De par sa symbolique et son esthétique très fortes, l’or est un élément (dans tous les sens du terme, le métallurgique en tête) majeur nourrissant l’éternel débat entre beauté et idée dans l’art. S’il faut donner dans la philosophie – ne serait-ce qu’un minimum –, il convient de citer Platon et son « essence du beau résidant dans l’intelligible » contre Kant pour qui « est beau ce qui plaît universellement sans concept ». Ce courant double, symbolique et esthétique, trouve sa source dans les propriétés exceptionnelles du matériau. C’est donc sous cet angle que cette chronique a choisi de l’aborder, en s’efforçant de mettre en lumière des relations entre les propriétés et ce qu’elles évoquent. Cette mise en relation a conduit à une structure du propos selon trois thèmes : temps, espace et beauté. Les deux premiers sont dans le camp de Platon, le troisième dans celui de Kant mais tous concourent aux différentes symboliques de l’or.
Il est bien téméraire de prendre l’or comme thème tellement le sujet est galvaudé, battu (comme l’or, bien sûr) et rebattu. « EncORe l’or » dira-t-on. Cela dit, s’y lancer montre, s’il en était besoin encore, le pouvoir d’attraction de l’or, jusqu’à ne pas faire prendre conscience à l’auteur du danger de s’y aventurer après tant d’autres. Sa témérité est, heureusement, contrebalancée par une prétention minime dans son propos, avec la conscience de ne rester, probablement, qu’à l’orée de l’or mais avec la consolation de se dire que les effets de bord, comme on dit en science, sont souvent les plus marquants. Pour le reste, le lecteur trouvera une bibliographie dans l’ouvrage de référence, même s’il remonte à plus d’une décennie, L’or dans l’art contemporain, sous la direction d’Anne-Maire Charbonneaux (Flammarion, 2010) ou dans le catalogue, plus récent, de l’exposition du MUCEM Or (Editions Hazan, 2018). Il pourra se référer aussi à certains textes et déclarations de personnalités spécialistes ou propagandistes de l’or, au nom parfois, d’ailleurs, prédestiné comme Edouard Dor ou Christian Dior, par exemple.
Sémantiquement parlant, la conjonction or en tête de phrase signifie que le mot qui lui succède traduit un basculement des idées. En effet, l’or bascule-bouscule ces dernières jusqu’à les faire perdre et/ou en donner de trop. On ne sait plus ce qu’il représente : un café (« L’Or »), une robe ou un parfum (« J’adore »), une médaille en temps olympiques, etc. Quand il est question d’or, chacun y va de ses références tellement profuses, plus ou moins prestigieuses et historiques : de Molière à Goscinny, en passant par Cendrars bien sûr, pour ne citer que des littéraires. Cet article se limitera donc à celles nécessaires à l’exploration de l’intersection entre or et art contemporain.
Dans son texte associé à la lithographie L1973-36 d’Hartung dans Peindre (Ed. St. Gallen, Suisse : Erker Galerie, 1974), Ionesco met en avant le temps et l’espace comme éléments clés pour appréhender l’art, en allant jusqu’à considérer la spatialisation du temps pour apprécier une œuvre. Sur son exemple et modestement, pareille approche peut se concevoir pour aborder l’Or. Dont les deux propriétés les plus remarquables, en l’occurrence son inaltérabilité et sa plasticité (capacité à se déformer), l’imposent d’ailleurs pour être associées, respectivement, au temps et à l’espace. Toutes deux participent d’un désir de protection (« néologisable » en protector) qui sera explicité dans chacun des paragraphes correspondants.
Temps
Il est permis de penser, à l’instar d’André Breton dans son épitaphe, que l’artiste « cherche l’or du temps ». Si la fuite du temps est, de notoriété et banalité publiques, considérée comme une inspiration première pour les artistes, l’or peut, en effet, aider à l’exprimer et justifier ainsi la quête funéraire du Breton de Normandie. L’artiste designer contemporain Marc Newson, avec son sablier (Fig.1) laissant s’égrener un sable d’or fait de particules, improprement qualifiées par lui de nanobilles, est probablement l’un de ceux l’ayant le mieux exprimé. Bien qu’inaltérable, l’or souligne, en effet, ici, la fuite inexorable du temps, à la différence de ce qu’il montre dans l’art traditionnel où il est surtout utilisé pour signifier un temps figé pour l’éternité.
