Les artistes au défi du numérique

Le 10 juin 2021, une newsletter avait attiré notre attention : « La Fondation Cartier pour l’art contemporain annonce la mise en vente de NFT-Archeology, un NFT créé par l’artiste Fred Forest, vingt-cinq ans après la vente à l’Hôtel Drouot en première mondiale de son œuvre virtuelle en ligne, Parcelle/Réseau, dont il reprend le fichier initial légèrement modifié ». Une fois encore, l’Homme Média n°1 avait devancé l’appel ! Celui qui s’est emparé au temps de leur gloire de la presse écrite, de la télévision, du téléphone, de la vidéo, du minitel… et évidemment de l’Internet, de Seconde Life et des réseaux n’a pas attendu pour s’impliquer sur le terrain des NFT. A l’annonce d’une série d’articles consacrés aux technologies qui font actuellement du bruit dans le monde de l’art, Fred Forest a souhaité partager avec nous quelques-unes de ses réflexions.

Histoire et préhistoire de l’art numérique

L’histoire de l’Humanité, à laquelle celle de l’Histoire de l’art est intimement liée, est marquée par des étapes successives, où la création est passée par différentes phases : celle de l’utilisation de la matière, puis de l’énergie et aujourd’hui de l’information et du numérique. Cette trajectoire s’inscrit dans un processus qui va du matériel à l’immatériel, aux immatériaux, comme l’aurait qualifié le philosophe français Jean-François Lyotard. Nous pouvons admettre et reconnaître qu’il y a des formes d’art qui ont préparé l’émergence de cet art dit du numérique, des réseaux, du Net-Art et par conséquent de Second Life et aujourd’hui des NFT et du ChatGPT. Je pense que des notions, comme celles de happening, de flux, de communication instantanée, de combinatoire, d’interactivité, de réseau, de relation, de présence à distance, d’action à distance, d’ubiquité, de collaboration et d’intelligence collective, sont les éléments fondateurs de l’art numérique, avec pour son propre compte l’immersion. Des pratiques spécifiques, avaient déjà eu une « existence » historique, avant même que n’apparaissent, et ne se généralisent, les usages de l’ordinateur et ceux de la télématique.

Avenir de l’Humanité, Intelligence collective et Ego Cybertstar, Centre expérimental du Territoire et Laboratoire social, Musée d’art contemporain de São Paulo, 2009. ©Fred Forest

Quelques considérations sur ces nouvelles formes d’art que constitue l’art sur Second Life, la RV ainsi que le recours au NFT ou encore l’IA avec ChatGPG.

– L’œuvre d’art sur Second Life ou les installations en RV ne « figure » pas le monde, elle le « reconfigure » et le « simule ».
– Elle instaure un nouveau mode de rapport du spectateur à l’œuvre qui n’est plus de l’ordre de la contemplation mais de l’interaction ou de la participation dans des milieux immersifs.
– Elle défie pour l’instant les logiques patrimoniales et du marché, qui s’enferrent dans le passé où elles se complaisent à souhait plutôt que de s’ouvrir au présent ou encore mieux au futur.
Toutes surprises elles-mêmes de leur audace toute récente – comme c’est le cas actuellement – elles annoncent à leur propre étonnement, l’entrée dans leurs collections de ses OVNI.
Il faut constater aujourd’hui que l’arrivée du numérique a modifié le rapport des créateurs au réel, à la matérialisation de l’imaginaire, à la représentation. Elle rend caduque la notion d’œuvre close, d’œuvre finie. Elle crée de nouveaux lieux de diffusion et d’expression, de circulation des œuvres. La différence s’établit dans la matérialité de l’œuvre, sa genèse, sa structure, son mode d’appréhension, ses possibilités de diffusion instantanée par les réseaux à l’échelle planétaire !
Cette rupture épistémologique est surtout signifiante par le caractère cumulatif des changements qu’elle met en jeu. Les mots qui reviennent le plus souvent sous la plume des créateurs dans ces domaines sont ceux de relation, de convergence et d’hybridation. L’art numérique ne fait nullement table rase du passé : il le récupère plutôt. Il le recycle.

