L’image à l’âge biotechnologique ou du pictorial turn au bionic turn

En 1994, Mitchell avait forgé la notion de pictorial turn pour répondre à deux phénomènes : la reproductibilité mécanique des images nous a donné 1) plus d’images et 2) la nécessité de penser le monde en images. Depuis, nous sommes passés dans un âge post-benjaminien et avons affronté un autre tournant qu’il nomme le bionic turn. La reproductibilité des images n’est désormais plus mécanique, mais digitale et connaît des parallèles dans le domaine de la biologie, où nous sommes désormais capables de produire des copies génétiques, des clones. Le clonage intervient de manière surprenante dans cette histoire, comme métaphore ou métapiction, et comme modèle pour parler de ce nouveau régime des images.

Le texte suivant fut écrit il y a une dizaine d’années dans le contexte d’un séminaire sur les images et la théorie des images, organisé par l’association TK-21 à Paris. Le séminaire qui se déroulait sur plusieurs années consistait en une série de conférences et débats publiques à partir de la lecture de textes théoriques. La session 2011-2012 ayant pour titre : Vivre comme une image. « Images et politique », traitait principalement du livre Cloning terror ou la guerre des images du 11-septembre au présent de W.J.T. Mitchell, paru en langue française en 2011. Il ne s’agît donc pas d’un texte académique, mais de la transcription d’une des cinq conférences qui eurent lieu à ce sujet, conférence dédiée principalement à la genèse de la théorie de l’image de Mitchell dans le contexte de son œuvre, peu connue en France encore à cette époque. Malgré la difficulté de décider de la publication d’un texte autant daté, l’analyse critique de la pensée de Mitchell reste pertinente et surtout ne manque pas de rapport à l’actualité face à la montée en puissance de l’IA et des possibilités de traitement d’images (et de textes) associé, désormais à la portée de tous. J’ai décidé de ne rien y ajouter alors même que des modifications pourraient sembler opportunes.

Introduction

W.J.T Mitchell est professeur d’Anglais et d’Histoire de l’art à l’Université de Chicago. Il mène une réflexion théorique sur l’image et le rapport image/texte et interroge ses usages esthétiques et ses significations politiques. Le livre qui a pour titre Cloning terror a été écrit suite aux événements du 11 septembre 2001 et comporte une analyse des images et discours employés pour témoigner des attentats sur le World Trade Center à New York et dans le contexte de la soi-disant guerre contre la terreur qui a suivi ces événements. La réflexion de Mitchell part d’un constat troublant : il y a une confusion entre image et réalité – intentionnelle ou non-intentionnelle – et cette confusion témoigne d’une nouvelle crise de l’image.

La manipulation des images

Le photographe allemand Thomas Hoepker (1936, vit à New York, membre de l’agence Magnum depuis 1989) a pris une image le 11 septembre 2001 sur le Hudson River près de Brooklyn qui est devenue une icône : la photographie la plus controversée de cet événement. Cinq personnes sont assises au soleil et discutent pendant que la fumée noire monte sur Manhattan et enveloppe la ville à l’horizon. Hoepker n’avait pas publié cette image à la suite des événements, car il ne la trouvait pas assez claire et représentative dans cette situation de catastrophe. Lorsqu’elle fut malgré tout exposée à Munich cinq ans après les faits, cette image déclencha un grand débat.
Dans le New York Times paraissait un éditorial qui épinglait l’image comme exemple de l’insouciance américaine, mentalité moralement abjecte : prendre un bain de soleil face à la catastrophe. En réponse, Slate, un magazine en ligne appartenant au Washington Post, publiait un contre-article, avançant la thèse que les personnes assises sur la promenade au bord de l’Hudson river pourraient tout aussi bien être en train de discuter très sérieusement des événements qui se déroulaient sous leurs yeux. Suite à cette discussion, deux des personnes sur la photographie se manifestaient et témoignaient qu’ils étaient effectivement en train de parler des événements, avec des inconnus, rencontrés sur place, et démentaient ainsi définitivement la version du New York Times en donnant raison au contre-article, tout en reprochant au photographe que l’image ne soit pas assez claire.
Ensuite, le photographe lui-même prenait officiellement position et soulignait que cette photo avait touché beaucoup de personnes précisément parce qu’elle était ambiguë. Mais il se posait la question de savoir si cette photo ne représentait finalement que le mensonge sournois d’une image instantanée qui ignore le temps avant et après le moment où le photographe appuie sur le déclencheur. C’est bien le centre du problème, cette image est devenue une icône parce qu’elle témoigne de la potentialité des images à être manipulées.