L’or peut donc constituer une matière essentielle dans l’emploi du temps d’un artiste. La propriété de l’or en jeu pour évoquer le temps est donc l’inaltérabilité. Pour signifier la même chose, le scientifique, toujours un peu cuistre, préférera dire que ce métal présente un haut potentiel d’oxydoréduction, c’est-à-dire une faible capacité à céder ses électrons donc à se dégrader (par oxydation notamment). L’or se préserve donc ainsi et préserve sa noblesse. Ce métal, en effet, appartient, avec le platine, l’argent, le palladium et quelques autres à la catégorie des matériaux dits nobles selon la classification donnée en science des matériaux. L’or est d’autant plus noble qu’il est bien né, ou plutôt « natif » puisqu’il est l’un des rares éléments à se trouver sur terre dans son état d’élément pur et non sous forme oxydé dans un minerai. L’inaltérabilité et la noblesse donnent à l’or un parfum d’éternité que l’artiste, son public ou quiconque aimera respirer voire s’approprier. Ce n’est pas pour rien que la fleur qui l’exhale est l’immortelle, à savoir un chrysanthème jaune à l’image de l’or : pas pour rien non plus que certains iront jusqu’à la mort pour espérer bénéficier de ces vertus de l’or. L’exemple le plus connu est celui de Diane de Poitiers que son élixir de beauté et de jouvence chargé d’or, pris consciencieusement chaque matin au réveil, a fini par empoisonner, manquant ainsi son « mourir jeune mais le plus tard possible ». L’immortalité est décidément plus facilement accessible au mort qu’au vivant. Le pharaon et sa momie plaident, en effet, plus en faveur de l’or que la pauvre Diane pour prétendre à l’immortalité. Son inaltérabilité fait manifestement de l’or un meilleur viatique vers l’éternité : pour la momie ou, mieux encore, pour le dieu puisqu’il en est la chair dit-on (Gauguin seul l’ayant vu en tant que chair humaine). Il suffisait au pharaon d’être ainsi solarisé par l’or (le soleil symbolisant l’or, parce que jaune et à lumière inépuisable semblait-il aux anciens) pour prétendre à l’immortalité. Cette chronique n’en dira pas plus sur ce rôle, tant de fois traité, de l’or « thanator », pourrait-on dire.
L’or est donc un refuge temporel autant que spatial, jusqu’à en combiner les deux caractéristiques parfois. L’or des reliquaires n’enchâsse-t-il pas les os des saints pour les distinguer ad vitam aeternam des restes périssables des simples humains ? C’est probablement cette quête de l’immortalité qui fait utiliser l’or dans l’art japonais de la réparation, le kintsugi. L’art contemporain, en la personne de Sarkis, a repris cet art ancestral, en lui ajoutant notamment, l’idée de confinement spatial en l’appliquant aux pierres tombales de l’abbaye de Saint-Point, à Saint-Point-Lac (Fig.2).
De la réparation au recyclage il n’y a qu’un pas, pouvant marcher sur l’or qui plus est. L’or est, en effet, aujourd’hui, paradoxalement – mais logiquement en ces temps où la confluence des contraires est courante – associé aux déchets comme le souligne, surtout, l’art contemporain qui y puise inspiration. El Anatsui, notamment dans sa carte blanche En quête de liberté à la Conciergerie, en 2021, montre que l’ordure peut se transformer en or durable, le déchet devenant alors magnificence. L’une de ses installations présente un rideau d’or constitué d’un assemblage de cannettes, capsules, boîtes de conserve et autres immondices (Fig. 3). Dans le même ordre d’idée, Hassan Darsi en recouvrant les objets les plus banals d’adhésif doré, recycle leur perception en les « re-désignant », pour employer le faux anglicisme-barbarisme très intelligent déjà utilisé par l’historienne d’art Florence Renault. Le béton de la digue nord de Marseille, ainsi traité dans son installation Or d’Afrique 2 (Fig.4) en fut un bel exemple.
Cette technique de re-design, commune en art contemporain, permet donc de re-désigner le déchet en or pour en exprimer la symbiose. Le Passager de Ghizlane Sahli en est une récente illustration pour le plastique (Fig.5), suivant en cela les œuvres symbiotiques emblématiques voire scandaleuses de Piero Manzoni, Terence Koh ou Maurizio Cattelan se préoccupant de déchets plus humains. Le premier (Manzoni), dans la conception de son œuvre voulait donner à La merde d’artiste le prix de l’or, tandis que les deux autres aurifiaient (et horrifiaient, par là-même, souvent le public) des toilettes, en traduction probable de la promesse de Lénine « pour des jours meilleurs quand les pissotières seront en or ». L’or est donc associé aux déchets et s’impose même, ainsi, dans l’ère du poubellocène dans lequel le monde est aujourd’hui entré. Cela va jusqu’à faire dire que les déchets, via leur recyclage, représentent l’or de l’avenir voire l’art de l’avenir. A l’inverse, l’or peut aussi lui-même devenir déchet. Par cette identité entre or et déchet, l’or mérite donc aussi le qualificatif de modeste que lui attribue l’écrivain et historien Sylvain Pattieu. Plus amplement, ce caractère modeste peut être revendiqué par l’or pour ses répercussions démocratiques et économiques, comme la partie « Espace » les développe plus loin.
