Pour sa 77e édition du 19 au 22 octobre 2023, Réalités Nouvelles maintient son cap de soutien aux artistes, avec le concours du ministère de la Culture et de l’Adagp. Déployé en trois lieux, à Paris – sous la verrière de l’Espace Commines dans le Marais, au Réfectoire des Cordeliers près de l’Odéon, et à la Galerie Abstract Project non loin de Nation –, le Salon réunit chaque année des artistes qui travaillent dans le champ des abstractions et présentent chacun une œuvre : peinture, sculpture, gravure, dessin, ou photographie. Depuis 2014, la manifestation explore également l’intersection Arts et Sciences. ArtsHebdoMédias vous propose de découvrir en avant-première les installations du collectif Percept-Lab, de Jean-Marc Chomaz & Tania Le Goff et d’un collectif du Réseau Réalités Nouvelles.
Irréversibles abstractions – Dissolution des mondes flottants, 2023. Installation de Jean-Marc Chomaz & Tania Le Goff – Musique de Vincent Rouchon.©Tania Le Goff, ADAGP Paris 2023 & Jean-Marc Chomaz
L’équilibre ultime pour un système isolé consiste en la dispersion complète et irréversible de son énergie initiale équitablement répartie sur tous les degrés de liberté du système. Cette dispersion est appelée entropie. Son augmentation oriente l’écoulement du temps, rendant le retour à l’état d’origine impossible. Les deux bassins de l’installation Irréversibles Abstractions-Dissolution des mondes flottants mettent en œuvre cette dispersion entropique par la dissolution simple et irréversible d’un bloc de sel, de caramel et de glace. La surprise est que l’évolution vers l’uniformité complète n’est pas un effacement progressif et continu mais une suite de métamorphoses créant toute une cosmologie de formes dynamiques, abstraites et éphémères. Cette suite pourrait être vue comme un refus du non-être, un chemin repoussant à l’infini le néant qui en est la limite. On pourrait penser que ces deux pièces représentent des vanités modernes et abstraites, belles comme le sont les fleurs qui se fanent ou les feuilles de l’automne que le vent emporte. Mais ici les métamorphoses s’enchaînent à l’infini, itérations de plis et replis faisant de la dissolution une expérience sublime et sensible de l’irréversibilité, une abstraction tangible de l’odyssée du temps espace.
Dans le premier bassin, un bloc de sel gemme extrait de couches géologiques profondes libère, en se dissolvant, le récit ancien de cet océan asséché dont il est la mémoire. Les échantillons proviennent des rebuts d’un laboratoire d’étude des stockages souterrains. Dans une strate de halite (sel gemme), une cavité est creusée en injectant de l’eau pour dissoudre le sel. Elle est ensuite utilisée pour stocker temporairement de l’essence ou définitivement des déchets. Dans le cas de produits radioactifs, le projet est de sceller leur destin dans des couches à plus de 1000 mètres de profondeur, le sel formant une gangue étanche en fondant autour d’eux. Ici les échantillons sont libérés du questionnement scientifique et semblent revenir dans le cycle géologique en retrouvant l’océan primordial.
Le second bassin convoque les imaginaires des contes, de la cuisine et des jeux d’enfants en construisant à l’aide de simples planches de bois, des histoires fantastiques. Dans ce monde fabuleux, les blocs de caramel, en fondant, entraînent les courants d’un océan miniature. L’eau sucrée, plus lourde que l’eau claire du bassin, plonge vers les profondeurs. Parfois ces courants entrent en conflit avec une banquise qu’un lutin malicieux aurait posée à la surface. En fondant, la banquise libère de l’eau douce qui, plus froide, descend et se mélange aux courants sucrés. Cet océan imaginaire ressemble à notre océan dont la circulation profonde, dite thermohaline, est pilotée, d’une part, par le refroidissement de l’eau de surface au niveau des hautes latitudes et, d’autre part, par la formation d’eau plus ou moins salée provenant de la fonte des glaces, du gel ou de l’évaporation des eaux de surface.
Les deux bassins inventent des histoires parallèles, l’une nacrée, l’autre terreuse. Une tension se crée entre la froideur d’un artéfact de laboratoire et l’intimité gourmande de la cuisine, entre la rigueur d’un protocole scientifique et le plaisir des jeux d’eau enfantins. À travers une multitude d’échelles de Temps Espace, les courants éphémères nous invitent à un voyage imprévisible vers la dissolution parfaite.
