11 h 30 porte de Bagnolet. Un coup d’œil rapide confirme que l’artiste n’est pas encore en position. Il reste une demi-heure avant le top départ. Impossible d’être en retard, la performance ne dure qu’une minute ! Le 8 janvier 1994, porte Dorée, les artistes Sara Holt, Cécile Le Prado, Jean-Max Albert, Claude Faure et Jean-Claude Mocik (photo ci-dessus) initient une série de rencontres au rythme d’un samedi sur deux à une porte de Paris. Le premier tour achevé, Jean-Claude Mocik décide de poursuivre seul les rotations. Le jeu consiste dès lors à produire à chaque rendez-vous un film de 60 secondes qui démarre à midi pile, nom de la performance. Artiste et réalisateur, il accumule, depuis le début des années 1980, films expérimentaux, vidéos d’art et installations. Œuvre consacrée dès 1992 par une rétrospective au Centre Pompidou. Une année à la tête du département cinéma et vidéo de la Fabrica, centre de recherche et incubateur artistique de la marque Benetton à Trévise, le propulse dans un autre monde. Là, au contact de nombreux artistes internationaux, il acquiert une expérience déterminante dans la gestion de projet et prend conscience du caractère essentiel du « brainstorming ». Point de départ d’une réflexion poursuivie jusqu’à aujourd’hui sur la puissance du partage des idées. Actuellement enseignant à l’Institut national de l’audiovisuel, Jean-Claude Mocik poursuit son travail de réalisation et développe une activité de conseil en communication audiovisuelle. Rencontre avec un homme qui a un pied dans l’art et l’autre dans l’entreprise mais les deux mains occupées par des caméras !
ArtsHebdoMédias. – Quel genre d’artiste êtes-vous ?
Jean-Claude Mocik. – Un artiste qui n’expose plus ! Depuis plusieurs années maintenant, je ne participe que très rarement à des manifestations même si je reçois dans mon atelier le premier dimanche de chaque mois, à 16 heures. Là, je montre le résultat de mes divers dispositifs en cours que ce soit mes prises de vue quotidiennes, les Midi Pile ou d’autres vidéos comme Laos no blabla réalisée cette année à la faveur d’un séjour dans ce pays. Je continue à noircir des cahiers. J’y note idées, séquences, formes, traitements, dispositifs… qui me servent ensuite dans mes créations. Si ces dernières années, mon travail de concepteur et de réalisateur a souvent pris le pas sur mon activité artistique, je n’ai rien abandonné pour autant.
Comment définir votre pratique ?
Jeune artiste je me définissais, coquetterie, comme réalisateur « rythmicien ». A force de manipuler l’image, de gratter la pellicule, de faire du montage, j’ai travaillé la notion de cadence, de temps, de durée. Une recherche naturelle pour le musicien que par ailleurs j’ai failli être. Un métronome autour du cou, je bats la mesure ! J’aime inscrire des stimuli visuels et sonores dans la durée. Le ciment du cinéma, comme d’autres l’on déjà dit. Autre axe de recherche : le palimpseste. Notion que j’ai aimé aborder en utilisant le multiscreen (ndlr : image décomposée sur plusieurs écrans). J’apprécie l’idée des couches successives, de répétition aussi. Ce qui m’intéresse, c’est d’associer à de multiples structures rythmiques des niveaux différents de dynamique visuelle. J’apprécie également de travailler différents supports pour une même œuvre. Depuis peu, je réfléchis au relief et insère du volume dans mes travaux, c’est tout nouveau.
Quel cinéma pratiquez-vous ?
Quand je fais du cinéma, de l’argentique, je suis plutôt porté sur les sujets du type paysages, objets… Il n’y a pas de figuration, pas de relation à l’acteur. Pour moi, les comédiens appartiennent au théâtre. Je pense que le cinéma s’est fourvoyé dans le narratif, dans le théâtre filmé. J’appartiens à un cinéma plus abstrait, plus près de celui de Man Ray ou de Duchamp. La narration empêche l’innovation. Dès que les artistes vont vraiment s’approprier les outils numériques, des œuvres visuelles étonnantes vont naître. Malheureusement, le plus souvent, quand ils s’intéressent au cinéma ou à la vidéo HD, c’est qu’ils sont attirés par la narration. Très vite, ils ripent et se déplacent vers la littérature. Certains filment des fils électriques en disant : « Je filme des ondes »… C’est souvent métaphorique, symbolique, il n’y a pas de travail sur le support à proprement parler et ça me gêne. On est dans l’oral.