La réflexion sur le temps inspirée par l’or conduit logiquement au sentiment de puissance que l’immortalité entrevue peut faire naître. Au-delà même de la puissance cette vis aurea (force de l’or) semble conférer invulnérabilité, rien ne la surpassant par définition. Le proverbe marocain, disant que « seule la mort protège mieux que l’or », l’exprime parfaitement, tout en soulignant la proximité, autre que phonique, entre or et mort : proximité déjà évoquée précédemment, d’ailleurs. Axiome : l’or est éternel et sa possession donc donne la puissance, surtout s’il s’y ajoute la notion économique de richesse liée à sa rareté et à son universalité. Tout cela explique le mouvement alchimiste qui a prospéré tant que la science n’avait pas expliqué ce qu’étaient les matériaux, d’où ils naissaient et en quoi l’or se distinguait (ou pas) d’un vil métal. Merci Lavoisier et sa ritournelle dans laquelle tout se transforme et rien ne se perd. De toute façon, l’alchimie n’était qu’un leurre sinon la pierre philosophale aurait tellement déprécié l’or en le rendant commun qu’il n’aurait plus eu de valeur. L’alchimie et la transsubstantiation ont inspiré nombre d’artistes contemporains dont Evariste Richer qui en a bien montré la vanité par l’insertion d’un plomb de chasse dans un lingot pour en signifier la mort (Lingot mort, 2007) en une sorte d’alchimie à l’envers. Les surréalistes l’avaient bien compris en situant le processus alchimique dans la sphère symbolique comme l’un de leurs célèbres papillons (« Post-it » dirait-on, aujourd’hui) le déclarait ainsi dans les années folles : « Vous qui avez du plomb dans la tête, fondez-le pour en faire de l’or surréaliste ».Tagore, dans un puissant poème allégorique à la conclusion surprenante (in Le jardinier d’Amour, poème LXVI, p 110, nrf Poésie/Gallimard) les rejoint en montrant que la symbolique est bien la plus forte dans la recherche de la pierre philosophale. La quête de l’or, en effet, prévaut, selon lui, sur sa possession et, si transformation il y a, elle touche, en premier lieu, celui qui cherche : « Il cherchait la pierre philosophale, les cheveux emmêlés, hâlé, couvert de poussière, le corps réduit à une ombre, les lèvres aussi serrées que la porte close de son cœur et les yeux brûlants comme la lampe du verre luisant qui cherche sa compagne… ».
Plus tard, Yves Klein semblait renchérir sur le sujet en affirmant : « Le don est la pierre philosophale qui existe en chacun de nous ». Pareil investissement dans la quête de l’or ne se justifie que par l’attrait de la puissance qu’il est censé apporter, réellement ou au travers de croyances. Beuys l’avait parfaitement exprimé – et c’est la force de l’art contemporain –, en 1965, dans son action Comment expliquer les tableaux à un lièvre mort ? Il y montra que l’or dont il s’était couvert la tête permettait d’y parvenir grâce à la transformation de ses facultés cérébrales en résultant. Plus prosaïquement, Scaramanga, l’homme au pistolet d’or (et aux trois tétons, signe de puissance et gémellité selon Tournier) dans le film James Bond éponyme, se croit puissant jusqu’à ce que le 007 dans sa quête de l’or, sous la forme de balle tirée par ce même pistolet, le neutralise. Dans le même ordre d’idée, l’action de Franck Ribéry, à Dubaï, mangeant sa célèbre entrecôte recouverte d’or, le Jour de l’An 2019, sans concurrencer celle de Beuys citée plus haut mais digne d’un art contemporain – au moins culinaire – montra aussi le désir de puissance (sportive, en l’espèce) attribué à l’or. Nul ne sait si cette entrecôte avait été cuite à l’athanor, le four des alchimistes dont, incidemment, il est amusant de constater que l’or y avait toujours été plus présent dans son nom (même si l’étymologie n’a rien à voir) que sur sa sole.