Thomas Hoepker, USA. Brooklyn, New York. September 11, 2001.

Iconoclasme

Le World Trade Center était un complexe comprenant en tout sept immeubles d’affaires – dont les fameux tours jumelles – situé dans le bas de Manhattan. Il fut construit par l’architecte Minoru Yamasaki à partir de 1953 et inauguré en 1973. Les deux tours jumelles devenaient rapidement un symbole pour la ville de New York, pour les États-Unis ainsi que pour leur pouvoir économique à l’échelle mondiale.
La destruction du World Trade Center était donc à la fois un acte terroriste et un acte iconoclaste : il s’agissait de la destruction d’une image et par là de la création d’une nouvelle image, qui est celle de la destruction. Autrement dit : l’image des tours, symbole de pouvoir, a été remplacée par l’image des tours détruites, symbole de la défaite. Il convient de dire que le gouvernement américain a décidé de répondre à cet acte terroriste par une guerre. La question se pose, si cette réponse a été adéquate, ou plus précisément pourquoi elle ne l’a pas été.
En même temps, une autre guerre s’amorçait, appelée la guerre contre la terreur (traduction problématique en Français d’ailleurs, car en France on parlait généralement de la guerre contre le terrorisme), c’était une guerre des images, plus encore, cette guerre était elle-même une image. Selon Mitchell, la guerre contre la terreur est une « conception imaginaire et métaphorique devenue réalité ». (1)
« Métaphores et images sont des “erreurs” pures et simples. D’un point de vue logique, une métaphore est une erreur catégorielle, tandis qu’une image constitue une simulation ou une imitation, non une réalité. Dès lors, mener une guerre contre la terreur est littéralement impossible et aussi peu sensé que de mener une “guerre contre l’angoisse”. Cette guerre est pourtant devenue une incontestable réalité matérielle et historique au cours de la première décennie du XXIe siècle, littéralisée et actualisée par la plus puissante machine militaire de la planète. » (2)
C’était une métaphore qui a été prise pour réalité, ou plus précisément, elle a été rendue réelle par la décision des États-Unis d’attaquer l’Irak. Pour Mitchell ce n’était pas cohérent que de mobiliser une armée contre un ennemi imaginaire. Imaginaire ne voulant pas dire ici un ennemi qui n’existe pas, mais un ennemi qui ne peut être localisé. C’était une guerre sans objet.
« Les attentats du World Trade Center n’avaient aucune signification militaire. Il s’agissait de produire un spectacle qui traumatiserait une nation entière. » (3) Et un peu plus loin : « D’innombrables commentateurs l’ont bien sûr martelé : La Guerre contre la Terreur n’a rien de métaphorique. Et ils ont raison en un sens, car la métaphore ne s’est que trop littéralisée et réalisée dans les faits. » (4)
Non seulement, la réaction n’était pas cohérente, mais elle a aggravé les choses. Pour Mitchell, elle ne fait que représenter l’incapacité des États-Unis à traiter de l’histoire et de la réalité et de surmonter les effets pathologiques de l’événement, autrement dit, c’était choisir un remède qui, selon Mitchell, n’a fait qu’accélérer les effets de la maladie. (5)

La relation image/texte

L’artiste américaine Jenny Holzer (1950, vit à New York) se sert dans son travail essentiellement de textes qu’elle introduit sous forme de visuels dans l’espace public afin d’interpeller le spectateur. Elle se revendique elle-même comme artiste publique. Selon elle, l’art doit non seulement être dans la rue, mais doit aussi utiliser les moyens de communication les plus visibles, afin d’être perçu par le plus grand nombre de personnes les plus différenciées.
Après un long silence suite aux événements du 11-Septembre 2001, Jenny Holzer présente une série d’œuvres, redessinant le paysage politique aux États-Unis après le 11-Septembre et relançant le débat sur les opérations officieuses du gouvernement américain : abus de prisonniers, tragédies en Irak, en Afghanistan et à Guantanamo Bay.
Elle se sert de formulaires, lettres, empreintes digitales, mails et messages internes entrés dans le domaine public depuis l’Acte de liberté d’information (Freedom of Information Act). Les documents sont plus ou moins morcelés ou effacés par la censure. Jenny Holzer les transforme en peintures avec un rendu très proche des sérigraphies de Warhol.
En 2004-2005 elle a réalisé des projections lumineuses dans la ville de New York, intitulées For the City. Il s’agissait d’abord de trois projections à la Cathédrale de Saint John the Divine et à la Cooper Union à downtown Manhattan et au Bethesda Fountain au Central Park, et ensuite de deux projections supplémentaires au Rockefeller Centre et à la Bobst-Library de la New York University. Pour ces projections, elle utilisait les mêmes documents administratifs que pour les tableaux, mais également toutes sortes de textes poétiques d’auteurs de nationalités et d’horizons très divers. La différence dans l’utilisation de la langue entre documents informatifs et poésie ne pourrait être plus frappante. Son geste de reprise de ces textes, dénué de tout jugement de valeur ou de considération sur le bien et le mal servirait, selon l’artiste, à s’approcher le plus possible de la vérité dans le sens le plus vague du terme.

