut dire que mon grand-père était professeur d’astrophysique à la faculté des sciences. Mes parents avaient plutôt un abord scientifique de la nature lié à leur mode de pensée, alors que moi j’avais plutôt un regard d’enfant, poétique et romanesque. J’étais fascinée par les ciels d’été en Provence, que je trouvais d’une beauté particulière. L’imagination me guidait plus que la connaissance. Quand nous allions au Château Borély, nous visitions plutôt le côté archéologie que le côté peinture. Ce n’est que plus tard que je suis allée dans des musées d’art. En fait, mes souvenirs de nature et d’art sont très mêlés. Ce que je considère comme la première création artistique de ma vie a été provoquée par une trouvaille alors que nous nous promenions dans les calanques. Nous sommes passés devant une grotte dans laquelle il y avait des déjections d’animaux. Mes parents y ont prélevé de petits os que j’ai disposé avec minutie dans une boîte en bois. Je l’avais appelé Museum et faisais payer 5 centimes le droit de regarder à l’intérieur. Je devais avoir 8 ans. Cette anecdote est caractéristique de mon enfance. J’aimais dessiner mais par-dessus tout fabriquer des choses avec du bois, des couteaux, des plumes, toutes sortes de matériaux glanées dans la nature.
Patrick Poirier. – J’ai perdu mon père en 1943 sous un bombardement à Nantes, j’avais à peine plus d’un an. Sa disparition subite a changé radicalement la vie que ma mère, ma sœur et moi aurions pu avoir. Pendant plusieurs années, nous avons habité à La Chapelle-sur-Erdre, chez mes grands-parents. C’était une belle demeure près d’une forêt, dont le jardin descendait jusqu’à la rivière. Je me souviens aussi de la très grande bibliothèque de mon grand-père paternel et d’un jardin public où il y avait de très imposants sarcophages en pierre carolingiens. Premières visions fortes liées à l’art. L’été, nous allions au bord de la mer, près de Guérande. La maison de famille donnait sur les marais salants. L’eau a toujours eu beaucoup d’importance pour moi. En grandissant, j’ai pris mes habitudes au Musée d’histoire naturelle sans pour autant négliger la navigation. J’adorais être dans ma barque à regarder les grenouilles. A l’époque, il y avait beaucoup de végétation, de roseaux très épais, et de nénuphars, des macres aussi, que mes pieds devaient éviter s’ils ne voulaient pas finir dans une bassine ! Leurs épines étaient difficiles à enlever. En dehors des vacances à la mer, j’étais souvent seul et devais me trouver des occupations. Je dessinais beaucoup et fabriquais toutes sortes de choses, notamment des radeaux. Quand nous nous sommes installés à Nantes, j’ai découvert le matériel de peinture de mon père. Il y avait une boîte de couleurs et un chevalet. J’ai commencé à peindre dans la mansarde et ensuite ma mère m’a inscrit à un cours donné par une dame très gentille mais qui m’impressionnait un peu car elle avait de la moustache ! C’est à partir de cette époque que j’ai commencé à aller au Musée des Beaux-Arts.
Comment l’idée de devenir artiste vous est-elle venue ?
Anne Poirier. – J’étais plutôt conditionnée pour faire des études scientifiques mais j’ai été attirée par l’art très jeune.J’avais une tante qui était artiste et j’aimais beaucoup la regarder travailler. Notamment, la gravure sur bois. Je me souviens aussi que, sur le chemin de l’école, il y avait une librairie qui vendait de petits livres sur l’art. Les reproductions étaient mauvaises mais je consacrais tout mon argent de poche à les collectionner. Deux expositions au Musée Cantini ont marqué mon parcours à jamais. Je devais avoir 13-14 ans quand j’ai découvert la peinture de Van Gogh. Ses paysages m’ont profondément touchée. Sa peinture exprimait l’essence même de la nature qui nous entourait. Elle restituait tout de la Provence : ses ciels, ses cyprès, même le vent qui la caressait. Ce fût une révélation. Deux ans plus tard, une seconde exposition confirma ma volonté de devenir artiste. J’ai été subjuguée par la modernité de Picasso. Un coup de foudre absolu. J’ai obtenu un bac littéraire latin-grec. Mes parents n’avaient pas encore abandonné l’idée de me voir faire des études classiques. J’ai donc passé deux années à la fac tout en prenant des cours de dessin. Quand ils ont compris que je voulais vraiment devenir artiste, ils m’ont aidé. Nous avons choisi les Arts déco, école conseillée par un parent qui était architecte et que j’admirais car il avait fait les Beaux-Arts de Paris. J’y ai beaucoup appris et notamment que les arts appliqués n’étaient pas pour moi ! En troisième année, j’ai quitté le cursus normal pour entrer dans l’atelier de sculpture. Là, j’ai entendu parler du Prix de Rome. Je l’ai présenté et loupé la première fois, mais pas la seconde !
