Bienvenue à Michel Jeandin dans les « colonnes » d’ArtsHebdoMédias. Vous vous souvenez peut-être qu’il y a un an nous avions interrogé ce directeur de recherche à l’Ecole des Mines. Si votre mémoire vous fait défaut : cliquez ! Suite à cette interview Michel Jeandin a eu l’idée d’une série d’articles, qui périodiquement aborderait un sujet touchant au domaine des matériaux et des procédés mis en œuvre par certains artistes. « Ni franchement scientifique, ni simple billet d’humeur, cette chronique n’a pour ambition que de partager quelques réactions d’un amateur d’art dont la vie professionnelle fut/est (pour employer les grands mots) portée par la science des matériaux. » Premier opus : le polissage.
La rayure est la hantise du polisseur. Ce n’est que quand elle n’est plus là qu’il considère avoir fini et réussi. Le polissage est le plus souvent, en effet, une finition visant à obtenir un bel aspect dont l’absence de rayure témoigne de la qualité. L’artiste-polisseur doit travailler directement la matière pour jouer avec la lumière, pour en jouer, comme dans un rêve qui en fait naître d’autres. Un travail qui n’est pas celui de l’ombre pour coller au proverbe africain, « l’ombre du zèbre est sans rayures et la panthère ne se déplace jamais sans ses taches ». Est-ce cela qu’a voulu montrer Buren en érigeant ses fameuses colonnes (FIG. 1 en ouverture) ?
Quand il n’est pas dit de finition, le polissage est un travail de dégrossissage, en sculpture, par exemple. Cette chronique se concentrera sur la finition qui, tout bien considéré, n’est autre qu’un dégrossissage poussé à l’extrême. Le polissage est le plus souvent mécanique, sachant que dans tout procédé qualifié ainsi, peuvent survenir des effets physico-chimiques issus de réactions avec l’environnement de la pièce (l’atmosphère par exemple). Mais retenons simplement que ce type de polissage résulte de la déformation dite plastique (parce qu’irréversible) de la surface de la pièce qui la subit. Elle s’effectue avec ou sans enlèvement de matière. Dans le premier cas, le mécanisme associé est celui d’abrasion tandis que dans le second, il s’agit d’aplatissement, aplanissement, repoussage, et/ou écrouissage. La déformation est obtenue grâce à des outils appliqués plus ou moins localement. Le terme d’outil est à prendre au sens large, son acception allant du grain d’abrasif noyé dans un liant jusqu’à des instruments aux noms plus ou moins poétiques comme le brunissoir, le disque tournant, la meule, le touret, etc., en passant par des billes, aiguilles d’acier ou autres matériaux durs concassés. L’outil agit directement sur la surface à polir ou en présence d’un lubrifiant qui peut être liquide comme pâteux. Dans ce dernier cas, pourvu qu’il contienne un certain volume de grains d’abrasif, il constitue alors ce qui est communément appelé une pâte à polir. Son application peut être automatisée et robotisée selon des mouvements, y compris vibratoires, éventuellement programmés au préalable. Outre son rôle mécanique, le lubrifiant assure une fonction thermique en évacuant la chaleur engendrée par l’opération de polissage.
