L’œuvre à portée de sensation de Chomaz et Le Goff

Chaque année, un jury de critiques d’art visite Réalités Nouvelles en avant-première et récompense le travail d’un artiste. Ce prix consiste pour la presse en une publication, pour la Fondation Taylor en une aide à la création et pour la Maison Marin en une dotation constituée de matériel. Pour l’édition 2023 du salon, dix Prix de la critique ont été décernés parmi lesquels celui d’ArtsHebdoMédias, représenté par Francesca Caruana, qui a choisi deux œuvres et non une : Lauson de Bernard Jeufroy et Irréversibles Abstractions-Dissolution des mondes flottants de Jean-Marc Chomaz & Tania Le Goff. Focus sur cette dernière.

L’œuvre sélectionnée est intitulée Irréversibles abstractions. Le titre lui-même livre toutes ses raisons d’être. Nous sommes d’abord frappés en entrant dans la pièce sombre où l’œuvre a été installée, par l’impression de douceur contagieuse qui s’en dégage, puis dans ce même temps, par deux petits aquariums cubiques qui attirent notre regard. A partir de ce moment, un son s’invente dans un chuintement visuel, tout coule lentement et s’ébroue en douceur.
Ce sentiment de nouage entre sensations, objet savant, ambiance feutrée s’explique par la modestie des auteurs. L’hybridation commence avec leurs origines scientifiques. Lui dirige un labo, elle, est ingénieur. L’œuvre commune présentée pour Réalités Nouvelles a de quoi nous étonner. Ni technologie débridée, ni usage numérique, ni dispositif sophistiqué, Irréversibles abstractions-Dissolution des mondes flottants est une double pièce remarquable par sa simplicité quasiment réplicable à domicile comme le dit Tania Le Goff. La poésie qui se dégage de ces cubes remplis d’eau semble issue d’une merveilleuse construction réalisée par des chimico-physico-numérico-savants. Ils sont pourtant de réels acteurs des sciences ! Mais pour cette fois, leur désir créatif a laissé place à une mise en évidence d’un savoir scientifique invisible, la déconstruction d’un phénomène d’entropie. Cet irréversible mouvement de détérioration progressive d’un matériau sans retour possible à son état d’origine, est ici une démonstration de ce que la simplicité fait à l’imagination, au rêve et à la poésie.
Les deux œuvres imposent le silence, l’une est faite d’un bloc de caramel plongé dans l’eau, l’autre d’un gros cristal de sel, extrait des profondeurs d’une cavité saline. Surgit alors une admiration presque enfantine de ces petites bulles, minuscules particules qui montent ou descendent à partir d’un morceau de matière ambrée ou blanc nacré.

Une célébration de la relation arts-sciences

Emportés par ces petites formes qui se détachent de leurs mères sucrée ou salée, celles si englobantes qu’elles génèrent d’autres idées de narration plastique, nous ne voyons pas que leur éclairage est seulement fait par des lampes de poche, géométriquement scotchées de noir pour en orienter le faisceau lumineux. Ces deux pièces dialoguent entre sel et eau comme le font les couches des phénomènes d’halocline pour un plongeur, et créent la possible étendue d’une mer, altérité de celle que nous connaissons. Cette réalisation est une célébration de la relation arts-sciences poussée dans les retranchements de la simplicité. Outre les différents travaux en collaboration avec des artistes, Jean-Marc Chomaz n’en perd pas moins son statut de polytechnicien à la recherche de solutions pour « cultiver » l’eau, comme il l’a montré par le passé (2017). Entre les déserts de sel et une mer sucrée, c’est un océan de sensibilité poétique que nous offrent ces deux artistes-chercheurs.
Question simplicité, nombre de métaphores viennent à l’esprit et nous renvoient aussi à ces artefacts acquis sur les lieux de grand tourisme lorsqu’une neige de plumetis blanc tombe sur la tour Eiffel ou sur une Vierge Marie ! Ici, la « neige » est dépouillée, elle ne tombe pas grossièrement après un mouvement d’agitation d’un bocal clos, elle émane doucement de la matière. Qu’y -t-il donc de magique dans ce regard posé sur l’œuvre ? Vraisemblablement une soudaine immersion dans l’enfance, non pas parce c’est l’enfance mais parce qu’elle permet toutes sortes d’appropriations enrichies par l’âge adulte, une sérénité esthétique proche de ce que Hegel a décrit comme le transfiguré pour le surgissement du beau, une tranquillité active à portée de sensation, dépourvue d’un arsenal technologique.
C’est sans doute sur ce point, que l’impression première se vérifie et témoigne d’une réussite à capter le spectateur sur une réalité inconnue à la manière dont certains rolling pins racontaient une histoire personnelle des marins au XIXe siècle mais aussi dans la lignée directe de la théorie de l’art de Paul Klee : « L’art ne reproduit pas le visible, il rend visible ».

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Image d’ouverture> Jean-Marc Chomaz & Tania Le Goff, Irréversibles Abstractions – Dissolution des mondes flottants, 2023, installation arts et sciences ©Jean-Marc Chomaz & Tania Le Goff, Adagp Paris 2023. Photo Olivier Gaulon

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