Patrick Poirier. – Je ne voyais pas ce que je pouvais faire d’autre. Une certitude. Je n’étais pas très bon à l’école car je pensais tout le temps à autre chose. Je clignais des yeux pour voir les ombres du professeur, exécutais des caricatures pour faire plaisir à mes copains. En seconde, je séchais les cours de gymnastique pour rejoindre l’île de Versailles. Il y avait là un petit chantier, qui construisait des bateaux, et un voilier. Je passais beaucoup de temps à les observer et à peindre sur le motif. Un jour quelqu’un a tapé sur mon épaule… C’était le proviseur ! Il a tout de suite compris et appelé ma mère pour lui conseiller de me faire suivre une trajectoire artistique. Dans le même temps, ma sœur qui faisait son droit à Nantes voulait faire une spécialisation accessible seulement à Paris. Ma mère, qui venait d’obtenir son permis de conduire, a décidé que nous allions nous y installer. J’ai intégré l’atelier Penninghen, qui préparait aux concours des Arts déco et des Métiers d’art. J’ai été reçu aux deux. Dans un premier temps, j’ai préféré aller avec les copains aux Métiers d’art. Mais la pratique du vitrail m’a rapidement ennuyé et j’ai rejoint les Arts déco que j’ai suivi jusqu’en quatrième année, en peinture. Mais n’ayant aucune envie d’aller au bout du cursus, je me suis inscrit au Prix de Rome, la même année qu’Anne. Nous avons été lauréats tous les deux.
Aux Arts déco, Patrick subtilise, avec un copain, la clé d’un atelier de lithogravure délaissé de tous pour s’offrir un espace où créer comme bon leur semble. Un jour, quelqu’un frappe à la porte. Deux filles demandent à entrer. Patrick reconnait Anne… repérée il y a peu, alors qu’elle réparait une moto. Grands seigneurs, les garçons leur proposent d’entrer contre certaines tâches ennuyeuses. Poncer les pierres, par exemple. Elles ne seront pas très assidues… Mais quelque temps plus tard, Patrick ira au Louvre et y apercevra Anne en adoration devant une toile de Nicolas Poussin. Alors, il s’assiéra sur le même banc. A côté d’elle, pour toujours.
Les voyages occupent également beaucoup vos années d’études…
Patrick Poirier. – Je voyageais à chaque période de vacances. Dès la première année, je suis parti en auto-stop avec un ami. Nous avons fait le tour de l’Italie jusqu’en Sicile. Ensuite, j’ai enchaîné. L’année d’après, avec d’autres copains, nous avons acheté une voiture pour partir en Turquie. Nous étions seuls sur des sites archéologiques incroyables et nous nous arrêtions dans des endroits extraordinaires. Aux vacances suivantes, alors que je n’avais trouvé personne pour partir, un étudiant des Beaux-Arts de Nantes m’a proposé de l’accompagner en Afghanistan. J’ai demandé à ma mère, qui a demandé à mon oncle, qui a dit oui. Deux jours plus tard, et visas en poche, nous partions en 2CV Citroën ! Par la suite, je suis allé plusieurs fois au Népal. A l’époque, les routes n’étaient pas celles d’aujourd’hui. Anne prend la parole. Pendant ce temps, je faisais le tour des États-Unis, en bus, en stop et en tandem avec ma meilleure amie, Annette Messager, qui était également aux Arts déco.
En 1968, vous êtes tous les deux lauréats du Grand Prix de Rome. A la Villa Médicis, vos ateliers sont mitoyens. Est-ce là que votre œuvre commune débute ?
