Dans le cadre des festivités textuelles « Représenter et penser la paix » lancées en 2025 par ArtsHebdoMédias, Gérard Pelé* propose une plongée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. La paix y apparaît fragile, insaisissable, perçue par bribes dans les récits tronqués des aînés, leurs silences obstinés et les rituels du quotidien. L’odeur du bois coupé, les gestes du menuisier, la marche ralentie du grand-père gazé sur le front composent une mémoire sensible, où la vie ordinaire se mêle aux cicatrices de l’Histoire. Lire ce texte, c’est s’interroger sur ce que veut dire hériter de la paix : non pas une évidence, mais un apprentissage fait d’ombres, de manques et de résonances intimes.
Ce court texte en forme de nouvelle est extrait d’un roman en cours d’écriture qui se situe peu après la fin de la Seconde Guerre mondiale et qui est écrit du point de vue des enfants nés dans cette période. Ils ne prendront vraiment conscience de vivre en paix, toute relative qu’elle soit alors, que par le surgissement de bribes de souvenirs de leurs parents, ou de leurs grands-parents, dévoilés comme autant de gestes manqués… de même que par quelques informations entendues par hasard sur le poste de radio de la maison, encadrées par une réclame et l’annonce d’une décision politique, et très vite englouties dans le flot des autres « nouvelles », par les résultats du tiercé, la rubrique des chiens écrasés et le bulletin météo. Devenus adultes, ils admettront que la notion de « paix » est aussi insaisissable que le concept de « beauté » dans Le Banquet de Platon. Ils se rendront compte qu’elle ne s’appréhende que de manière négative, en prenant acte de ce qu’elle n’est pas, et que « ce qu’elle n’est pas » est partout, depuis toujours. Penser la paix, c’est inévitablement penser la guerre, c’est-à-dire penser en même temps une abstraction et des réalités.
L’odeur du bois coupé
Le village était situé à un kilomètre de leur maison et son grand-père, gazé au cours de la « grande guerre », marchait avec une canne et respirait mal, bien qu’il n’eût guère de beaucoup dépassé la soixantaine. Francis ne s’en souciait pas vraiment et ne le comprit que lorsqu’il eut atteint le même âge que celui de ce déjà vieillard qui était réputé n’avoir plus qu’un poumon mais qui avait simplement eu sa capacité respiratoire diminuée par son exposition aux gaz, que ce soit en raison d’un équipement défectueux ou par négligence, et qui était usé par un labeur qu’il avait néanmoins assumé pour nourrir sa famille. Cependant, cette faiblesse justifiait une première pause dans l’atelier de l’un de ses amis qui fabriquait des douves de tonneau, un appentis situé opportunément à mi-chemin du village, juste en face du cimetière. Après les salutations d’usage, l’échange des « nouvelles », des menus événements qu’ils avaient d’autant plus aisément retenus qu’ils étaient peu fréquents dans ce coin de campagne où, à part ceux, récurrents, qui étaient liés aux travaux des champs ou aux fêtes nationales et saisonnières, le 14 juillet, les moissons, l’ouverture de la pêche et de la chasse, il ne se passait pas grand-chose qui ne relevât pas du simple commérage, y compris les « fréquentations » aboutissant de temps à autre à des fiançailles ou à des mariages, le grand-père fumait une pipe, habitude à laquelle il n’avait jamais renoncé en dépit de sa faiblesse respiratoire.
Puis, ayant repris son souffle il repartait avec Francis pour faire les courses dont la liste avait été établie par sa mère qui avait la charge de préparer les repas en plus de celle du ménage, de la lessive et de la toilette des garnements lorsque leurs jeux avaient été plus salissants qu’à l’accoutumée ou s’il fallait préparer quelque visite. Enfin, il prenait le chemin du retour avec le gamin d’un côté et le cabas de l’autre. Mais il fallait marquer une nouvelle étape car, en plus du fardeau de nourritures, la route était cette fois en montée. Francis ayant déjà bénéficié d’une friandise octroyée à l’épicerie, les deux copains reprenaient leur conversation agrémentée d’une récompense : une juste rémunération pour avoir accompli la mission des courses et occupé le gosse pour l’un, et pour le laborieux façonnage des douves destinées à la fabrication de tonneaux pour l’autre. Cette récompense, c’était « boire chopine ». Dans son souvenir, Francis en estima la contenance à moins d’un demi-litre et elle était conservée au frais, dans un seau d’eau placé du côté ombragé de la remise. C’était l’ami de son grand-père qui s’en chargeait, et sans doute les deux s’en partageaient-ils la dépense. Mais Francis n’y prêtait guère attention alors car ce lieu lui proposait quelque chose de plus excitant pour un futur bricoleur : à l’aller comme au retour, l’ami de son grand-père n’interrompait pas immédiatement son travail, ne pouvant laisser inachevé un mouvement qui réclamait une grande concentration, impossible à reprendre à froid. Alors, il pouvait observer ses gestes et les dispositifs destinés à guider le maniement de toutes sortes d’outils, et comment une pièce de bois grossièrement détachée d’un tronçon d’arbre pouvait être transformée en une planche aux contours nets, avec des courbures subtiles et des surfaces parfaitement lissées. Et tout cela se faisait dans une sorte de grande cabane elle-même assemblée à l’aide de planches mal équarries, noircies par les intempéries et ouverte à tous vents, où s’entassaient les pièces de bois à différentes étapes de leur façonnage, des outils et des appareils dont il ne pouvait que deviner l’usage, étant trop timide pour le demander… D’autant plus qu’il avait bien compris qu’il était requis de pas déranger le colloque des « grandes personnes ».
