Artiste important de la scène espagnole, Artur Heras n’en est pas moins connu aussi en Europe comme en attestent ses récentes expositions à Brême et à Francfort. C’est au tour du centre d’art ACMCM d’accueillir ses œuvres à Perpignan, jusqu’au 31 mars.
Le titre de l’exposition De la nuit et du brouillard représente d’emblée une prise de position critique. La reprise de Nuit et Brouillard, film d’Alain Resnais tristement connu de tous, annonce un traitement tragique du sujet. Au-delà de la référence cinématographique, qui fut parmi les premières à documenter l’holocauste, ce sont les funestes initiales nazies qui sont convoquée ici, NN Nacht und Nebel, label fatal adressé à tous ceux qui résistaient au régime hitlérien. Artur Heras en accentue encore le drame par ce terme quantitatif DE la nuit… et DU brouillard. En y associant cette quantification, Heras propose une objectivisation des aspects temporel et météorologique. Il va en soupeser la portée, comme si une trop forte dose de nuit, invisibilisait les victimes, obstruait volontairement la réalité, et finalement justifiait les éléments de style pour lesquels il a optés. Il évoque ainsi la tragique banalisation d’un universel (une nuit devenue continue) et celle d’une intempérie (le brouillard) évaluée arbitrairement comme une marchandise au poids.
Artur Heras est un peintre engagé, son œuvre est une suite de prises de conscience, d’alertes et de vigilance traduites dans plusieurs thèmes plus habituels concernant la liberté, l’oppression, le langage… Dans cette exposition, il révèle une relation nouvelle entre l’identité des personnages et le déroulement de l’histoire. Défi impressionnant qu’il s’est donné ces trois dernières années que de revisiter l’histoire de l’extermination systémique des hommes par des monstres déterminés.
A l’entrée, une immense toile bouche toute visibilité sur l’intérieur de l’espace, elle montre une main dont la peau craquelée se détache avec une précision repoussante, symbole extrême de ce que à quoi le spectateur doit s’attendre. Mais ce n’est pas un théâtre de présentation des horreurs, c’est une compréhension profonde de cette tranche d’histoire que l’artiste met en scène, avec une conception plastique très poussée, qui va jusque dans le détail et permet d’atténuer la tension émotionnelle produite par l’ensemble. Présent au moment de l’accrochage, il a veillé à rendre l’esprit du lieu.
La nuit s’exprime dans des séries de dessins bouleversants, reprenant à l’identique les portraits photographiques réalisés par les nazies et particulièrement par Karl-Friedrich Höcker, simple employé de banque devenu photographe zélé de la SS qui avait soigneusement préservé ses clichés, histoire de répertorier son travail « bien » fait. C’est de cette manière que certains portraits dessinés se retrouvent face à face avec ceux de leurs bourreaux (K-F. Höcker, Irma Grese, 2020) accrochés sur le mur opposé. Cette confrontation est cinglante, elle fond et confond la virtuosité de l’exécution plastique à l’implacable efficacité de l’exécution de masse. Ce n’est pas une imitation, c’est un fait. Ces documents conservés comme mémoire vive d’Auschwitz, Artur Heras y a eu accès dès qu’ils ont été déclassifiés. Ils sont ici haussés, extraits d’un lugubre « oubli » par le trait vif à la mine de plomb qui leur (re)donne vie à la surface du papier, une manière historique ou postmonitoire de répéter un illusoire « j’étais là », un erit ou un pinxit piqué dans la surface comme l’inscrivaient les peintres de la Renaissance pour attester de la vérité du sujet. Parmi ces portraits ceux de Walter Benjamin (2017), philosophe, figure notoire de l’intelligentsia juive qui, après avoir fui l’Allemagne, s’est caché du régime de Vichy ; de Joseph Beuys (2021), artiste bien connu de l’avant-garde des années 1970, qui, jeune pilote de la Luftwaffe à l’avion abattu, fut sauvé par une communauté de Tartares et dont les éléments de survie – graisse, miel et feutre – sont devenus les matériaux fondamentaux de son œuvre, traduits par Heras à l’aide de deux petits chiffons de graisse et de miel collés au bas du dessin, puis une autre figure célébrissime, celle de Jorge Semprun, capturé, déporté en tant que communiste à Buchenwald, représenté dans son costume de prisonnier glaçant au matricule 44904.