Au-delà de l’axiome : l’or est inaltérable, certes, mais, pour rendre éternel celui qu’il caparaçonne, encore faut-il qu’il ne s’use pas du fait sa faible dureté (voire sa friabilité) et surtout qu’il adhère bien au corps qu’il est censé protéger. C’est, en effet, par l’interface qu’un objet revêtu d’or s’endommage et finit par périr. L’adhérence de l’or sur son support est donc la propriété qui en régira la durée de vie. Elle reste encore une notion difficile à appréhender, les phénomènes physiques d’adhésion étant parmi les plus complexes à étudier en science des matériaux, notamment pour aboutir à la mesure de l’adhérence, singulièrement difficile dans le cas de l’or. C’est pourquoi, il est certain que l’explication donnée, dans la plupart des ouvrages, de la bonne adhérence des feuilles d’or, est un peu courte. Il y est simplement dit, en effet, généralement, que la feuille adhère pratiquement sur tout support parce qu’elle est fine et légère. De la recherche sur le sujet reste donc encore à mener, avec de meilleures chances de progrès que dans le domaine de la transsubstantiation où la science n’a que peu à faire. L’or obnubile donc souvent ceux qui veulent se protéger des effets du temps. Il reste que la protection joue aussi dans l’espace.
Espace
L’or est un combustible dans ce qui pourrait s’appeler navette spatiale pour des mouvements, a priori opposés, de diffusion et de repli. La diffusion est à associer à la propriété de plasticité de l’or, c’est-à-dire sa capacité à être mis en forme, à s’allonger, s’immiscer, ou être réduit en poudre. Il est donc aisé de le faire circuler et en multiplier la présence pour une dissémination pouvant tendre à l’universalité. Tout cela se retrouve sous la forme de la pluie d’or image de la fécondation par Zeus de Danaé dans le mythe du même nom. Les représentations classiques en sont multiples, par Titien, Le Tintoret, Rembrandt, Klimt…, prolongées magistralement dans l’art contemporain par Anselm Kiefer, dont la Danaé est entrée dans les collections du Louvre. (Fig.6).
La diffusion de l’or est facteur de démocratie parce qu’il peut toucher une grande population, jusqu’à en être un déchet. Cependant, à la différence de ce qui a été vu dans la partie de ce texte consacrée au temps où le déchet se faisait or, ici c’est bien l’or qui est déchet. Il peut être créé volontairement comme dans Commutable, où l’artiste Chris Doyle voulait que l’or dont il avait recouvert l’escalier d’un pont de Manhattan (le Williamsburg Bridge) pût être emporté par les chaussures des travailleurs l’empruntant. Stéphanie Saadé, avec A Map of Good Memories et son or foulé aux pieds (dans tous les sens du terme), en 2015, avait rejoint pareille inspiration. Yves Klein fut précurseur de ce mouvement de circulation d’or-déchet, quand il libéra des mini lingots d’or dans la Seine mais pas au point de devenir Pactole, faisant ainsi se rejoindre le cours de l’or et celui du fleuve, pour signifier selon ses mots : « Ce que j’aime, ce n’est pas le bénéfice, c’est la circulation ». Ce même principe de diffusion-dissémination s’entend aussi comme composante économique soulignant que l’or est monnayable universellement comme a voulu le montrer James Lee Byars dans JHMBPFOMDFF (1989), sa valeur étant celle qui voudra bien lui être accordée (y compris dans des cotations extrêmes comme dans l’exemple précédent d’Yves Klein). Cet aspect économique ne sera pas développé ici, notamment parce que le matériau or, en tant que tel avec ses propriétés, a peu d’influence sur lui.
Enfin, la dissémination, par sa double composante économique et démocratique, peut s’entendre au sens de bonne parole. Celui qui a la « bouche d’or » (« krusostomos » en grec), dont la parole est d’or donc (comme celle de Saint Jean Chrysostome, logiquement prénommé ainsi) pourra contribuer à la démocratie (ou au prosélytisme) et à l’essor économique, ainsi qu’éventuellement, en conséquence, à la puissance. Espace et temps se conjuguent donc pour apporter puissance. La traduction en langage matériau pourrait en être que la plasticité associée à l’inaltérabilité définit, en quelque sorte, une nouvelle propriété de matériau qui pourrait être appelée aussi puissance compte tenu du bénéfice apporté à qui l’utilise. Il ne reste plus qu’à la faire reconnaître !