Pourtant, ce bric-à-brac devait certainement avoir été ainsi disposé pour de bonnes raisons, mais cela lui échappait. Il avait juste remarqué une sorte de selle où le menuisier s’asseyait comme pour faire du vélo et, bloquant une planche en appuyant son pied droit sur un levier au bout duquel était fixée une pièce massive en bois, maniait une lame munie de deux poignées rondes pour lui donner la forme voulue. Il y avait aussi une sorte de grand rabot monté sur quatre pieds qu’il utilisait pour lisser les surfaces travaillées avec les autres outils et dont il appréciait la finition en passant ses doigts sur la surface de bois comme on caresserait une peau. Francis ne se lassait pas de passer en revue les autres outils dont il ignorait l’usage, mais qui ressemblaient à des haches, à des tranchoirs, des scies, des ciseaux, des gouges… en les comparant à ceux qu’il avait vus chez le boucher. Devenu adulte et se remémorant ces moments, il apprit le nom de quelques-uns d’eux mais, n’en ayant pas l’usage, il ne retint que celui de la planche avant son façonnage – le merrain –, l’autre nom de la douve – la rouelle –, et celui de cette lame dont le maniement l’avait impressionné – la plane. Mais ce que sa mémoire avait surtout retenu, c’était l’odeur des copeaux du bois de chêne qui jonchaient le sol. C’était, avec celle du feu de cheminée sur lequel sa mère faisait parfois cuire une omelette aux cèpes, ce qui le ramenait le mieux, et sans médiation, à cette période de son existence et à ces lieux, en entraînant aussi d’autres sensations, d’autres émotions qui, elles-mêmes, lui rappelaient les personnes auprès desquelles il les avait éprouvées. Or il advint que ces souvenirs lui firent prendre conscience que dans l’atelier de l’ami de son grand-père il ne prêtait pas grande attention à leurs conversations, peut-être parce qu’elles démarraient toujours de la même manière, en formules convenues, et qu’elles portaient souvent sur des personnes qu’il ne connaissait pas. Et pourtant, il eût été bien avisé d’ajouter cette écoute aux jouissances de la promenade, de la friandise de l’épicier, de sa main dans celle de son grand-père, des gestes du menuisier, des odeurs de bois coupé… Car s’il avait été moins distrait, il se serait peut-être aperçu qu’elles n’étaient pas uniquement composées par l’échange d’amabilités et des potins colportés alentour.
Peut-être eût-il surpris quelques allusions à des événements que son grand-père n’évoquait jamais, n’avait jamais, à sa connaissance, évoqué, à commencer par les conditions de sa vie de paysan dans un hameau encore plus misérable que celui où il s’était établi après que sa mère fut née, puis son enrôlement dans une guerre censée n’être qu’un bref épisode à l’issue duquel l’envahisseur teuton serait bouté hors de France, mais d’où il était revenu des années plus tard après avoir copieusement pataugé dans les tranchées ordonnées par Pétain avec juste une médaille et une maigre pension de blessé de guerre, dans un état qui obligerait ses enfants et, surtout, sa femme à suppléer aux travaux de la ferme jusqu’à son décès, relayée ensuite par sa fille aînée qui deviendrait la mère de Francis. Non seulement Francis n’avait jamais questionné son grand-père sur la vie qu’il avait eu avant sa naissance, mais il n’avait même pas écouté ce qui aurait pu lui apporter quelques bribes de connaissance le concernant, lui, sa mère et les autres membres de cette famille, ses oncles et tantes. Il faut dire que ce n’est pas non plus du côté de son père qu’il aurait appris quoi que ce soit de ceux à qui il devait, finalement, d’être venu au monde car il avait lui aussi perdu le sien lorsqu’il avait douze ans, et sa propre mère peu après… Et il n’était pas beaucoup plus bavard que sa mère ou son grand-père, à part quelques anecdotes de la période de l’occupation nazie, genre : « ils nous faisaient creuser des tranchées le jour et on les rebouchait la nuit ». Rien de glorieux ; rien d’héroïque ; juste la survie et le besoin de tous les jeunes de défier l’autorité, quelle qu’elle soit.
*Gérard Pelé est Professeur émérite des Universités en Esthétique et théories critiques de la culture, Institut ACTE, Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
Image d’ouverture> Échappée en tenue de ville, Hôpital Broussais, salle commune, 1963.
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