Trépidantes urbanités au Palais de Tokyo

Ils sont plasticiens, créateurs de mode, tatoueurs ou musiciens, et viennent de Dacca, Lagos, Manille, Mexico ou Téhéran. Une cinquantaine d’artistes aux univers multiples et bigarrés ont entrepris de métamorphoser le Palais de Tokyo, à Paris, en une cité imaginaire, un nouvel environnement urbain tour à tour bouillonnant et calme, lumineux et sombre, joyeux et morose. A découvrir jusqu’au 8 septembre, l’exposition Prince·sse·s des villes entend refléter l’atmosphère singulière qui règne dans ces cinq mégapoles : « Autant d’archi-villes rhizomatiques choisies subjectivement, guidés par notre curiosité du moment, expliquent Hugo Vitrani et Fabien Danesi, co-commissaires de la manifestation. Elles sont l’expression d’un tissu de contradictions, à l’image du trafic routier saturé qui coexiste avec les réseaux numériques censés fonctionner avec fluidité. D’évidence, ces mégapoles sont aussi très différentes les unes des autres. Leur singularité culturelle, politique et sociale se charge de multiples récits qui sont autant de chemins de traverse pour appréhender leur identité dépourvue de toute dimension univoque. »

Vue de l’exposition Prince·sse·s des villes au Palais de Tokyo, à Paris.

« Vivre plus vite que les autres
Avoir un pied dans le futur
Vivre les rêves qui sont les nôtres
Et obéir à sa nature
Puisque rien ne dure vraiment
(…) »
Ces paroles de Michel Berger, à travers lesquelles il saluait les Princes des villes des années 1980, viennent immanquablement à l’esprit à peine franchie l’entrée du Palais de Tokyo, métamorphosé le temps d’une exposition en un espace urbain fictif, animé d’un étrange et joyeux mélange de couleurs, de sons et de rythmes. Inspirées par le bouillonnement métropolitain de Dacca, Lagos, Manille, Mexico et Téhéran, les œuvres des « artistes-prince·sse·s » réunis, à mi-chemin entre documentaire et imaginaire, témoignent d’une multitude de sensibilités et de manières d’appréhender les notions de chaos et d’effervescence. Pourquoi exposer des artistes travaillant dans ces cinq villes précisément ? Un choix complètement subjectif revendiqué par les commissaires de l’exposition. Réparties un peu partout sur la carte du monde, elles ont peu de points communs si ce n’est leur statut de villes émergentes, où les inégalités sociales et les tensions entre tradition et mondialisation sont particulièrement marquées. Au Palais de Tokyo, c’est un espace urbain inédit, hybridation entre réel et imaginaire, qui est offert au regard : conceptualisé par l’architecte Olivier Goethals, il invite le visiteur à traverser des paysages variés, plus ou moins saturés, bruyants ou colorés, tandis que les œuvres sont réparties entre une partie « jour » et une partie « nuit ».

Détail de l’installation signée Maria Jeona Zoleta.

Plasticiens, créateurs de mode, musiciens et même tatoueurs ont créé pour l’occasion nombre de pièces in situ, présentées sans souci de regroupement géographique et dans un désordre se voulant représentatif des grandes métropoles. Plusieurs artistes se sont vus délivrer une carte blanche pour s’emparer de toute une salle et proposer ainsi aux visiteurs de s’immerger dans différents univers singuliers. La Philippine Maria Jeona Zoleta, par exemple, présente une installation inspirée des espaces éphémères conçus pour les fêtes d’anniversaire pour enfants à Manille ; s’y s’entremêlent objets de récupération, sculptures et peintures emplis de références issues de la culture punk philippine, empruntées à l’univers kawaii japonais ou encore à la pornographie, un mélange provocant dont résulte une ambiance joyeusement débridée.

Transfigurations in ritual time, Chelsea Culprit, 2019.