Jenny Holzer, For The City. New York, 2004-2005.

« Toute histoire renferme en réalité deux histoires : l’histoire des faits tels qu’ils se sont déroulés (“ce qui s’est produit”) et l’histoire des faits tels qu’ils ont été perçus (“ce qui s’est dit”). La première porte sur les événements ; la seconde sur les images et les mots qui définissent le cadre au sein duquel ces événements acquièrent une signification » ou encore « ce qui en a été dit en vue de la justifier, de l’expliquer et de la relater », constate Mitchell. (6)
Ce n’est pas un problème nouveau, tout comme toutes les guerres ont bien aussi été des guerres d’images, mais ce qui a changé, c’est d’abord la quantité d’images et de commentaires qui circulent et surtout le temps de réaction. Grâce aux nouvelles technologies et aux réseaux sur Internet, les images circulent presque simultanément avec les événements, « en temps réel » comme l’on dit. Cette rupture d’échelle se traduit nécessairement par une crise de l’image, ce qui nous amène au cœur du problème : l’image à l’âge biotechnologique ou du pictorial turn au bionic turn.

Le pictorial turn

En 1994, Mitchell avait posé les fondements de sa pensée sur les images et le rapport image/texte avec la publication de Picture Theory. Ce livre avait fait l’objet de deux séances du séminaire en 2008. C’est Mitchell lui-même qui avait forgé la notion du pictorial turn dont il expose les principaux tenants dans le premier chapitre de l’ouvrage. Il y montre comment la pensée moderne s’est réorientée autour de paradigmes visuels qui semblent menacer et renverser toute possibilité de maîtrise par le discours et traiter de l’image dans la théorie et de la théorie comme imagerie.
La tournure reprend une formule de Richard Rorty qui avait parlé de linguistic turn. (7) Dans la préface d’une collection de textes publié en 1967 sous ce même titre, Rorty a attaqué la philosophie analytique du langage qui, toujours attachée à une théorie de la reconnaissance, essaie de résoudre des problèmes philosophiques en réformant le langage (construire un langage idéal) ou de mieux comprendre le langage. Rorty considère que les deux tentatives ont échoué car, selon lui, une théorie de la reconnaissance est fondamentalement impossible.
Ce qui intéresse Mitchell, c’est que Rorty présente un modèle historique systématique qui est proche de celui que nous retrouvons entre autres chez Vilém Flusser : l’Antiquité et le Moyen Âge connaissaient une philosophie des choses, du XVIIe au XIXe siècle elle était remplacée par une philosophie des idées. Au XXe siècle finalement nous sommes passés à une philosophie des mots, c’est le linguistic turn.
Concrètement cela veut dire que la textualité et le discours sont les modèles prédominants pour expliquer et comprendre le monde. « La société est un texte » et les méthodes de la sémiotique, linguistique et rhétorique sont appliquées dans toutes les disciplines. Le linguistic turn qui culmine à la fin des années 1960 et au début des années 1970, serait donc, selon Mitchell, dans les années 1980 suivi d’un pictorial turn, c’est-à-dire la prédominance absolue des images et d’une compréhension du monde basée sur et s’articulant à travers des images.

Lire la suite du texte sur le site de TK-21.

(1) W.J.T Mitchell, Cloning Terror. Ou la guerre des images du 11 septembre au présent, Paris, Les prairies ordinaires, 2011, p. 10
(2) ibid., p. 17
(3) ibid., p. 47
(4) ibid., p. 48
(5) Cf. W.J.T Mitchell, conférence du 30 novembre 2006 (en anglais).
(6) W.J.T Mitchell, Cloning Terror. Ou la guerre des images du 11 septembre au présent, Paris, Les prairies ordinaires, 2011, p. 9
(7) Richard McKay Rorty, philosophe américain (1931-2007), figure centrale du post-structuralisme américain, proche du néo-pragmatisme et du libéralisme politique, dont l’œuvre reste très controversée.

Image d’ouverture> Jenny Holzer, For The City. New York, 2004-2005.

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