Anne Poirier. – Oui et non. Avant notre départ, nous avions réussi à avoir deux ateliers côte à côte. A cette époque, la Ville de Paris concédait des baux précaires pour des locaux situés dans des bâtiments à détruire. Nous avions loué ainsi un restaurant et une épicerie italienne désaffectés de la rue Mouffetard. L’endroit était extraordinaire avec encore quelques habitants dans les étages. Patrick s’immisce dans la réponse. A l’époque, j’avais aussi un atelier à la Cité des arts. Ce qui me permettait de rencontrer pas mal de gens et d’être invité aux expositions. Anne reprend. Je faisais de grandes pièces en plâtre. J’ai toujours été incapable de faire de petites choses. Même si je m’y essayais, elles finissaient par devenir immenses ! De son côté, Patrick peignait. Mais rue Mouffetard, je travaillais plutôt des choses en volume, enchaîne ce dernier, car un copain avait reçu une commande pour le hall d’accueil d’un garage à Neuilly. Pour ce projet, j’ai commencé à réaliser des objets en bois découpé, en Plexiglass, en aluminium poli miroir. Je travaillais comme un fou et Anne aussi. Un jour nous avons décidé d’explorer le même thème. Anne poursuit. Les peintures de Patrick et mes sculptures se complétaient mais ce n’est qu’à Rome que nous avons commencé à créer ensemble.
Alors qu’Anne s’apprête à raconter combien le fait de voir les mêmes choses en même temps, les avait poussés à créer de concert. Un souvenir s’invite. L’artiste raconte leur premier voyage en Turquie. Près de Kayseri, ils avaient « embarqué » sur des ânes et traversé le sublime paysage aux cheminées de fée. Tous deux sont touchés à l’extrême par cette nature façonnée par la main de l’homme. Sentiments renouvelés à Rome. Rapidement, ils ne voient aucune raison de créer séparément et décident de s’aider l’un l’autre à sculpter ou à peindre, indifféremment. Petit à petit, ils abandonnent leurs pratiques scolaires et à mesure qu’ils s’intéressent à Rome et à l’Italie, leur vocabulaire change. Ils ouvrent les yeux ensemble sur autre chose.
C’est à la Villa Médicis qu’est née non seulement votre œuvre commune mais aussi les ressorts de son déploiement futur.
Patrick Poirier. – Oui, car la nature était très présente à la Villa. Nous devions traverser le jardin pour nous rendre à notre atelier. Intéressé depuis longtemps par la réalisation d’herbier, j’avais commencé à y récolter des plantes. Alertés par un dépôt noir sur leurs feuilles, nous en avions déduit qu’il s’agissait de pollution et avons décidé de s’attacher à cette observation. Nous examinions les hermès, établissions des carnets de fouille qui conservaient nos conclusions et impressions. Nous avons alors développé un travail d’empreintes sur papier Japon. La fragilité a dès lors fait partie de nos sujets.
Anne Poirier. – La nature, bien sûr, et aussi l’architecture. Dans ce jardin, j’avais également été frappée par le rapport qu’entretenait la nature avec l’architecture. Alors que je n’avais jamais accroché avec cette discipline à l’école, j’ai commencé à me passionner pour la manière dont la nature était traitée comme une architecture, haies de buis et de lauriers telles de hautes murailles. Brusquement, nature et architecture étaient mêlées. La nature devenait œuvre d’art. Dans tous les jardins italiens, je ressentais cette même fascination, je réfléchissais à cette transformation, à ce que les Italiens appellent la natura artificiosa.
Votre dispositif, pour ainsi dire, était presque en place. Il ne manquait plus qu’un détail pour parfaire le scénario…
Patrick Poirier. – Un détail des plus importants ! Alors que nous étions à la Villa, un ami nous a conseillé de proposer un projet pour le Pavillon français dont Roger Tallon était le coordinateur artistique, à l’occasion de l’exposition universelle d’Osaka, en 1970. Non seulement, nous nous sommes exécutés – c’était notre premier grand projet ensemble – mais notre proposition a été retenue. Nous étions désormais mariés et devions renouveler nos passeports. A cette époque, la profession se devait de figurer sur le document. Indiquer « artiste » ne nous semblait pas être gage de sérieux, voire pouvait être en mesure d’éteindre certaines opportunités. Anne est donc devenue architecte et, moi, archéologue. Force est de constater que cette extrapolation nous a aidé à accéder à de nombreux endroits. Nous avons, notamment, un vif souvenir d’Angkor découvert en pleine guerre du Vietnam. Nous montions dans une remorque tirée par une mobylette pour accéder aux temples dans cette forêt extraordinaire où nous étions seuls. Inoubliable.