Même si leur principe et leur objectif restent les mêmes, le nombre et la nature des opérations intervenant dans un processus de polissage (dans lequel on peut intégrer la découpe/tronçonnage, d’ailleurs) dépendent, bien entendu, du(des) matériau(x) en jeu. A l’extrême, si le matériau à polir se déforme peu, voire pas du tout comme c’est le cas d’un (matériau) minéral, céramique ou verre en particulier, l’enlèvement de matière s’effectuera par arrachement. Ce phénomène traduit la fragilité du matériau. Au-delà de l’enlèvement de matière, le polissage d’un matériau dur et fragile peut, cependant, se poursuivre si l’outil est encore plus dur et/ou ses conditions d’application particulières (par chocs répétés par exemple). Le cas du marbre est des plus parlants. Les références artistiques emblématiques du poli se trouvent chez les classiques avec Moore, Brancusi, et Pompon en chefs de file pour les plus modernes et avec David D’Angers s’il fallait ne citer qu’un classique parmi les classiques. La jeune grecque au tombeau de Marco Botzaris de ce dernier fournit, en effet, le plus bel exemple de la maîtrise d’un travail de poli de marbre (FIG. 2), quitte à provoquer un syndrome de Stendhal. Autant d’artistes cités parce qu’ils ont inspiré, ne serait-ce que techniquement parlant, les créateurs contemporains dont Bojan Šarčević, véritable maître, lui aussi, du polissage de marbre (FIG. 3). Pour ce qui est du verre, quand il n’est pas sous forme de pâte, il n’appelle pas un polissage mais, plutôt, à l’inverse, un dépolissage pour la recherche d’effets esthétiques que sa transparence totale interdit quand il est à l’état brut (de soufflage ou d’injection par exemple). Dépolir nécessite des méthodes comparables à celles employées en polissage : mécaniques ou autres.
Si le principe du polissage mécanique est simple en tant que résultante du contact entre un outil et la surface qu’il travaille (par enlèvement de matière), son application est autrement complexe. En effet, à échelle fine, le contact ne se produit pas, le plus souvent, entre deux corps (c’est-à-dire le matériau de l’outil et celui de l’œuvre) en mouvement relatif mais bien entre trois corps, le troisième pouvant avoir de nombreuses origines : l’atmosphère ambiante, débris formés au contact, lubrifiants, oxydes… La conséquence peut en être la possibilité d’apparentes bizarreries : par exemple qu’un matériau mou (comme du plastique) use un matériau dur (comme de l’acier). De plus, le troisième corps est susceptible d’évoluer pendant le polissage. Les mécanismes en jeu ont été mis au jour, élucidés dans ce qui s’est appelé la théorie du 3 e corps échafaudée par Godet, Vincent et Berthier au début des années 1970, et furent à la base de l’Ecole lyonnaise de tribologie qui a révolutionné, à l’échelle mondiale, l’approche de l’usure des matériaux. Le polissage, du ressort souvent de la tribofinition, leur doit donc beaucoup, les artistes-créateurs appliquant depuis toujours « avec les mains » via le polissage la théorie du 3e corps sans avoir eu à la connaître.
Plus généralement, il se comprend aisément que la notion de multicorps au contact, plus ou moins évidente en fonction de l’échelle à laquelle on se place, est primordiale : cette échelle étant, elle-même fonction de la taille de l’outil, le mot « taille » étant pris aux deux sens du terme : dimension et entaillage. Elle doit être considérée pour comprendre combien peut être délicat le polissage d’une matière composite, c’est-à-dire constituée de plusieurs matériaux dont les réponses au polissage sont différentes quand ils sont pris séparément. Les marbres, respectivement blanc de Carrare et noir des Pyrénées, des colonnes de Buren, pour revenir aux Deux Plateaux du Palais-Royal, en sont des illustrations. Le marbre est, par définition, un matériau facilement polissable, le mot « marbre », dans son acception la plus ancienne, désignant, en effet, n’importe quelle pierre « lustrable », c’est-à-dire suffisamment compacte et dure (granite et porphyre, par exemple) pour être polie et lustrée même si elle n’est pas calcaire comme l’est, à la base, le marbre, géologiquement parlant. Cependant, quand il entre dans la composition d’une matière composite, comme c’est le cas du marbre blanc des colonnes de Buren où il est présent sous la forme de granulats noyés dans un simple mortier à ciment blanc coulé (FIG. 1 et 4a), le polissage de la structure en nougat (riche en amandes) résultante est assez délicat. Les granulats de Carrare restent, en effet, immanquablement en relief par rapport au reste parce que plus durs (FIG. 4a). En revanche, les rayures noires des colonnes en marbre des Pyrénées sont uniformément lisses parce que constituées majoritairement d’une seule phase qui « encaisse » la découpe et le polissage sans que leur veinage (blanc) ne se creuse (FIG. 4a et 4b). C’est plus à l’interface entre les deux marbres (le blanc et le noir) que peuvent survenir quelques défauts : accumulation de salissures ou hétérogénéité de répartition des granulats à la coulée, par exemple.
