Mémoire plurielle de l’Afrique au féminin

Fruit d’une volonté de l’Éducation nationale de faire rayonner l’Afrique contemporaine, sa culture, sa géographie et son histoire, la saison Africa2020 – prévue du 1er juin à mi-décembre 2020, et reportée de décembre 2020 à mi-juillet 2021 – porte la parole des Africains du continent et de la diaspora à travers diverses thématiques telles que l’art, la science, la technologie, l’économie et l’entreprenariat. Pour cette saison, le Focus Femmes et ses quelque 200 évènements déployés en France métropolitaine mettront à l’honneur les Africaines et leurs réflexions sur les grands enjeux du XXIe siècle. C’est dans ce cadre et celui du programme régional d’expositions Vivantes ! consacré à la place des femmes dans l’art, qu’a vu le jour Memoria : Récits d’une autre Histoire. Visible jusqu’au 21 août au FRAC Nouvelle Aquitaine, l’évènement présente le travail de 14 artistes dont les récits et les mémoires intimes construisent au fil de la visite une histoire commune faisant écho à l’actualité.

Si la représentation des femmes artistes tend à augmenter, elle reste encore faible au regard de celle des hommes. Lorsque celles-ci sont racisées, cette proportion diminue de plus belle, et ce, particulièrement dans les collections régionales. A la lumière de cette sous-représentation, et porté par les deux commissaires d’exposition, Nadine Hounkpatin et Céline Seror, le FRAC Nouvelle Aquitaine développe ses collections et se tourne vers des artistes originaires d’Afrique. Dès 2015, le FRAC avait affirmé sa volonté de mise en avant de la jeunesse africaine et des femmes avec une exposition en collaboration avec la Fondation Zinsou (Bénin). Ainsi, Memoria : Récits d’une autre Histoire entre dans le prolongement de cette vision transculturelle de l’art contemporain. Pour Nadine Hounkpatin, la proposition entend mettre en avant « des voix qui ouvrent des voies. »
Le parcours de l’exposition s’articule en trois temps : De l’intime à l’universel, Quand la mémoire fait œuvre politique et enfin Fabulations, fictions et autres imaginaires. L’artiste sud-africaine Mary Sibande ouvre le bal avec Wish you where here, une installation à taille humaine accompagnée d’une photographie. L’œuvre met en scène Sophie, une sculpture moulée à l’effigie de l’artiste, alter ego de Mary Sibande et personnage récurrent dans le travail de la sculptrice – Sophie étant le prénom donné aux domestiques par les bourgeois blancs durant l’apartheid. Cette dernière est vêtue d’attributs faisant référence à l’esclavage, ici anoblis afin d’insuffler une certaine puissance au vêtement symbole de servitude. La lettre S présente dans l’installation ainsi que la photographie évoque le nom de l’artiste, le prénom « Sophie » et le mot « superwoman ». Les trois ne font plus qu’un. L’artiste symbolise la condition de la femme noire et lui confère puissance, force et dignité. La pelote au pied de la sculpture fait écho à la filiation, volonté pour Mary Sibande d’introduire l’idée de généalogie féminine, hommage à ces ancêtres. Cette pelote rouge sang, massive, nous rappelle la permanence des violences. Véritable fardeau portée à la cheville, elle rend pénible toute volonté d’aller de l’avant.

Wish you where here, Mary Sibande.© Mary Sibande, FRAC Nouvelle-Aquitaine

Autre temps fort de l’exposition, un ensemble d’œuvres d’Enam Gbewonyo s’articulant autour d’un objet du quotidien qui pour certaines est synonyme d’émancipation : le bas nylon est ici le réceptacle d’une frustration. Un collant couleur chair. Mais qu’est-ce que la « couleur chair » ? La chair devrait-elle avoir une couleur ? Cette teinte, beige, presque blanche, serait le reflet du peu de place que la société accorde aux minorités. Cette injonction, Enam Gbewonyo souhaite s’en libérer. Déclinés tantôt en beige, tantôt en noir, les bas sont déchirés, écorchés. Ce corpus d’œuvres entre en résonance avec La Robe envolée, une performance filmée de l’artiste Myriam Mihindou sur le thème de la peau. La vidéo tournée en noir en blanc met en scène une jeune femme dont on ne peut voir que les jambes. Elle arrache avec violence plusieurs couches de collants, à l’instar d’un papillon qui s’extirperait de sa chrysalide. Une voix accompagne cette performance : « Je n’ai jamais compris pourquoi la peau pouvait faire l’objet de tant de discours… ». Tant d’histoires personnelles vécues pudiquement, avec pour seule compagnie la frustration et l’incompréhension. Tant d’histoires symptomatiques d’une Histoire encore plus grande qui n’appartient pas encore au passé.

In the Wake of Barely Black, Enam Gbewonyo, 2019, courtesy de l’artiste, photo DR.