La diffusion/dissémination de l’or, tant pour ses vertus démocratiques qu’économiques, fait de l’or un matériau pouvant parfois même prétendre au qualificatif de modeste, selon la dénomination déjà mentionnée de Sylvain Pattieu, pour un art qui ne l’est pas toujours mais qui paradoxalement peut souvent l’être grâce à lui. La modestie ne fait pas partie des propriétés retenues en science des matériaux pour les caractériser, à la différence de la plasticité, la résistance à la rupture, etc., même si pareille dénomination pourrait parfois se révéler très informative aussi. La modestie a pu se manifester à certaines époques (au XVIe siècle en particulier, à l’exemple de Vasari) par souci d’économie. Une dorure à la feuille, en effet, pouvait se révéler pécuniairement avantageuse, vu la faible quantité de matière employée (le batteur d’or pouvant en descendre l’épaisseur au micron voire moins selon la technique employée), par rapport à l’emploi d’une couche de peinture dont les pigments pour certaines couleurs valaient très chers. Pareil usage va, bien sûr, à l’encontre de l’utilisation immodérée et exagérée de l’or qui a le plus souvent cours, sauf pendant les périodes de trop grande frugalité : par exemple, l’après-première guerre faisant oublier Klimt qui fut probablement l’artiste ayant le plus usé d’or ou l’après-deuxième guerre avec Rauschenberg ou Warhol qui négligeaient l’or. C’est alors qu’a pu naître chez nombre d’artistes une philosophie disant que si l’or pouvait donner de la valeur à des matériaux peu nobles voire des détritus (cf. Rauschenberg et ses Gold Paintings, 1953), il ne pouvait les transformer en art par sa seule valeur ajoutée matérielle. Par exemple, dans l’iconique Pot Doré (2002) de Jean-Pierre Raynaud, c’est bien le « socle » qui fait l’œuvre et non la feuille qui le recouvre, retrouvant en cela l’esprit du ready-made inventé par Marcel Duchamp et du Broken R.M (1986) de Hans Haacke, qui n’exigeait rien pour produire de l’art. L’or s’efface devant ce socle et son utilisation participe donc même, selon certains artistes et exégètes, de l’Ecole du respect de la matière picturale classique enseigné par Yves Klein. Ce caractère modeste attribué, logiquement, à l’or le déborde maintenant jusqu’à toucher le domaine du luxe puisqu’il en est devenu même l’un des symboles. Ainsi parle-ton du « simple luxe », pour ne pas employer le mot « modeste » qui fait un peu peur à une clientèle qui ne l’est pas toujours. Cette dernière préfère parler du sentiment de l’épure que le Japon d’Edo ou le Paris des années 1930 ont pu faire naître pour un luxe simple, pur, modeste où règne la sprezzatura.
Opposé à la diffusion, le repli constitue l’autre type de mouvement associé à l’or, en l’occurrence un mouvement de protection spatiale. L’art insectoïde d’Hubert Duprat en est le fruit autant que l’illustration. Dans cette forme d’art, à l’instar de l’huître perlière, l’insecte (un trichoptère en l’espèce) est le compagnon-outil de l’artiste qui fabrique son caparaçon en or, s’il s’en trouve dans l’eau qu’il colonise (Fig.7). Cet art de la chrysalide (de khrusallís : doré), de fait, évoque le repli mais aussi, par essence, la diffusion puisque la chrysalide préfigure le développement post-larvaire comme la Grande Chrysocale (2006) en cuivre (matériau objet d’une prochaine chronique) de Guillaume Leblon peut l’évoquer aussi. Il faut, cependant, comprendre que le repli, c’est-à-dire la protection dans l’espace que donne l’or, a ses limites, même si le mythe de la Toison d’Or continue de l’entretenir. Plutôt qu’à la célèbre Toison, il vaudrait mieux parfois associer l’or à la Tunique de Nessus. L’analyse des propriétés du matériau ne dit rien d’autre. En effet, si, pour ce qui est de son inaltérabilité, l’or est inégalable, sa résistance mécanique n’est pas des plus protectrices. Elle cède aisément le pas sur ce terrain, par exemple au tungstène voire à un bon fer à ferrer les ânes. La déchirure dans le Concetto Spaziale (1964) de Lucio Fontana, au nom prédestiné, semble avoir été créé pour signifier la possible faiblesse d’un bouclier, fût-il en or (Fig.8).