La colonne de Buren constitue donc une belle éprouvette pédagogique pour montrer les difficultés de polissage dans le cas d’un multimatériau. En résumé, ces difficultés sont dues à l’effet de burin (l’effet de Buren pourrait-on dire) provoqué par l’outil (de découpe ou d’abrasion) risquant de creuser la surface et conduire à des stries de polissage (l’équivalent des rides sur un visage buriné… « buréné » !), à différentes échelles : celles des rayures (de la colonne) par l’emploi de deux types de marbre et celle de leurs constituants élémentaires, présents sous différentes formes et tailles.
Outre pour le polissage, l’hétérogénéité de ce genre de multimatériau peut aussi poser problème pour sa conservation et sa restauration. Cela peut se traduire par l’accumulation de pollutions diverses dans les espaces entre les différents constituants, des fissurations/fragmentations possibles dues au différentiel de propriétés entre ces mêmes constituants et la difficile reconstitution de parties manquantes (FIG. 4a et 4b). De plus, une phase de reconstitution/restauration impose de reprendre localement le polissage pour rendre invisible la restauration. L’opération est difficile car, vous le savez désormais, le polissage dépend beaucoup de la taille de la pièce sur laquelle on intervient (effet d’échelle) et les conditions de polissage local (y compris dans sa technique) ne sont généralement pas les mêmes que celles du polissage initial (FIG. 4a).
Plus généralement, dans le cas d’un matériau composite, si l’un des constituants est mou (ductile), il peut aller jusqu’à « beurrer » la surface en s’y étalant lors du polissage, la masquant donc en partie et en en modifiant l’aspect. A l’extrême, un matériau mou est très difficile à polir, par effet « d’auto-beurrage » et parce qu’un 3e corps parasite (poussière dans l’environnement, débris d’abrasif, pollution sur l’outil, etc.) peut venir le rayer au polissage. Rayage et « beurrage », en résumé, sont les deux cauchemars du polisseur.
Au lieu de jouer sur le matériau pour varier les effets esthétiques, on peut jouer sur le procédé de polissage. Certains artistes contemporains, comme Vladimir Skoda avec son Horizon des événements (FIG. 5), l’ont déjà montré de manière saisissante. Le changement peut s’effectuer en restant dans la famille des procédés mécaniques comme par le recours à d’autres types de polissages, principalement : chimique (par dissolution superficielle simple en bain chimique), électrolytique (par dissolution anodique en bain, sous l’effet d’un courant), photonique (par refusion/ablation de la surface sous irradiation laser). Enfin, le parachèvement de la surface peut être obtenu par l’application d’un revêtement sur cette même surface qui aura pu être préparée, au préalable, par polissage. Le choix du traitement de surface conduisant au revêtement résulte de raisons esthétiques, de rapidité d’exécution, de coût, et/ou d’adjonction de certaines propriétés (anticorrosion par exemple) à l’œuvre. Parmi les traitements souvent employés dans la création artistique figurent la peinture, l’aluminisation, le nickelage, le chromage, etc. S’il est bien réalisé, un revêtement, même déposé sur un matériau non métallique (de la résine comme les artistes en utilisent souvent par exemple), peut présenter un état comparable à celui d’une pièce métallique. Il reste que l’artiste contemporain, surtout si les moyens sont là, préférera souvent le métal de base poli. Pol Bury avec le polissage de ses fontaines sculptures installées au Palais-Royal, Sphérades (FIG. 6), en fut un exemple. Le poli de l’acier inoxydable de ses sphères complète parfaitement celui des marbres des colonnes de Buren établissant un lien entre métal et minéral.