Peut-on créer sans dire ?
Pour moi créer ce n’est surtout pas chercher à dire des choses. Ma démarche est plus nécessaire qu’intellectuelle. Je suis très proche de l’art brut de ce point de vue-là.
Que cherchez-vous ?
Je cherche le rythme, la dynamique, le temps, la période, l’énergie. Je ne suis pas dans la démonstration d’un univers mais dans le sensible, dans la perception. Je suis du côté de Merleau-Ponty. Tout mon travail consiste à mettre au point des dispositifs de production d’images. Depuis bientôt 20 ans, je fais une prise de vue quotidienne. Je reproduis tous les jours les mêmes gestes : je sors la caméra, mesure les valeurs de lumière, cadre, déclenche, prends des notes et range. Je m’invente ma propre tradition même si chaque année, le jour de mon anniversaire, le dispositif de tournage change. Si la répétition amène au rituel, elle n’empêche pas le cheminement, la progression et en définitive la conquête de nouveaux espaces qui bousculent cette tradition. De la même façon, quand je tourne autour de Paris pour Midi Pile, je reproduis un dispositif qui n’a jamais changé, ni évolué depuis sa création, seule la mise en page d’un tour à l’autre diffère. A chacun de mes passages, la porte est la même, le mode opératoire est le même et pourtant le résultat est toujours différent. Je suis en rotation active, peut-être définitive !
Dans quelle mesure vos activités de réalisateur et de conseil en communication ont influencé votre vision d’artiste ?
Je suis devenu un adepte du « travailler à plusieurs ». Il faut en finir avec le statut de l’artiste, démiurge, posé sur un rocher ! La signature est une conception un peu XIXe siècle de l’art et de la création. Même si le marché lui est toujours très attaché, il devient de plus en plus urgent de passer à autre chose. Au-delà de l’auteur, il faut trouver des moyens qui permettent de dépasser les capacités du seul créateur. Qu’il soit artiste, dans le champ de l’art contemporain, ou créatif dans celui de la communication. Les uns comme les autres sont de manière générale très isolés. Lorsqu’on mène une expérience en équipe, le résultat est beaucoup plus riche. Bien sûr, une telle pratique ne peut se substituer au génie mais cette notion est-elle encore pertinente de nos jours ?
Comment justifier une telle option ?
Créer des œuvres originales est de plus en plus difficile. Les images affluent du monde entier. Les options créatives sont partagées quasiment en temps réel, les techniques aussi. Avant pour voir le nouvel habillage d’une émission télé aux Etats-Unis, il fallait prendre un billet d’avion, aujourd’hui toute la culture est à disposition grâce à Internet. Les nouvelles technologies de la communication ont aboli le temps et l’espace. Les concepts font le tour de la planète en moins de temps qu’il faut pour le dire. L’artiste du XXIe siècle ne peut pas assimiler l’ensemble des informations qu’il reçoit. Certains cherchent leur solution dans la solitude de l’atelier, pour ma part je préconise de mettre en commun les ressources. Les expériences des uns doivent permettre aux autres d’aller plus loin sans avoir à parcourir le même chemin. Il faut mutualiser les connaissances.
L’œuvre collective, une alternative à la panne d’inspiration ?
Pour exalter sa création, au lieu de rester dans sa bulle, l’artiste peut décider de confronter ses idées à celles d’un autre ou de plusieurs autres. De tels face à face peuvent être extrêmement moteur et mettre en connexion plein d’apports. Une œuvre collective, ou d’équipe, est beaucoup plus riche qu’une œuvre individuelle. Elle est le résultat d’une réflexion plus puissante. Ce qui m’intéresse dans cette démarche, c’est sa capacité à transformer : amener la personne en face, et soi-même, à une modification. Il ne s’agit donc pas seulement d’apport, mais d’effet. Il est vrai que cette proposition ne concerne pas tous les artistes. Elle intéresse en priorité ceux qui frayent dans des eaux numériques et/ou conceptuelles, qui réalisent films, installations ou dispositifs. Au cinéma, les frères Dardenne et Cohen ont dépassé la signature du réalisateur unique. Un jour ou l’autre, il y aura des collectifs, voire des réseaux, pour faire exister un film. Dans le champ de l’art, cette pratique est assez rare. Peut-être parce que les artistes craignent la dissolution de leur identité dans le collectif. Il ne s’agit pourtant pas de faire disparaître l’individu au profit d’un ensemble mais bien d’additionner les énergies.