Artiste magistral dont la capacité de travail et l’appétit vital ne sont pas sans rappeler ceux de Picasso, Miquel Barceló est un enfant terrible de l’art contemporain qui fait de la peinture un chaudron débordant d’une œuvre sans limites et protéiforme. Sa fascination pour le monde naturel lui a inspiré des toiles qui évoquent la matérialité terreuse de l’art informel, ainsi que des compositions qui s’inspirent des effets de la lumière et des couleurs changeantes de la nature. Expérimentant toujours des matériaux non traditionnels (cendre volcanique, nourriture, algues, sédiments, pigments faits maison…) comme des techniques inédites, ses œuvres portent les traces de l’énergie farouche qui anime son processus créatif. Comme l’artiste-philosophe Hervé Fischer, Barceló ne croit pas au progrès en art. Selon lui, l’artiste d’aujourd’hui n’est pas différent de celui des grottes préhistoriques. Il fallait donc que sa parole s’inscrive dans la série de textes initiée pour les 15 ans d’ArtsHebdoMédias à propos de l’affirmation : « Les arts sont toujours premiers ». Rencontre avec Miquel Barceló à l’occasion de l’inauguration de la Grotte Chaumont, monumentale céramique réalisée pour le Centre d’arts et de nature du Domaine de Chaumont-sur-Loire et désormais pièce majeure de sa collection.
Premiers souvenirs d’art et de nature
Le premier souvenir est de nature. Être dans l’eau. Avoir un masque et regarder les poissons. Se laisser envahir par l’intensité du moment. Miquel Barceló a appris très vite à nager. Penser à cette époque de la petite enfance, le renvoie immanquablement à ses autres activités. La lecture d’abord. Il est de ces enfants « bizarres » qui savent lire à 3 ans. Le comment importe peu, seul demeure l’exploit et le bonheur de lire toujours. Puis il y a aussi le dessin, qu’il qualifie, par endroit et sans le distinguer, de peinture. Trois activités constantes qui fonctionnent comme les vases communicants. Ce que l’un lui refuse, l’autre lui donne. Et pour qu’une journée soit parfaite, il suffit qu’elle accorde un temps à chacune d’entre elles. Bien d’autres choses passionnent l’artiste mais celles-ci sont des constantes, des piliers. Les souvenirs d’art adviennent tout aussi naturellement. Car sa mère, Francisca Artigues, peignait. Chez eux, flottait l’odeur de la peinture à l’huile, trônait le chevalet plein de couleurs. L’enfant est fasciné et commence à peindre très tôt. Sa mère lui donnera son matériel et très vite il occupera un étage de leur grande maison. A l’adolescence, apparaissent les appareils photos, les sons électroniques, les films en Super 8. Le jeune Miquel fait de nombreuses explorations, mais peindre est dans sa nature. Rien n’est plus intense pour lui. Aucune autre forme d’art n’est capable de rivaliser, de le mettre dans cet état de sentiment extrême. Une réalité qui lui évite d’avoir à choisir. Ainsi, même s’il est doué en mathématiques – mais pas du tout en calcul car trop paresseux pour apprendre par cœur les tables de multiplication – et aime, pour les mêmes raisons,le jeu conceptuel de la poésie, rien ne peut le détourner de la peinture. Il la travaille à bras-le-corps, se repaît de sa sensualité, l’affirme dans un rapport concret avec la matière. Comme l’eau, elle offre la possibilité de se soustraire au monde tout en y étant immergé. Elle ne le représente pas. La peinture existe pour et par elle-même. Si quelqu’un y voit une pieuvre ou une étoile, rien n’y change. La question de la représentation est toujours secondaire.