Pour terminer, il est bon de distinguer le polissage volontaire du polissage involontaire, en d’autres termes le polissage… du poli pas sage ! Une manifestation de ce dernier est l’usure des statues caressées par les visiteurs qui veulent en apprécier les courbes. Le poli est alors, par effet d’adoucissement de peau, un signe paradoxal du temps, comme d’un désir (souvent machinal) de perception de l’œuvre, qui passe par le toucher. Le public comme l’artiste ou le technicien/ingénieur y fait appel pour apprécier la rugosité, le grain de la surface. Il usera, de préférence, de sa main gauche, plus sensible (pour les droitiers) à ce genre d’exercice. Au toucher, le doigt peut évaluer le micron de rugosité. La main pourra s’entraîner sur une palette d’étalons de rugosité, outil de base du métrologue en usine. Les galeries tactiles des musées sont aussi des terrains d’éducation de ce sens mais elles devraient aller au-delà de la présentation des contours des œuvres et inclure aussi leur état de surface, et s’ouvrir à tous les publics. Outre le toucher qui traduit le changement de relief (rugosité), la vue se trouve aussi être le témoin du polissage grâce aux effets de lumière : le recours à l’optique plutôt qu’à l’haptique donc. La lumière est l’une des trois notions clés que cette chronique veut associer au polissage, les deux autres étant relatives au travail et à l’uniformisation.
La lumière
Le polissage peut constituer une opération fondamentale dans la création artistique car la lumière irrigue l’art même s’il est convenu de le rappeler. Une prochaine chronique sur le tungstène, y reviendra plus longuement, du moins je l’espère. L’exemple de Monet l’atteste, lui qui exprimait la lumière des nymphéas plutôt que leurs contours précis y compris, et peut-être même surtout, quand sa vue déclinait. Ses Nymphéas furent ainsi tous différents et d’une force inouïe. Exprimer n’est pas copier, en effet, comme le souligne ainsi Einthoven dans ses Nouvelles morales provisoires (Editions de l’Observatoire, 2019, p 379), reprenant la pensée de Balzac à travers les mots de son Frenhofer (in Le Chef-d’œuvre inconnu, L’Artiste, août 1831).
Le travail de la surface de la matière, singulièrement son polissage, permet de jouer sur la lumière via son relief, autrement dit sa rugosité : de l’absorption totale jusqu’à l’effet miroir, avec, entre les deux, les différents degrés régis par les lois optiques (diffraction, diffusion, réflexion…). La réponse de la surface d’un matériau à la lumière s’en trouve ainsi définie. L’absorption totale (ou presque) correspond, dans la sphère artistique, au cas du matériau Vantablack (ou Vantanoir) (« peinture » noire de carbone à relief colonnaire nanométrique) exploité, dans tous les sens du terme, par le plasticien Anish Kapoor, digne descendant du piégeur de lumière de Serge Bramly (Un piège à lumière, Flammarion, 1979). A l’autre bout, le polissage dit « miroir » représente le Graal du polisseur. L’entre-deux pourrait passer par la brillance partielle, voire la matité ? Cette dernière est aujourd’hui souvent très appréciée, certains comme Nicolas Maury (cf. notes dans Notes d’ensemble) l’érigeant même parfois, originalement, en qualificatif de qualité, préférant, par exemple, tel comportement mat plutôt que brillant. Ce poli miroir, de rugosité moyenne 0,0004µm, échappe à une appréciation/estimation par simple toucher et il faut recourir aux mesures physiques pour en évaluer le relief. Un témoin peut aussi en être que deux surfaces métalliques adhèrent spontanément entre elles par simple mise en contact au toucher.
L’artiste actuellement le plus emblématique (d’aucuns diront hélas) du poli miroir est Jeff Koons qui qualifie, d’ailleurs très intelligemment, son œuvre de « caméléonesque ». L’artiste pratique plusieurs types de matériaux dont l’état de surface, le plus souvent poli, est devenu l’image de marque. Après la résine et la céramique utilisées particulièrement pour ses premières œuvres et, zeugmatiquement parlant, pour des raisons pratiques (dimensions, propriétés de résistance, et coût), Koons est passé au métal (FIG. 7), ce dernier pouvant être, en finition, vernissé avec un vernis éventuellement coloré.