Pas de distinction nette entre nuit et brouillard mais des insistances qui se croisent entre la noirceur d’un projet planifié d’extermination et la volonté post-mortem de faire disparaître non seulement la trace du crime mais toute trace de leur existence-même. Le brouillard prend autant de formes que celles des brouillages de documents, ou d’imitations réalisées par le peintre en 2023, intitulées Chroniques, fiche Todfallsaufnahme (1941) pour la vérité historique et cette petite pièce titrée Al Caïda établissant une passerelle avec le monde contemporain par laquelle Artur Heras ne manque pas de faire allusion à différentes situations de guerre que ce soit entre Gaza et Israël ou entre la Russie et l’Ukraine. L’engagement d’Heras couvre la lutte contre tous les régimes autoritaires. Son œuvre dédiée à la revue anti-fasciste El mono Azul (1936-1939) en témoigne. Rêve, peur et réalité d’El Mono azul montre une toile de grand format assortie d’un petit train électrique, sorti semble-t-il d’une collection de jouets d’enfant, crée un vrai contraste entre le jeu de petite échelle et le sujet militaire présent dans la toile. C’est aussi la dimension humaine qui intéresse cet artiste et la peinture véhicule au sens propre son propos et ses convictions.
D’autres pièces plus monumentales sont des points de nouage faisant référence directe à cette période noire du XXe siècle. Artur Heras associe des objets, jouet, chiffons, pelle en bois, balai, machine à écrire, fourche… dont on pourrait se demander quel rôle ils jouent par rapport aux peintures ?
Devant la juvénilité de ces hommes rayés de bleu (Los laborables, 2021), alignés face à nous, leurs outils plantés devant eux comme s’ils étaient encore prêts à les saisir, la question ne se pose plus. Qu’ils aient été paysan, secrétaire ou cheminot tous ont succombé à la folie meurtrière, leurs outils les représentant comme des attributs héraldiques de leur dignité. C’est bien l’entreprise esthétique de l’artiste. Il la voue à restituer la dignité de tous ces êtres brûlés vifs, torturés, érodés par des tâches surhumaines, il leur redonne vie avec justesse, et au lieu d’attiser, aplanit au contraire tout ce qui surgirait de la haine, de la vengeance, de la xénophobie…
Il revient à Heras le mérite de ne pas sacrifier la peinture à la narration. Même si les dessins sont là et montrent leur virtuosité, c’est l’échange, la transmission, la tolérance qui lui paraissent essentielles. Destination Auschwitz (huile sur bois et plomb, 2020-21) est l’œuvre maîtresse de cette exposition. L’artiste a reproduit à l’identique un wagon de transport des juifs vers le camp d’extermination. Œuvre de plus de 4 mètres, elle se poursuit au sol par du gravier qui en se confondant avec la couleur des lieux interpelle le visiteur. Leur crissement soudain sous nos pas nous fait réagir et agit comme un aiguillon signifiant « Attention, ne tombez pas ! ». Cette scénographie est doublée par une insertion dans l’œuvre d’une zone noire, découpée et piquée de petits lumignons. Cette pièce est aussi rébarbative par son sujet qu’elle est poétique par son traitement, les couleurs fanées et cette petite abstraction lumineuse apparaissent comme des alertes, mais jouent aussi un rôle plastique important. La rupture entre les matériaux, le prolongement sur deux plans dépassent le traitement traditionnel de la peinture et agrandissent l’espace de l’œuvre, augmentent la réalité suggérée et concrétisent une réalité artistique, même si pour certains cela évoquerait un train fantôme.
Les références à la peinture abondent aussi en ce sens. San Bartolome nos mira (2019) est non seulement une peinture à thème religieux à l’instar des peintures réalisées jusqu’au XVIIe siècle mais il en fait une scène de genre et non une scène d’histoire, en focalisant son sujet sur un seul personnage, saint Barthélémy, symbole dédié au massacre des Innocents du monde chrétien. Le nombre des victimes est symbolisé par un monticule de vêtements qui rappelle l’œuvre de Christian Boltanski dans le cadre de Monumenta en 2010, lui aussi mobilisé par l’évocation de la Shoah et l’indispensable devoir de mémoire. Alors qu’on peut établir une autre analogie entre l’œuvre d’Heras, réalisée au crayon et en ciment, représentant un site d’extermination vu du ciel (Vue aérienne, 2020) et les 45 sections de Boltanski faisant allusion à des tombes, Artur Héras fouille en détail les archives de l’histoire pour les transmettre une fois interprétées avec soin et talent.