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Luminotone 02 – Hommage à Lissajous, 2023. Installation de Percept-Lab : Filippo Fabbri, chercheur-compositeur, Laurent Karst, architecte-designer, docteur arts et sciences, Olivier Buhagiar, photographe, assistés de Etsy Ntinyari avec la complicité de Selim Belhassine et Jean-Loup Dierstein, spécialistes ondes Marthenot. ©Percept-Lab
Présentée en avant-première au salon Réalités Nouvelles 2023, l’installation Luminotone 02 révèle un univers sonore et vibratoire qui irradie l’espace tout entier, en dessinant d’étonnantes figures lumineuses géométriques synchronisées, en perpétuel changement et mouvement. Depuis ses premiers pas, l’être humain est immergé dans les stimuli externes et internes fournis par ses cinq sens. Sans cesse, notre cerveau essaye de les interpréter et de leur attribuer une signification. Notre éternelle recherche de sens nous pousse à tisser des liens, à construire des relations, à nous donner des repères, inventer des instruments de mesure et des mètres étalons, qui esquissent en continuation la carte géographique de notre propre connaissance, de notre compréhension du monde et de notre existence. Il nous arrive parfois de trouver du sens et des significations dans des endroits improbables ou insondables : par exemple, d’extraire des formes dans les nuages ou dans le brouillard, d’identifier des paroles et des mélodies dans du bruit sonore. C’est le phénomène bien connu de la « paréidolie » où l’imagination pousse notre capacité d’interprétation à l’extrême. Elle est ainsi capable de transformer le réel. C’est donc un procédé involontaire de création, qui par instant nous transforme en artistes, en artisans, en inventeurs, et qui repousse les frontières de l’inconnu à travers un acte créatif, expression de notre identité.
Luminotone : nom masculin, du latin lumen, luminis (qui signifie lumière) et tonus (qui signifie, en musique, le ton ou la tonalité). Le luminotone est un séquenceur vibratoire et sonore de morphing lumineux, une métamachine qui produit une infinité de figures optiques lumineuses géométriques en fonction de fréquences vibratoires et sonores déterminées. Le luminotone est composé de 2 plaques de verre de petite dimension, l’une verticale et l’autre horizontale, disposées à 90° l’une par rapport à l’autre. Sur ces deux plaques de verre sont fixés des excitateurs audio équipés de petits miroirs optiques. Placé à 45° par rapport à l’un des miroirs, un laser est redirigé sur le centre du second. Le faisceau est ainsi renvoyé parallèlement, en retour, à travers une lentille de verre dessinant par projection des figures géométriques lumineuses lorsque que les plaques de verre vibrent, actionnées par les excitateurs audio.
Luminotone 02 est une réinterprétation sensible des travaux du mathématicien français Jules Antoine Lissajous (1822-1880) pour accorder des diapasons. Elle procède de trois phénomènes synchronisés de façon à livrer une expérience sensorielle et esthétique inédite : la nature vibratoire d’un corps (ici une plaque de verre), le son généré par des excitateurs audio et la réflexion optique d’un laser sur des miroirs dessinant des formes lumineuses géométriques analogiques en perpétuel changement et mouvement. En 1883, Lissajous avait utilisé plutôt la vision comme outil de mesure, pour accorder entre eux deux diapasons, en générant des figures optiques. Il avait pour cela disposé deux diapasons sur une table, l’un sur un plan vertical et l’autre sur un plan horizontal sur un support. Les branches de chaque diapason, orientées à 90° l’une par rapport à l’autre étaient alors équipés de petits miroirs optiques. Il plaçait dans l’axe, à 45° du premier miroir, une forte lumière qui se reflétait dans l’autre miroir pour créer un faisceau en réfraction, visible à travers une petite lunette optique. Lorsqu’il actionnait les deux diapasons, les faisant vibrer, et que les sons se faisaient entendre en simultané, il pouvait alors observer dans la lunette de nombreuses figures optiques. Un relevé précis de ses figures lui permettait ensuite « d’accorder visuellement » deux diapasons.
Le dispositif présenté au Salon sera constitué de deux luminotones qui fonctionnent en simultané, dessinant deux figures côte à côte, instaurant un dialogue sonore, visuel et vibratoire, matérialisé par deux figures lumineuses en transformation continuelle. Cet étrange ballet géométrique nous livre ici une expérience esthétique inédite qui englobe l’espace tout entier par ses vibrations, ses sons et ses projections lumineuses. Il opère une concordance de phénomènes variables qui instaure une synesthésie, un maillage sensoriel, dans lequel certains stimuli génèrent une perception additionnelle inhabituelle, basée sur la synchronicité de la vibration, du son et de la lumière. Libre alors à l’observateur de déployer son propre imaginaire autour de ces phénomènes synchronisés.