Tout est peinture
Tout alors est abordé comme une peinture. Même si elle est « crue » et que la céramique doit cuire. Bien sûr, il serait possible de lister toutes sortes de différences, mais Miquel Barceló l’assure, elles ne seraient que techniques et non philosophiques. Il pense qu’au XXe siècle, la tendance était à la séparation des arts et des pratiques allant jusqu’à provoquer des querelles, voire des inimitiés tenaces. Il fallait être abstrait ou figuratif, peintre ou sculpteur. Mais que se passe-t-il si un tableau est posé au sol et une sculpture accrochée au mur ? Depuis longtemps, peut-être même depuis toujours, Barceló a aboli cette distance picrocholine. Il déteste tout ce qui pourrait ressembler à une habitude ou à une condamnation au même. Ce qui lui plaît, c’est de pouvoir rebondir, de rester disponible à ce qui se présente. Matériaux, techniques et sujets. La seule injonction à laquelle il répond est le désir. Un désir qui le pousse dans une direction et dont il ne saura que plus tard la finalité. La variété des œuvres nées des mains du démiurge est inépuisable. Il y a l’immense foisonnement de peintures de tous formats, des dessins à l’encre, au crayon, à l’aquarelle, à argile…, des objets énigmatiques, des portraits à plat ou modelés, des propositions spectaculaires comme le plafond de 1500 m2 de la salle où siège le Conseil des droits de l’homme, à Genève, ou la chapelle de San Pedro, dans la cathédrale de Majorque, et aussi des œuvres éphémères comme Paso Doble, performance en compagnie de Joseph Nadj, ou cette fresque de 300 mètres de long réalisée pour la BnF et effacée après trois mois d’exposition. Miquel Barceló aime créer pour des lieux de pensée, qui stimulent la réflexion et élèvent l’esprit, mais sans exclusivité. Seul compte l’immense joie de créer et cela peu importe que les œuvres soient conçues pour durer des siècles ou bien pour disparaître rapidement.
La naissance de la Grotte Chaumont
En toute logique, Miquel Barceló n’a pas d’idée préconçue. Il se laisse porter par son envie, peut changer de direction et réalise au seul moment de l’achèvement que l’œuvre est telle qu’il l’avait souhaitée sans pour autant avoir pu la penser d’emblée. Il ne poursuit pas une idée mais suit une intuition poussée par un contexte. A la pièce réalisée pour le Centre d’arts et de nature du Domaine de Chaumont-sur-Loire préexistait son environnement, un joli bosquet de son Parc historique. Non loin du château aux tours et pont-levis propices aux envolées narratives et aux évocations épiques, voilà que l’artiste imagine une œuvre posée à terre, peut-être comme un bassin sans fond où des poissons pourraient se faufiler, puis petit à petit la « chose » prend de la hauteur. Sorte de grand coquillage ouvert, elle se transforme finalement en une grotte où les stalactites viennent ponctuer l’espace. Parti au Japon avec des photos de cette « carcasse », Barceló dessine directement sur son téléphone une métamorphose. Des dents poussent, des yeux s’ouvrent, une langue s’agite ! Il faut faire rentrer des kilos de terre en supplément. L’animal fabuleux doit prendre vie, aller se tapir dans une contrée lointaine, tel un écho aux monstres de pierre des prestigieux jardins de Bomarzo.
Histoires de grottes
Pour Miquel Barceló, la grotte n’est pas un espace fantasmé mais arpenté. Comme la mer, elle colle à son enfance. A Majorque, les grottes sont nombreuses. Terrestres ou sous-marines, elles sont parées d’impressionnantes concrétions géologiques, véritable terrain de jeu pour l’artiste. Dans cet endroit qu’il qualifie de « spécial », il amène ses enfants et n’hésite pas à s’y rendre chaque jour quand il ne court pas le monde. Amoureux des grottes de son île natale, il n’en est pas moins attentif à d’autres. Car ici point de chevaux ou de bisons dessinés. Découvertes fascinantes qu’il a dû faire ailleurs. Les grottes ornées ont été une révélation, une prise de conscience aiguë de la proximité que Barceló entretient avec les artistes de la Préhistoire. Il aime à raconter combien il se sent proche d’eux. Dans un rire, il lâche : « Je fais une carrière fulgurante vers l’arrière ! » Et affirme que « l’art ne progresse pas », qu’il naît d’un « profond besoin humain ». Miquel Barceló est convaincu qu’il crée pour les mêmes raisons que le dessinateur de la grotte d’Altamira. Alors il s’amuse à travailler comme lui, à rapprocher son art de celui de ses grands aînés. Il use des mêmes pigments, des mêmes couleurs de manganèse ou d’oxyde de fer, des mêmes têtes de chevaux… mais sans jamais les imiter, soulignant un certain glissement opéré entre les différents temps. Membre du comité scientifique chargé de la restitution de la grotte Chauvet-Pont d’Arc, située en Ardèche, il est l’une des rares personnes à avoir pu approcher les fresques originales à plusieurs reprises. Cet abîme de 37 000 ans le fascine, ensemence son art. Bientôt, il voyagera en Australie à la découverte d’autres peintures rupestres.