Du méli-mélo de matières, formes, sources d’inspiration et messages présents dans l’exposition se dégagent quelques grands thèmes sociaux, rappelant ainsi que, même fictive, la ville reste ancrée dans notre réalité et aborde lucidement les questions contemporaines. Très présent dans l’actualité, le sujet de la communauté LGBTQ+ est ainsi au cœur du film documentaire Time in a Limbo ; le Bangladais Mahbubur Rahman filme la vie de transgenres à Dacca, ville où les agressions et meurtres de femmes transsexuelles se font de plus en plus nombreux. De son côté, le collectif mexicain Traición présente une installation composée de 43 drapeaux « polenchos » réalisés au fil des soirées queer qu’il organise régulièrement à Mexico. Chacune d’entre elles est l’occasion d’une performance durant laquelle un artiste est invité à s’emparer de la figure du Polencho, personnage inspiré par les écrits de Salvador Novo, intellectuel, politicien et entrepreneur homosexuel des années 1920. Chaque dessin est imprimé sur un drapeau, « hissé » aux côtés de ceux précédemment réalisés lors des soirées. S’inspirant de la scène queer new-yorkaise, Chelsea Culprit – l’artiste américaine vit et travaille à Mexico – questionne pour sa part les notions de genre et de représentation des corps, et s’intéresse à l’envers du décor à travers quatre sculptures représentant des gogo danseuses mexicaines dans leur loge.

Sa la na, a yuum, iasis, laissez faire, laissez passer, Biquini Wax EPS, 2019.

Les critiques politiques, elles aussi, abondent. Tantôt acerbes, violentes ou empreintes d’ironie, elles dénoncent la corruption et les niveaux de vie si disparates de ces villes émergentes. Censurée au Nigeria et cumulant plusieurs millions de vues sur Youtube, une vidéo de Falz, This is Nigeria, fait écho à la chanson rap de Childish Gambino, This is America, qui s’attaque aux violences policières aux Etats-Unis. Pour sa part, l’artiste nigérian s’en prend à la corruption, l’omniprésence de l’église évangélique, la pauvreté, le terrorisme de Boko Haram, autant de maux qui rongent son pays natal. Echoué au milieu d’une salle, se tient l’immense orque en résine du collectif Biquini Wax EPS (Sa la na, a yuum, iasis, laissez faire, laissez passer, 2019), référence au héros du film Sauvez Willy (1993) – l’animal est l’un des symboles les plus populaires de la ville de Mexico. Sa carcasse, à moitié visible, est envahie d’objets évoquant la pop culture et la société de consommation américaine. Les artistes invitent à repenser l’histoire du Mexique et s’inquiètent de la disparition des traditions culturelles, étouffées par des références mondialisées, majoritairement d’origine américaine.

Polenchos, Traición, 2015-2019.

Les préoccupations féministes reviennent par ailleurs de façon récurrente dans l’exposition. En témoigne notamment la série Listen de la photographe et reporter iranienne Newsha Tavakolian. Composée de six vidéos de chanteuses iraniennes qui se produisent sur scène, cette œuvre militante est dépourvue de son, comme pour mieux protester contre l’interdiction faite aux femmes de monter seules sur scène ou d’enregistrer leur musique. Dénonçant également la société patriarcale iranienne, les peintures de Tala Madani représentent des figures nues – uniquement des corps masculins –, sans identité ni regard, dans des situations grotesques et ironiques inspirées de stéréotypes de la société iranienne en lien avec les rapports de pouvoir et les tabous.
Invitation au voyage, à la rencontre, à l’écoute, Prince·sse·s des villes aborde moult thématiques socio-politiques contemporaines tout en laissant la part belle au rêve et à l’imagination. Une flânerie réjouissante à entreprendre jusqu’au 8 septembre.

Contact

Prince·sse·s des villes, jusqu’au 8 septembre au Palais de Tokyo.

Crédits photos

Image d’ouverture : ISLA INIP (détail), 2018 © Doktor Karayom, photo Y. Collomb – Vue de l’exposition Prince·sse·s des villes © Photo Y. Collomb – © Maria Jeona Zoleta, photo Y. Collomb – Transfigurations in ritual time © Chelsea Culprit, photo Y. Collomb – Sa la na, a yuum, iasis, laissez faire, laissez passer © Biquini Wax EPS, photo Y. Collomb – Polenchos © Traición,  photo Aurélien Mole

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