Rapport entre technologies et imaginaire

Si l’œuvre d’art se caractérise, au moins dans l’imaginaire du grand public, par son unicité et sa stabilité, le numérique constitue bien une rupture, non parce qu’il abolit ces deux critères mais parce qu’il les déplace. En effet, le concept d’unicité demeure fondateur ; cependant, il ne se situe pas dans l’exécution de l’œuvre mais en amont, dans sa conception. Il s’incarne dans le modèle, qu’on peut appeler indifféremment matrice ou programme.
Pour l’ensemble des théoriciens de l’art numérique, c’est une esthétique où la notion de relation prime sur la notion d’objet. Cette esthétique a pour fondement, non la production de formes, mais d’architectures formelles et informationnelles, comme l’ont théorisée dès 1983 les acteurs de l’Esthétique de la communication*.
À l’évidence, l’œuvre n’est plus l’image mais le processus qui la produit.
On en arrive après l’art-objet à l’art-information. Les artistes conceptuels ont été les premiers à en explorer les contours mais, très vite stérilisés par leurs excès formalistes, et les exigences du marché, ils en ont abandonné les chemins de recherche, liés aux capacités des outils numériques. Des outils capables de plus en plus d’hybrider le formel des abstractions à la chair vivante et pulsionnelle de nos existences. Quitte à voir les robots qui s’annoncent avec l’intelligence artificielle devenir nos propres concurrents en matière de renouvellement, c’est-à-dire tout simplement de créativité ?

THE DIGITAL street corner, œuvre réseau participative, espace permettant à des internautes de se rencontrer et de partager, Bass Museum, Miami, 2005. ©Fred Forest

Archivage, conservation, mémoire, et art numérique

Hier, l’artiste laissait sa trace dans un espace physique (les murs des cavernes, le marbre de Carrare, la toile de lin) en se confrontant à la matière. Aujourd’hui, s’il imprime son inscription identitaire dans l’univers des réseaux, son œuvre est partout à la fois. Le virtuel pose problème à l’art parce que l’art, jusqu’à nos jours, s’est toujours posé et imposé comme une dimension relevant de l’éternel. Or, contradiction irréductible, les arts impalpables du virtuel appartiennent de fait au monde du fugitif et de l’éphémère. Une œuvre qui se veut expérience plus qu’objet, flux plus que stock. Comment, dans de telles conditions organiser la rareté, créer de la valeur non marchande et disons pour faire vite, spirituelle ? Les musées sont confrontés de front à cette situation, et les dernières acquisitions de NFT par le Centre Pompidou m’ont conforté personnellement dans l’idée de l’inadéquation de ses responsables à la rapidité des évolutions en cours. Il aura fallu plus de dix-sept mois pleins avant que ma proposition de don puisse être traitée par des administrations patrimoniales, aussi démunies semble-t-il devant cette offre qu’une poule ayant trouvée un couteau. Détruisant là, avec superbe, les espoirs de l’un de ses responsables du plus haut niveau, qui ambitionnait d’une façon légitime de faire de leur Musée le premier des Musées français accueillant un NFT dans ses collections…
Peu importe pour nous et pour tous ceux qui ont toujours considéré que le temps ne comptait pas et que seul le plaisir pris par l’artiste et celui qu’il donnait aux autres étaient à prendre en compte, alors que dans notre époque beaucoup d’artistes ont changé leurs casquettes pour n’être plus que des marchands sans aucune considération de l’éthique qui est à notre avis une valeur cardinale dans l’art ? Comme le soulignait ce grand critique qui se nommait Pierre Restany dont je remercie aujourd’hui, au-delà de la mort, d’avoir été mon soutien et mon ami.

*Théorie et mouvement artistique international sous la conduite de Mario Costa et de Fred Forest, San Severino Mercato 1983 (Voir Manifeste de l’Art Sociologique, Fred Forest, Revue + – 0, Bruxelles 1985).

Sites de Fred Forest> www.fredforest.org et www.webnetmuseum.org

Image d’ouverture> Fred Forest pose entre Man Network (1966) et NFT- Archeology (à droite), donation de l’artiste au Centre Pompidou en 2023. ©Fred Forest

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