Un peu plus loin, douze portraits sur fond noir tranchent avec le blanc immaculé des grands murs de la MECA. Ces portraits réalisés à la peinture reprennent des clichés de Marc Garanger, photographe et cinéaste français, chargé de réaliser des portraits d’Algériens et d’Algériennes pour le compte de l’Armée française durant la guerre d’Algérie. Si les photos d’origine témoignent de l’humiliation subies par ces femmes, obligées de retirer leur voile, mises à nu, sous l’objectif du photographe, ici, Dalila Dalléas Bouzar les valorise et leur rend hommage. Elle inverse le regard. Ces femmes, qu’elle hisse au rang de princesses en les coiffant de couronnes peintes à l’aide de pigments dorés, regardent désormais le photographe, et offrent une nouvelle vision de l’histoire. L’artiste rappelle la nécessité de renouveler l’appréciation de mêmes faits. Agir sur les représentations peut avoir un impact social et politique fort. La peintre l’a bien compris : elle explique que ses œuvres ont « un pouvoir de projection dans notre présent. » Les douze portraits offrent ainsi un panel de différentes carnations de peau, une manière pour Dalila de rappeler que tous les Africains n’ont pas la peau noire, et ainsi ancrer son pays dans son continent, se réapproprier son identité de femme algérienne. Toutes ces bribes de récits vécus individuellement, intimement, portent les traces d’une expérience commune. Une fois rassemblées, elles ouvrent la voie à une critique profonde du système. Quand la mémoire fait œuvre politique est le titre du deuxième volet de l’exposition.

Princesse#4, Dalila Dalléas Bouzar, 2015-2016 courtesy de l’artiste et la galerie Céclile Fakhoury Adagp photo Gregory Copitet Memoria Frac Nouvelle-Aquitaine MÉCA saison Africa2020.

En déambulant de pièce en pièce, des citations inscrites sur les murs guident nos réflexions. « Défier l’amnésie. Rendre visibles les luttes et les rébellions, historiques ou actuelles, en les ancrant dans le présent », écrit Dominique Fontaine. Cette citation accroche l’œil, et introduit la deuxième partie de Memoria. Le visiteur se laisse porter jusqu’à une installation : un filet de pêche capture des feuilles aux allures de fiches d’imposition, des passeports, et autres papiers administratifs. Des bouées sont accrochées aux cordages, formant une constellation, reflet d’une géographie fluctuante qu’il est possible d’observer dans l’ensemble des travaux présentés. Au sol, gît un tas de papier. Cette œuvre réalisée par Ndidi Dike met en exergue la lourdeur bureaucratique à laquelle sont confrontés les migrants désireux de s’intégrer dans un nouveau pays, qui est souvent tragique et oblige ces personnes à subsister en marge de la société. Afin de redonner un espace d’expression aux exclus, Bouchra Khalli met en scène cinq migrants traduisant dans leur langue maternelle des textes de penseurs, tels Édouard Glissant, Aimé Césaire ou encore Malcolm X, cinq autres délivrant un manifeste sur l’appartenance et enfin cinq travailleurs new-yorkais lisant un texte sur les conditions de travail et le système opprimant qu’elles alimentent. Diffusée sur des écrans de télévison, cette trilogie vidéo questionne l’héritage colonial et esclavagiste ainsi que son rôle dans la détermination des rapports sociaux et la persistance de certaines inégalités et violences.

L’arche de résilience, Josèfa Ntjam, courtesy de l’artiste et galerie Nicoletti (Londres) Memoria Frac Nouvelle-Aquitaine MÉCA saison Africa2020.

Si l’art joue un rôle dans certaines luttes actuelles, les artistes laissent également libre cours à leur imagination afin d’inventer un futur créatif, libéré de toutes normes, pour lequel ils font appel à des Fabulations, fictions et autres imaginaires. Josèfa Ntjam illustre l’idée qu’elle se fait du futur par une famille hybride aux airs d’animaux marins, sans race, ni couleur, ni classe sociale. Présentées indépendamment les unes des autres, les œuvres forment un tout et narrent une sorte de récit futuriste dont les sources trouvent leurs racines dans les arts numériques, la musique et la poésie. Dans la même salle, trône un QR code, qui mène tout droit dans un Dakar futuriste et imaginaire. L’exposition se clôt avec une œuvre de Wangechi Mutu : une créature hybride mêlant collage et peinture, formant une représentation de la femme. Cette œuvre est une déconstruction de toutes les normes et stéréotypes auxquels nous sommes confrontés. L’artiste kenyane pioche dans des magazines de médecine, de mode, et même de pornographie pour constituer une imagerie tout à fait inédite, porteuse d’un futur émancipateur.
Aussi puissante esthétiquement que dans les messages qu’elle véhicule, l’exposition fait office d’« œuvre mémoire ». Afin de mieux appréhender les différents travaux présentés et pour pallier les mesures de restrictions liées à la crise sanitaire, la MECA s’emploie à créer une Artline via laquelle il sera possible d’avoir une conversation de vingt minutes avec un médiateur au sujet de l’œuvre de son choix. Des entretiens vidéos des artistes sont disponibles sur la chaîne YouTube du Frac. Les visites, en petits groupes, pour les professionnels et les étudiants en art sont autorisées. De plus, un livre extrapolant le sujet de l’exposition est disponible à la vente. Bien plus qu’un catalogue, il entend porter le projet au-delà des murs du musée.

Contact

MEMORIA : Récits d’une autre Histoire, jusqu’au 21 août 2021 au FRAC Nouvelle-Aquitaine MÉCA.

Crédits photos

Image d’ouverture : Gosette Lubondo, Imaginary Trip II, 2017. © musée du Quai Branly – Jacques Chirac, Dist. RMN-Grand Palais : image musée du Quai Branly – Jacques Chirac

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