Beauté
La beauté est liée à la forme et à la couleur, les deux n’étant pas indépendantes l’une de l’autre. La forme dépend de propriétés mécaniques, la plasticité en tête, que la main de l’artiste exploite au mieux dans le cas de l’or puisqu’elle est très grande, tandis que la couleur dépend de ses propriétés optiques, en surface notamment. Il ne sera pas dit beaucoup, ici, sur les relations entre forme et beauté car l’or ne présente pas de particularités remarquables, en dehors de sa grande capacité de déformation. Ce qui aura pu être écrit relativement aux autres matériaux sur le sujet pourra être transposé à l’or, qui ne s’en distingue foncièrement pas. S’il s’en démarque, ce serait plutôt défavorablement : si l’on en croit Rodin qui plaçait, à la différence des ignares disait-il (cf. sa diatribe très bien rendue par Vincent Lindon dans Rodin, film de Doillon), la glaise loin devant le bronze et l’or (en dernière place) comme matériau pour la création de formes. Cependant, les vertus que Rodin prêtait à la terre pourraient être revendiquées pour l’or par les ornemanistes (ORnemanistes) utilisant le dépôt à la feuille. Si l’on en croit ses dires, le doreur, en effet, parce qu’il travaille (à) la surface d’une forme apprécie la plasticité de l’or, pour ne pas dire sa vie, et retrouve des sensations de l’ordre de celles du sculpteur avec sa glaise. Si un auteur de chronique doit absolument associer or et forme, autrement que par l’imbrication des mots (fORme), immanquablement il devra souligner que c’est la quête de la forme idéale qui les réunit. Cette dernière doit être au niveau de la pureté-perfection de l’élément or. Elle peut être symbolisée par le nombre d’or (bien sûr) ou par la sphère dans une représentation quasi mystique (cf. le Salvator Mundi de Vinci). L’art contemporain a probablement le mieux réussi l’association, grâce à James Lee Byars avec son The Most Beautiful Jewel in the World (1997) et son The Monument to Language (1995).
La couleur est la propriété qui, souvent, caractérise l’or pur ainsi que ce qui s’en différencie même si donné sous le même vocable. En effet, l’or est plurivoque : l’or blanc (la neige, le sel), l’or bleu (l’eau), l’or noir (le pétrole ou, pour les gourmands la cerise d’Itxassou), l’or vert (la forêt amazonienne ou tout espace vert devenu rare). L’or n’a donc pas de couleur arrêtée, comme l’historien d’art Guillaume Mansart se plaît à le dire ou l’artiste contemporain Jérôme Setton à le montrer dans certaines de ses œuvres. Sa couleur varie en fonction de son interaction avec l’environnement. Le résultat dépend alors, d’une part, de ses propriétés chimiques traduisant sa réactivité voire sa miscibilité avec d’autres éléments susceptibles de la faire évoluer et/ou, d’autre part, de ses propriétés physiques quand il est en simple voisinage avec d’autres matériaux (y compris dans un mélange). Des effets optiques, de contraste, de superposition, d’interférence, voire des effets plasmoniques, peuvent en résulter.
Pour ce qui est du ressort de la chimie, l’opération la plus courante est la création d’alliages pour faire varier la couleur de l’or, quand cet élément en constitue la base, ou pour en reproduire la couleur, quand l’or n’en est pas la base, voire en est absent. Le premier cas, correspond à toute la gamme de l’or classique, allant du jaune au rouge en passant par le rose, le gris, etc., grâce à l’ajout de cuivre, nickel et/ou argent (comme l’or antique l’est sous forme de minerai mélangé à l’argent et au cuivre), du fer (pour le dénommé or bleu) voire du palladium, du platine, du mercure ou du tungtène (comme une récente innovation française l’a montré pour obtenir un or blanc aux propriétés exceptionnelles). On l’appellera or assorti d’un qualificatif associé à la couleur (or jaune, or rose, or blanc, etc.) ou d’un nom particulier d’alliage, par exemple l’electron ou l’electrum. De doctes publications en parlent abondamment. Dans le second cas, il s’agit d’alliages exempts d’or dont la couleur peut s’en approcher : assez bien avec le laiton même s’il ne trompe personne ou le chrysoscale qui, lui, peut tromper tout le monde et être à la base d’œuvres contemporaines inspirées comme celle du même nom par Leblon déjà cité.