Chez les artistes, l’utilisation du poli miroir témoigne souvent d’une volonté de faire montre d’une réflexion intellectuelle sur l’environnement via une réflexion optique de ce dernier. L’œuvre l’intègre autant qu’elle le renvoie. Elle se trouve démultipliée, à chaque fois différente, comme les perspectives autour. L’effet miroir créé par Koons, encore lui, dans la galerie des Glaces du château de Versailles en 2008 (FIG. 7a), était spectaculaire, créant une mise en abyme exceptionnelle. Cet effet, déjà recherché par Le Brun à son époque au moyen des 457 miroirs, en fut magnifié, de manière iconoclaste selon certains. Un sentiment probablement amplifié par l’utilisation de cet acier inoxydable considéré par Koons comme populaire parce que servant à fabriquer des casseroles. Il aura fallu le poli des surfaces pour l’ennoblir, lui conférer le luxe d’un reliquaire, en bref… le rendre digne d’être introduit au Château. Sous forme de lapin (FIG. 7a), tout de même ! L’état poli pour un artiste peut aussi refléter le caractère supposément lisse de sa vie. Celle de Koons est ainsi souvent décrite à l’opposé de celle de Warhol. La première serait sans aspérités, jusqu’à son discours toujours parfaitement poli (sic) comme l’écrit Nicolas Liucci-Goutnikov dans son introduction du catalogue de la rétrospective Koons de 2014 au Centre Pompidou/Beaubourg.
Le haut degré de technicité présidant au polissage des œuvres de Koons justifie d’en dire quelques mots. Les illustrations de la figure 7 serviront de base. Comme évoqué précédemment, le polissage se déroulera d’autant mieux que la pièce aura été bien préparée. La fonderie de précision permet de ne pas s’éloigner de la forme définie par l’artiste par moulage ou prototypage. Koons a réalisé ainsi ses pièces en acier inoxydable, comme le fameux Balloon Dog ou autre Rabbit (FIG. 7a), dans une fonderie californienne (non identifiée), en l’espèce. Le polissage fut ensuite effectué dans des ateliers spécialisés, ceux de la société Carlson & Co à San Fernando (disparue après la crise ayant touché le marché de l’art contemporain dans les années 2010) ou le sien propre à New York (sis à 600 Broadway dans les années 1990 puis au 475, 10e avenue). Les conditions de polissage restent inconnues, sauf peut-être de quelques-uns qui auront eu le privilège d’y pénétrer après avoir acheté aux enchères un droit de visite de l’atelier new-yorkais (dernière enchère de l’ordre de 3250 $, incluant quand même un déjeuner sur place !) comme l’occasion en fut donnée en mars 2008. L’auteur de cette chronique n’en ayant pas bénéficié ne peut s’appuyer que sur une étude bibliographique et la certitude que le polissage, surtout pour les œuvres monumentales, est une opération lourde et très technique.
L’effet de poli dépend des matériaux employés, au point qu’il n’est pas besoin de polissage parfois pour le produire. Koons utilise de la porcelaine vernissée (émaillée ou laquée) pour cela. L’état de surface au fini poli résultant simplement du moulage (et de la cuisson) de la pâte à base de kaolin constituant la porcelaine, éventuellement revêtue d’une dispersion aqueuse de pigments colorés. La porcelaine (céramique), par son poli, présente ainsi un aspect métallique (FIG. 7b). A l’inverse, un métal pourra être pris pour un autre matériau si sa transformation pour la réalisation de l’œuvre lui donne une surface, un poli donc, l’évoquant. Le Bouquet of tulips, installé derrière le Petit Palais à Paris, en est un exemple avec apparence de plastique/polymère (FIG. 7c). L’aluminisation de l’aluminium (coulé, magnéto-formé ou chaudronné, probablement, et utilisé de préférence à l’acier parce que plus léger) donne un aspect lisse et polychrome à l’aluminium utilisé pour les tulipes (tiges et ballons-corolles) tandis qu’une technique combinée (innovante) d’impression 3D-fonderie-peinture confère à la main en bronze un hyperréalisme organique saisissant. L’ensemble donne au métal l’apparente souplesse qu’il n’a pas et qu’aurait le plastique/organique : plastique qui ne pouvait être retenu pour une œuvre exposée à l’extérieur. Pour cette œuvre, le polissage n’a dû être utilisé que pour gommer quelques défauts de soudure ou de pliage, montrant en cela comment cette opération peut se limiter à une simple finition. Cette confusion (volontaire et admirable) entre matériaux, métal-céramique et métal-plastique, donne un caractère caméléonesque à l’œuvre, pour ne pas dire faux selon certains.