A propos de la fascination pour l’âge premier des arts
S’intéresser à l’art de la Préhistoire, c’est d’abord réfléchir sur un temps long. Très long. C’est admettre aussi que nous déployons souvent une vision simplifiée de cette période qui couvre des dizaines de milliers d’années, contrairement, par exemple, à l’art occidental qui n’en compte que quelques milliers ! Parce que les témoignages sont moins nombreux et les analyses plus difficiles, nous mettons la loupe sur ce que nous connaissons le mieux et qui nous est le plus proche, soit majoritairement sur des œuvres qui n’ont que quelques centaines d’années. La Renaissance nous apparaît alors comme un point culminant de l’histoire de l’art. Barceló, quant à lui, s’interroge : et si c’était le Gravettien ou le Magdalénien ? Notre art ne serait alors qu’un « petit épigone » de celui du paléolithique, le résultat d’une lente décadence opérée depuis la grotte Chauvet. Un exercice de pensée pour le moins salutaire. Et l’artiste d’affirmer de nouveau : « Il n’y a pas de progrès en art. » Mais alors, quelle pourrait être une motivation universelle ? Miquel Barceló évoque des raisons intimes, de l’ordre de la transcendance, qui l’attachent tant à ceux qui dessinaient dans les grottes, qu’à Van Gogh. Pour lui, il n’y a pas de hiérarchie ni dans les temps, ni dans les géographies, ni dans les pratiques. « L’art, c’est l’art. »
Retour auprès de la Grotte Chaumont
Connu pour son approche expérimentale, Miquel Barceló aime inventer matériaux et techniques. Il lui fallut construire un four immense pour faire cuire la Grotte Chaumont, puis emprunter un convoi exceptionnel et déployer des trésors de délicatesse pour la déposer à sa place. L’artiste a vécu plus d’un an avec elle dans son atelier, mais fût surpris de la découvrir à Chaumont-sur-Loire comme si elle y avait toujours été. L’œuvre est une merveille. Yeux aux aguets et mâchoires ouvertes, l’être fantastique se tapit dans la verdure, son fond de gorge orné comme une caverne et barré de dents telles des stalactites. Est-ce Jonas, ici, prêt à quitter la baleine ? Et cette langue rouge, n’est-elle pas en fait le manteau qu’il a perdu ? L’artiste sourit et se souvient que Miro disait oui à toutes les interprétations. C’est un oiseau ? Oui, oui. C’est une femme ? Oui, oui. Barceló affectionne la polysémie et l’histoire de l’art. Les citations affleurent sans pour autant tomber dans l’évidence. L’artiste brouille les pistes. Il préfère toujours avoir quelque chose à apprendre, à comprendre et affirme ne pas en savoir plus que nous. Ce n’est pas sa « nature de savoir ». Quand il reviendra, une nouvelle chose lui apparaîtra. C’est certain. Car il aime davantage ce qu’il ne maîtrise pas ou ce qu’il ignore que ce qu’il connaît. Il aime le frisson des choses faites pour la première fois. Elles ont une beauté particulière impossible à égaler.
Avertissement aux téméraires, la Grotte Chaumont peut vous avaler. Au fond de la gorge du fabuleux animal un sombre passage file droit vers l’au-delà du réel. Vers une terre où règnent légendes et mythes. Qu’on se le dise !
Infos pratiques> Les œuvres pérennes du Domaine de Chaumont-sur-Loire sont visibles 363 jours par an. La Saison d’art, du 30 mars au 27 octobre 2024. Le détail de la programmation est à découvrir en un clic.
Vient de sortir en librairie > Miquel Barceló-De la vida mía, Mercure de France, 264 p., 35 euros.
Image d’ouverture> Miquel Barceló et la Grotte Chaumont, le 29 février 2024. ©Miquel Barceló, photo CCD