Tout comme San Bartolome, El grito (2018) et le dessin qui lui fait face Las furias (2018) sont aussi inspirés par Munch, et le titre de son œuvre fameuse Le cri, que par Jose de Ribera, contemporain du Caravage, pas seulement pour la puissance baroque mais aussi pour ses sujets mettant en cause la souffrance humaine, les martyrs, et les objecteurs de tout genre face au pouvoir politique. Les contrastes, les matières, les collages sont autant de procédés propres à révéler le grondement, la révolte et la souffrance. Dans cet autre dessin où deux personnages s’opposent tête-bêche, l’artiste a posé au premier plan des taches blanches, insolites, mais là encore il s’agit d’ajouter « un objet », une « pièce » décalée de la composition « logique » du tableau, de convoquer la réalité picturale dans ce cas, pour que cette pseudo-abstraction nous invite à comprendre « ici, peinture », marque supplémentaire du témoignage engagé de l’artiste. Ces signes picturaux présents dans l’œuvre (on pourrait en recenser un grand nombre dans un développement plus affiné) sont essentiels pour saisir la distance prise par l’artiste vis-à-vis de son sujet. Sujet qui n’est pas anecdotique, mais support du déploiement de son engagement. Dans chacune de ses œuvres Heras est précis, jusqu’au-boutiste, il donne l’impression d’un contrat vital avec son sujet qu’il retient jusqu’à sa livraison. Le public doit être un partenaire, un émissaire, cette peinture demande de l’information, le sujet n’est jamais prétexte à l’imitation mais à la transmission et sa virtuosité est au service de la réflexion. Cela ne l’a jamais quitté.
Dans l’exposition une œuvre parmi les plus anciennes de 2003 est intitulée Ramsès II o es Franco ? C’est dire la proposition faite au public de ne pas faire de différence entre un pouvoir vieux de 3000 ans et un autre de moins d’un siècle. Une silhouette noire de profil sur fond jaune d’or s’appuie sur une prédelle faite de lattes de bois brut, elle marche sur des débris, des décombres… L’aspect doré ne trompe personne, le fond saturé de nombres peints au pochoir ton sur ton n’est pas sans signifier les hiéroglyphes d’un monde contingenté, où l’index et le sexe vont dans le même sens laissant derrière eux les traces boursoufflées de leur passage qu’une main dans le dos désigne. Bien évidemment, il n’est pas opportun de fabriquer des histoires à partir d’une œuvre si exigeante mais l’engagement de l’artiste ne prête pas à confusion. Nul besoin de didascalies pour accéder à l’interrogation posée sur un pharaon tout puissant et conquérant et sur celle d’un dictateur impitoyable, c’est une identité remarquable pour parodier une formule mathématique restée à peu près accessible !
On ne peut quitter cette exposition sans avoir vu les sérigraphies de la petite mezzanine, et sur la plus grande, les moyens formats plus abstraits mais tout autant subversifs (Ossuaire, 2015), ni sans avoir regardé les films non sonorisés réalisés selon une compilation d’images d’archives, dont l’un deux appartenant au fonds FFI a été prêté par l’Institut Jean Vigo.
De nuit et de brouillard, dont le style n’appartient à aucun expressionnisme ni minimalisme, est baignée de gravité et de sobriété qui en disent plus qu’une violence picturale se voulant démonstrative. Pourtant la ponctuation des œuvres avec des objets variés fait diversion en nous contraignant au réel. En plus d’être une mine d’informations historiques, d’obligations mémorielles urgentes et incontournables pour notre société actuelle, l’exposition d’Artur Heras est aussi la palette d’un talent artistique qui ne se confond pas avec une certaine mode picturale actuelle dédiée à la figuration, mais s’avère un passage obligé de la conscience par l’expression esthétique.
Infos pratiques> Artur Heras-De la nuit et du brouillard, du 20 janvier au 31 mars 2024, A cent mètres du centre du monde, à Perpignan.
Image d’ouverture> Entrée de l’exposition De la nuit et du brouillard. ©Arthur Heras, photo ACMCM