C’est donc de ce type de « Merveilleux au cœur de la nature » dont vous allez parler aux prochaines Conversations sous l’arbre ?
Anne Poirier. – Absolument. Nous n’arrivons pas à détacher la nature de l’art. Pour nous, le merveilleux dans la nature n’est jamais sauvage et solitaire. Notre merveilleux surgit dans la nature et porte la marque des hommes qui l’ont parcourue. Nous avons été surpris par nombre de ces apparitions et chacune demeure ancrée dans notre mémoire. Toutes ont forgé notre travail, envisagé comme un lien entre nature et architecture. Comme dans les jardins maniéristes italiens, où la nature et l’art s’imitent l’un l’autre. Du moins à l’époque où Bomarzo n’était pas encore transformé en parc d’attractions. Aujourd’hui, nous opérons surtout à partir de notre mémoire car cela devient très difficile de trouver des endroits qui ne soient pas pollués physiquement et spirituellement. Nous poursuivons nos obsessions : l’archéologie, la mémoire, l’architecture, la fragilité. Nous sommes admiratifs tant de la beauté de ce que les hommes ont fait que devant celle que la nature produit à leur suite.
Patrick Poirier. – Dans un des premiers voyages que nous avons fait en Iran, nous sommes allés à Persépolis, ville qui domine une plaine désertique. Sarcophage gravé dans la pierre, bas-reliefs de guerriers, fragments colossaux d’animaux… C’est extraordinaire. Vous êtes dans le paysage, dans la nature qui a repris ses droits. Tout est lié. Comme à Resafa, cité au milieu du désert en Syrie. Il faut cheminer une journée avant de voir s’assombrir et s’agrandir peu à peu la ligne d’horizon. Derrière les murailles de cette forteresse, il y a la ville tombée en ruine. Il faut passer une porte pour découvrir les ruines de temples, d’églises, intactes mais absorbées par le désert et le vent. Construite en gypse qui reflète le ciel, Resafa veut dire « ville bleue ». Pour nous, c’est cela le merveilleux au cœur de la nature.
Le débat philosophique est ancien mais peut-on tenter de le renouveler pour finir : face au « merveilleux de la nature » que peut l’art ?
A deux voix. – Mettre l’accent sur cette interaction possible avec la nature. Nous avons essayé de jouer avec cela. Le merveilleux et l’œuvre d’art sont un peu pareils. L’important est qu’ils ne servent à rien bien qu’étant indispensables à la vie. Il est bon d’avoir quelque chose à regarder, qui nous surprend et qui peut rester dans notre mémoire. Depuis les cavernes, l’art a toujours eu une fonction magique mais elle ne doit pas être utilitaire. Aujourd’hui, il y a des prédateurs qui veulent se servir de l’art comme du merveilleux et les font disparaître. Tout devient distraction. Le merveilleux est un sentiment intérieur, très personnel. Il ne peut pas être engendré par un système touristique. Au Musée Ingres, à Montauban, nous avons réalisé une installation à partir d’une phrase de David Thoreau tirée de Walden : « Ha Oui… Vous pouvez parler de paradis, vous qui déshonorez la terre. » Le monde a changé. Nous ne sommes pas nostalgiques, seulement désolés.
Contact> Les Conversations sous l’arbre, Le merveilleux au cœur de la nature, jeudi 28 et vendredi 29 septembre 2023, au Bois des Chambres, Domaine de Chaumont-sur-Loire. Les expositions de la Saison d’art sont visibles jusqu’au 29 octobre et le Festival international des Jardins est ouvert jusqu’au 5 novembre.
Image d’ouverture> L’œil de la mémoire, Anne et Patrick Poirier. Cette œuvre est visible toute l’année au Domaine de Chaumont-sur-Loire. ©Eric Sander