Cependant, il n’est pas besoin d’atteindre l’état « miroir » pour jouer sur la lumière et engendrer des sentiments. Au contraire, souvent, c’est un relief superficiel plus marqué qui les provoquent grâce à une variété d’effets produits à différentes échelles. Si l’ennui naquit de l’uniformité, l’émotion naquit de la variété. Dans cette quête, le bouddhisme parle de 10 directions pour la lumière et distingue les grandes des petites. Le plasticien Pierre Sabatier y a trouvé source d’inspiration, notamment pour la pièce intitulée Sidérolithe (FIG. 8a et b). N’est-il pas équivalent de dire que le relief (la rugosité) de surface en est la source, irradiant d’ailleurs dans plus de 10 directions et avec différentes (petites et grandes) intensités ? De nouveau, l’haptique rejoint l’optique pour émouvoir. Leur combinaison trouve sa meilleure illustration dans les tableaux dits « à malice » où ce qu’ils montrent varie en fonction du point d’observation : « Une croix vue de côté, ça le fait beaucoup moins », écrivait avec malice lui aussi Grégoire Lacroix dans ses Euphorismes (Max Milo ed., 2012). Ces tableaux exploitent la notion d’image changeante, pour employer le langage de l’optique physique. Cette notion est à la base de l’art cinétique et des images pieuses, pour ne pas dire miraculeuses, qui exploitèrent la technique des réseaux lignés mise au point par Estenave au début du XXe siècle. Ces réseaux permirent, également à la même époque, de belles innovations en photographie. Sur leur principe, les tableaux à malice sont réalisés non pas sur une surface plane mais sur une surface dont le relief est maîtrisé et, le plus souvent périodique et au profil, en coupe, en dent de scie. L’artiste choisit ce qu’il peint sur les faces des « lattes » en fonction de leur orientation pour maîtriser les effets de restitution à l’observation ultérieure. Les tableaux à malice étaient très prisés des Habsbourg qui en faisaient exécuter un à la mort de chacun des régnants de leur dynastie. Lors de la cérémonie de succession, en entrant dans la salle du trône, la cour pouvait voir le portrait du souverain disparu, Joseph II par exemple, tandis qu’elle voyait celui de son successeur, Leopold II dans ce même exemple, en en sortant. Plusieurs siècles plus tard, l’art contemporain cultive encore le sillon, avec Sergi Cadenas, en particulier, dont une installation vue à la galerie Artmundi (place des Vosges, à Paris), en 2020, montrait malicieusement l’effet miroir grâce au relief, au polissage, au métal, et au verre (y compris celui de la vitre de la galerie) (FIG. 9).