Pour ce qui est de la physique, ce sont les effets d’association (jusqu’au mélange) de matériaux différents qui génèrent, le plus souvent, la beauté. A une échelle assez grossière, par exemple celle du pinceau, la notion de contraste classique s’impose. L’or y est un créateur exceptionnel de contraste et le magnifie. Tanizaki dans son Eloge de l’ombre faisait aussi l’éloge de l’or en le considérant comme le meilleur pour sublimer l’ombre : « Lorsque les artisans d’autrefois traçaient des dessins à la poudre d’or… la majeure partie constamment cachée dans l’ombre suscite des résonances inexprimables » (Publications orientalistes de France, ALC, 1977, pp 42-43). Pour provoquer l’effet de contraste, les doreurs à la feuille d’or, utilisant parfois des techniques très complexes et évoluées, même aux temps anciens, travaillaient sur différentes couleurs. Le contraste le plus recherché et le plus répandu fut probablement celui avec le bleu outremer de lapis-lazuli, même si cette pierre coûtait plus chère que l’or (à la Renaissance notamment) jusqu’à ce qu’elle puisse être synthétisée au XIXe siècle. Le Tarot dit de Charles VI en est l’un des exemples les plus connus et saisissants (Fig.9a). Le contraste entre l’or et le bleu lapis, notamment, contribue (en plus du talent de l’artiste) à animer, au sens propre du terme, la composition en donnant du mouvement aux personnages tout en les détachant du fond et du cadre. L’art contemporain s’inscrit dans cette tradition du contraste avec l’or : Yves Klein avec son IKB (International Klein Blue), dans la veine du lapis-lazuli, associé à l’or, par exemple pour son Portrait-relief Arman qui pourrait se poser en équivalent contemporain de La Lune et le Soleil du Tarot de Charles VI (Fig.9b), l’effet de « sortie du personnage » y étant encore plus accentuée par sa mise en relief réelle ;
Anselm Kiefer avec sa série Le Camp du Drap d’Or (Fig.10) ou, plus récemment avec le noir au lieu de l’outremer pour Kiki Smith et son émouvante Usher with Handkerchief (2003) (Fig.11a) et David Hammons (A Cry from the Inside, 1969) (Fig.11b). Dans l’art contemporain, les techniques de dorure à la feuille d’or ne sont pas moins complexes qu’à la Renaissance, avec l’utilisation de mixtions plus ou moins élaborées pour faire adhérer la feuille comme chez Kiefer ou Guyomard, surtout quand plusieurs autres couleurs et matériaux sont employés (feuille d’argent, peintures variées) (Fig.12).
Parmi ces matériaux contrastant avec l’or, le verre conduit probablement à la plus grande diversification des effets parce qu’il joue non seulement sur le rendu direct mais aussi par translucidité. Jean-Michel Othoniel dont le verre est maintenant le matériau de prédilection, en a donné le plus bel exemple avec ses Belles Danses, pour la réhabilitation récente (2014) du Bosquet du Théâtre d’eau dans les jardins du Château de Versailles (Fig.13). Lui aussi retrouve l’esprit de contraste avec le bleu déjà cité, pour évoquer l’eau environnant la fontaine. Le contraste de couleur peut, en outre, entrer en résonnance avec le contraste entre les propriétés respectives du verre et de l’or qui est particulièrement marqué si le regardeur de l’œuvre en appelle à la fragilité pour l’un et à la plasticité pour l’autre. L’art contemporain a su jouer de ce double contraste pour produire des œuvres aussi bouleversantes que la munchienne The Damned (2004) de Liza Lou, grâce à l’emploi de perles de verre mêlées à l’or (Fig. 14).
A une échelle fine, jusqu’à celle des phénomènes optiques compte tenu de la longueur d’onde de la lumière dans le spectre visible (entre 380 et 580 nm (milliardième de m)), les effets de contraste peuvent être originaux. En particulier, quand l’or est fin, sous forme de nanopoudre par exemple, il n’est plus jaune. Sa couleur peut alors aller du bleu au vert, en passant par le rouge et le violet, en fonction de la forme et de la dimension des particules. Ainsi, le pourpre dit de Cassius résultera du mélange de micelles d’or avec une solution liquide ou vitreuse. De même, certains verres chargés d’or nanométrique (par exemple la célèbre Coupe de Lycurgue ou certains vitraux) pourront changer de couleur selon l’angle d’observation par effet dit plasmonique. Ces effets, que la physique a aujourd’hui élucidés, traduisent la continuité d’une voie de recherche traditionnelle sur la variation de coloration et l’irisation de l’or en association avec le verre. Cette voie était, d’ailleurs, celle déjà explorée par les mosaïstes dans les arts byzantins et chrétiens, dès le Ve siècle après J-C, pour exploiter les effets optiques engendrés par l’emploi de matériaux de très petites dimensions (à l’époque sous forme de lames de verre et feuilles d’or mêlées), sans la nécessité d’en comprendre les principes physiques y conduisant.
En fin de compte, l’or est beau parce qu’il est humain. De tout temps, il y a été associé, jusqu’à être considéré comme une seconde peau protectrice. Sans revenir sur la protection funéraire déjà évoquée, des créations contemporaines comme la South Face (2010) d’Evariste Richer ou les robes en fil d’or comme la J’adore (2009) de Galliano pour Dior ou la Magnificent gold (2006) de Guo Pei en attestent. Ces derniers rejoignent en cela une conception ancienne de la confusion entre chair humaine et or, à l’image de la couleur de la peau de Danaé se confondant pratiquement avec celle de l’or (Zeus) qui la féconde dans les sublimes représentations qu’en avait données le Titien.