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Le prompt art, nouvelle réalité à la croisée de l’art et de l’IA ?, 2023. Mosaïque d’images obtenues par chaque artiste en symbiose avec Stable Diffusion après de nombreuses itérations et commandes (prompts en anglais). Piloté par Carol-Ann Braun et Denise Demaret-Pranville, un collectif d’artistes* du réseau Réalités Nouvelles présente des expérimentations réalisées en symbiose avec des outils dotés d’intelligence artificielle.
Une trentaine d’artistes du réseau Réalités Nouvelles a travaillé avec des outils de rendu numérique dotés de ce que l’on appelle aujourd’hui l’intelligence artificielle. Leurs expérimentations ont été présentées à la Galerie Abstract Project en mai 2023, lors d’ISEA2023, le 28e Symposium International de la Création Numérique organisé par Le Cube Garges, l’École nationale supérieure des Arts Décoratifs et le Forum des images à Paris, avec l’appui de lieux culturels répartis sur l’ensemble de la France.
Dans un processus d’emblée itératif, le dialogue homme-algorithme s’articule entre des visuels fournis par l’artiste, ses directives écrites (prompts pragmatiques ou poétiques) et des paramètres proposés par l’interface du logiciel – l’ouverture à l’aléatoire, la taille ou la résolution de l’image, ainsi que d’autres contraintes techniques. Chaque artiste se confronte ainsi à des modélisations construites (en quelques secondes !) par des réseaux de neurones génératifs rattachés à de vastes bases de données. Les critères qui déterminent la production d’images s’affinent au fur et à mesure des négociations entre le vocabulaire esthétique de l’artiste et la capacité du logiciel à puiser dans des modèles de représentation correspondants.
Le couplage « image-texte » ouvre la porte à une nouvelle intermédialité, capable de fusionner styles, concepts, attributs plastiques et contextes disparates. Certains ont opté pour des références imagées : « map view, river delta, dripping, transparent colors, 40% blue, 20% yellow green, 10% emerald green, 10% light orange, 10% white, 10% red ». D’autres ont fait appel à leurs références artistiques : « Daniel Buren meets Bridget Riley » ou « Donald Judd meets Mondrian » ou « Klee meets Kusama »… Lâchant prise, d’autres encore ont jeté un gant poétique à l’IA : « abstract striped islands » ou « an enlightened soul » ou encore « provokes a curious feeling »… Certains ont pris une image numérisée de leur travail comme point de départ (ou « graine » dans le vocabulaire organique de Stable Diffusion).
Carol-Ann Braun et Denise Demaret-Pranville, curatrices de l’exposition, ont rassemblé les moments forts de ces expérimentations dans des structures modulaires fractales, des arbres de Pythagore. Ces structures permettent de restituer le fil de la « symbiose » avec l’IA, dont les petites formes carrées s’agrandissent pour mener à l’image « aboutie ». Autre parti pris : afficher les prompts de chaque artiste à côté de chaque arbre afin de sortir de la boîte noire des bribes du dialogue créatif sous-jacent. ChatGPT a aussi été sollicitée pour faire une synthèse poétique des prompts, texte affiché en grand au mur. Enfin, pour compléter la démarche, l’artiste David Victor Feldman a fourni l’algorithme permettant de fusionner les motifs de chacun. Incarnations embryonnaires de réalités nouvelles ?
A noter que le samedi 21 octobre à 17h30, aura lieu le colloque Apologie de la coproduction comme intelligence collective. Qu’est-ce que l’IA peut ne pas nous prendre ? Cette rencontre entre historiens, chercheurs, critiques et artistes se tiendra à l’Espace Commines.
*Francesc Bordas, Carol-Ann Braun, Philippe Cailloux, Claire de Chavagnac, Genève Cotté, Denise Demaret-Pranville, Vera Dickman, Philippe Henri Doucet, Gilles Drouin, David Victor Feldman, Sahar Foroutan, Stefanie Heyer, Françoise Kulesza, Paula León, Alain Longuet, Juan Sebastian Lopez-Galeano, Guy Nouri, Vincent Peterlongo, Laurence Reboh, Adine Sagalyn, Ketan Sathaye, Jun Sato, Laurent Sauerwein, Marie-Françoise Serra, Sabine Simmermacher, Mehdi Sioud, Peter Vukmirovic Stevens, Stéphane Trois-Carrés, Hugo Verlinde, Roger Vilder, Pamela Wesson, Yoann Yvonnet.
Image d’ouverture> Luminotone 02 – Hommage à Lissajous, Percept-Lab, 2023. ©Percept-Lab