Le travail
Le polissage se veut souvent finition. Il correspond à la recherche du sentiment du travail accompli, ou plutôt de la création accomplie, avec toute la satisfaction qui y est liée. Aujourd’hui, le verbe polir se confond pratiquement avec celui de peaufiner, le caractère lisse ayant simplement remplacé la finesse (de la peau) : pour un « peau-lissage » en quelque sorte, même si cela reste étymologiquement indéfendable. Finition ne veut cependant pas dire finitude, notion plus en contradiction avec l’esprit artistique. Bonnard n’allait-il pas jusqu’à revenir, en catimini, dans les musées où étaient exposées ses œuvres pour en reprendre, sur place, au pinceau quelques détails au goût d’inachevé ? Le polissage peut donc prendre parfois une forme quasi obsessionnelle dans une quête de perfection pour l’artiste qui alors « bonnardise » sa création, avec le sentiment sous-jacent du travail inaccompli. Koons peut là encore servir d’exemple, lui qui exige un très fort investissement (dans tous les sens du terme), de sa part et de celle de ses nombreux collaborateurs ; le polissage exigeant (sans que cela se sache forcément) une immense quantité de travail qui confère aux œuvres leur sérieux et justifie, du moins en partie, leur prix. Il pourrait, en cela, tel un métallo tout à la poésie de son art, reprendre à son compte (mais pas bancaire cette fois) les mots de Boileau dans son Art poétique : « Hâtez-vous lentement, et sans perdre courage / Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage / Polissez-le sans cesse, et le repolissez / Ajoutez quelquefois, et souvent effacez ».
Heureusement, la fastidiosité du polissage ne va pas sans plaisir. Les métallographes interrogés sur le sujet ne s’en cachent pas. Mais au-delà d’un certain point, prolonger l’action se révèle néfaste à l’état de surface ; la probabilité d’y créer divers défauts devenant plus grande que celle de l’aplanir encore. Ce fait, comme d’autres qui ne seront pas mentionnés ici pour éviter de perdre le lecteur, traduit simplement la personnalisation de l’opération de polissage pendant une phase de création. Elle est d’autant plus marquée que ce dernier s’effectue manuellement et mécaniquement. L’artiste laisse alors la matière l’habiter, éventuellement jusqu’à la transe tel un « derviche polisseur », et assurément jusqu’à en révéler la force. Les seigneurs guerriers du Moyen Âge l’avaient bien compris, eux qui faisaient polir au mieux leur armure afin qu’elle reflétât leur puissance en même temps que la lumière du champ de bataille.
Paradoxalement, telle la véritable élégance qui est celle qui ne se voit pas, cette personnalisation s’efface devant une certaine uniformisation inhérente à l’état poli, en particulier quand il s’agit de l’état de référence que peut représenter le poli miroir. Le polissage devient alors un travail obscur et non mat au sens de la terminologie de Nicolas Maury : « un travail de stagiaire », diraient les plus condescendants. Dans ces conditions, le polissage pourrait lui aussi s’inscrire dans le courant « artistique » pour VOP (Very Ordinary People) incarné par Warhol comme aime à l’exposer Jean-Gabriel Fredet (in Requins, caniches et autres mystificateurs, Albin Michel, 2017).
L’uniformisation
Si s’exprimer n’est pas copier, il reste que le polissage peut aider à le faire, grâce à la dépersonnalisation de l’œuvre qu’il peut entraîner. Koons usait de la sous-traitance pour cela, mettant en place des moyens propres de production (mot qui devrait être banni du milieu artistique) comme de reproduction de ses créations. Il se situe ainsi, dans la lignée des « appropriationnistes », selon le barbarisme créé par les historiens de l’art dans l’après-guerre, aidé en cela par le développement des technologies, parmi lesquelles l’impression 3D joue aujourd’hui le rôle qu’avait pu prendre hier la photographie, la sérigraphie (avec Wahrol, par exemple).
Alors, cette forme d’art fondé sur l’uniformisation et la reproduction est-elle à proscrire ? Le public, à défaut des financiers, le décidera. Certains s’insurgent comme Edgar Morin (Beaux-Arts Magazine, décembre 2020) : « Cela a entraîné une ruée sur le pseudo-nouveau, etc. Je suis bien incapable de dire ce qu’il faut faire mais c’est le problème de l’unicité de la toile, de la non-valeur de la reproduction. Voilà ce qui est en jeu ». Lumière, Travail et Uniformisation, LTU : l’es-tu ? Poli ? Cette question rejoint l’injonction « Soyez poli » de la figure 10. L’auteur espère que son texte aura pu montrer comment l’art contemporain y parvenait.