Il était une figure historique de la scène artistique du Nord-Pas de Calais et de la sculpture française de la seconde moitié du XXe siècle. Eugène Dodeigne s’est éteint ce jeudi 24 décembre à Linselles, près de Bondues dans la banlieue lilloise, où il habitait depuis les années 1950. Il avait 92 ans.
Puissantes et silencieuses, ses hautes silhouettes de pierre qui peuplent nombre d’espaces publics du nord de la France, mais aussi d’Anvers, Utrecht, Hanovre ou encore Paris, sont désormais orphelines. Sculpteur à la réputation internationale, Eugène Dodeigne, qui était également un peintre à part entière, avait fait de la figure humaine le cœur de son exploration artistique. Né en juillet 1923 à Rouvreux, petit village situé au sud de Liège, d’un père belge – tailleur de pierre spécialisé dans les monuments funéraires – et d’une mère nordiste, l’artiste a grandi dans la région de Lille. Peu attiré par l’école, le jeune Eugène s’intéresse au travail manuel exercé par son père qui lui enseigne les rudiments du bas-relief avant de l’encourager à suivre des cours de dessin et de modelage à Tourcoing. En 1943, il se présente au concours d’entrée aux Beaux-Arts de Paris, dont il remporte les premiers prix en dessin et en volume. « J’y étais en même temps que César ; un type formidable, original, sculpteur de premier plan, se souvient-il dans un entretien avec Bruno Vouters, publié dans la Voix du Nord en novembre 2013. J’ai suivi les cours de Marcel Gimond (1894-1961), qui était surtout un pédagogue… Ensuite, j’ai volé de mes propres ailes. C’est l’expérience qui nous construit. » Constantin Brancusi (1876-1957), Jean Arp (1886-1966), Alberto Giacometti (1901-1966) ou encore Germaine Richier (1902-1959) sont autant d’aînés dont il s’imprègne. Pendant son séjour à Paris, il passe également de longues heures au Louvre comme au musée de l’Homme.
La guerre terminée, Eugène Dodeigne décide de sillonner quelque temps la France à vélo – observant notamment la sculpture en plein air – avant de s’installer à Vézelay, en Bourgogne, avec sa jeune épouse, Michèle, rencontrée durant l’Occupation. « On vivait en communauté avec d’autres artistes. Mais ça n’a pas duré. » En 1950, le couple, qui aura deux filles – Catherine et Claire – est de retour dans le Nord, où l’artiste construit une première maison à Bondues, près de Lille. Dix ans plus tard, il en bâtit une autre, un peu plus loin, à partir de matériaux récupérés sur les chantiers de démolition qui parsèment la capitale des Flandres, alors en pleine restructuration. Son atelier, attenant, ouvre sur un vaste jardin dans lequel se déploient ses sculptures monumentales. Sa création prend forme au rythme des saisons : le dessin, la peinture et la terre – qu’il modèle en de multiples ébauches et esquisses –, à la faveur de l’hiver, la taille en plein air dès les beaux jours revenus. S’il s’intéresse au bois, ainsi qu’au bronze, son matériau de prédilection devient, dès le milieu des années 1950, la pierre gris bleu de Soignies (Belgique) – il y aura aussi celle, beige, de Massangis (Bourgogne) ; les volumes sont d’abord compacts, lisses et tendres. Dès le début des années 1960, il privilégie, avec celle de la taille directe, la technique de la pierre éclatée. La figuration se fait plus abrupte, résolument expressive. Vingt ans plus tard, il s’attache à laisser visibles les traces du travail, des outils – masse aux coins d’acier, disqueuse et burin –, comme pour marquer le souvenir du dialogue engagé avec le minéral. « La sculpture est un combat, une lutte contre la matière. Il faut jouer des poings », dit-il en 1988, année de sa première exposition au Musée Rodin, à Paris, où il sera de nouveau à l’honneur en 2007.
L’énergie insufflée à la pierre trouve écho dans son œuvre graphique, moins connue*. Le trait, dessiné au fusain, parfois à la craie ou à la gouache, est vif, sensuel et puissant. Travaillant à partir de modèles vivants, Eugène Dodeigne ne se lasse pas d’en traduire les corps, tout en courbes et torsions. A la fin des années 1980, son œuvre puise dans la danse une vitalité inédite – l’artiste assiste à d’innombrables répétitions des Ballets du Nord.
Soutenu dès les années 1950 – sa première exposition personnelle a lieu à Lille en 1953, à la galerie Marcel Evrard – par les collectionneurs du Nord, notamment Geneviève et Jean Masurel, Eugène Dodeigne expose dix ans plus tard dans plusieurs galeries parisiennes – chez Claude Bernard, Pierre Loeb et Jeanne Bucher – avant d’être invité à Berlin, Hanovre, Rotterdam, Bruxelles et Pittsburgh. Son œuvre figure dans plusieurs collections publiques : en France, bien sûr, mais aussi en Allemagne, en Autriche, en Belgique, aux Etats-Unis, en Norvège, aux Pays-Bas et en Suisse. Depuis 1999, il était membre de l’Académie des Beaux-Arts.
« La pierre, c’est un rocher, disait-il. Ça vit sans cesse. Et je suis tout seul avec elle et, elle, elle est toujours là. En définitive, c’est une lutte amoureuse avec le caillou. Il y a son odeur, il y a sa chanson… » L’homme a disparu, mais ses silhouettes, recueillies ou haranguant le passant, n’ont pas fini de fredonner leur refrain, celui qui dit les fragilités de la condition humaine, les souffrances, mais aussi la robustesse d’une humanité en laquelle il voulait garder foi.* La première exposition institutionnelle consacrée exclusivement à la peinture d’Eugène Dodeigne a eu lieu en 2013 à Saint-Amand-les-Eaux.