Grâce au triptyque temps-espace-beauté, l’attirance de l’humain pour l’or est liée à sa capacité de résonance avec ce matériau aux propriétés telles qu’il peut y projeter ses pensées, ses sentiments, ses fantasmes, ses travers, etc. La Trinité(1997) de Winnie Testchmacher (Fig.15), exposée au MusVerre, semble d’ailleurs, de ce fait, plus illustrer ce triptyque que la Sainte Trinité qui avait inspiré l’œuvre initialement. Cet Aurea Testatur (Que l’or témoigne) contemporain présente alors un sens plus profane que celui qu’il prenait en dédicace de nombre de livres religieux du Moyen-Age. Outre sa résonance avec l’humain, si bien exprimée par Liza Lou dans The Damned (Fig. 14), l’or fait aussi écho à la nature ainsi que l’art contemporain veut souvent l’exprimer. Dali en fut l’annonciateur déjà, dès les années 1950, avec son Soleil végétal, le soleil représentant depuis toujours l’or (que ce soit chez les Egyptiens ou pour les alchimistes qui l’utilisaient comme symbole de l’élément). Alain Damasio, pour sa part, dans son magistral livre Les Furtifs définit l’or végétal comme un magnifique nouveau matériau, celui de la « joie fondue en lingot devenue couleur : jaune si riche et si plein » (p 181, Ed. La Volte, 2019). Est-ce à dire que l’or pourra jouer le rôle de lien entre l’homme et la nature, pour lui faire oublier ses désirs de domination ? L’art contemporain devrait alors l’employer davantage comme le mouvement de l’histoire l’y pousse, même si, aujourd’hui, il s’en trouve un peu oublié, malgré de belles exceptions comme dans les œuvres de Kiefer (cf. Fig.10). La Fondation Pinault, à son ouverture à la Bourse du Commerce, sembla le certifier, en ne présentant qu’une seule œuvre parée d’or (ou doré) : Cry from the Inside, déjà cité (Fig.11b), de David Hammons. Pour l’être humain, la nature devrait donc prendre, à terme, la place de l’or, du fait de la valeur inestimable qu’il faut maintenant lui accorder. L’un de ses éléments, l’eau, n’est-elle pas déjà « l’or bleu » comme René Dumont le prophétisait dans les années 1970 ? L’air, ne devra-t-il pas être mieux surveillé pour garder, à l’exemple de l’or, sa pureté vitale et devenir un « vent d’or » comme celui du bûcher de La Jeune Parque ?
Sur ce chemin, même l’invisible (quoi de plus naturel ?) est donc lui aussi de grande valeur. L’art contemporain s’en est bien aperçu, preuve en est la création Io sono, une sculpture invisible (?) de Salvatore Garau, vendue récemment aux enchères à Milan 15 000€ (Fig.16) comme pour montrer que, contrairement à ce que clame Raphaël Einthoven (Morales Provisoires, Ed. de l’Observatoire, 2018, p 124), l’art contemporain n’est pas « un art comptant pour rien ». Io Sono n’est rien qu’en harmonie – ce n’est qu’une expression – avec le morceau 4’33’’, en 3 mouvements de silence, composé par John Cage. En tout cas, pareille démarche ouvre probablement l’avenir aux métamatériaux, c’est-à-dire à une catégorie de matériaux dont le développement est appelé à rendre invisibles les objets qu’ils revêtent. Aujourd’hui, des résultats ont été obtenus, pour des éclairages à certaines longueurs d’onde et pour certaines formes d’objet. Les artistes et leur public peuvent donc commencer de rêver, y compris l’auteur de cette chronique qui envisage de traiter prochainement de ce sujet.
Même si la discussion sur la liaison humain-or-nature peut passer pour un couplet de plus dans l’antienne écologique, elle n’en reste pas moins susceptible de remplacer le couplet capitaliste (ou anticapitaliste, c’est selon) plaqué sur l’or depuis longtemps dans l’art contemporain (dessin ci-dessous) : l’une de ses plus formidables (au sens premier du terme) représentations en étant le distributeur automatique de billets en or (DABor pourrait-on dire) de Stefan Nikolaev (2009).
Dans la salle des ventes,
– Un acheteur : « C’est de l’art, ça ? ».
– Un autre : « Non, c’est de l’or ».
– Encore un autre : « Mais surtout de l’argent »
Et aussi la première chronique de Michel Jeandin : L’ombre d’une colonne de Buren est sans rayures