Matériaux en tous sens, autorisés et interdits (E5)

La chronique qui suit s’inscrit dans une série consacrée aux matériaux et procédés que l’artiste met en œuvre dans sa création. Après trois textes s’intéressant au polissage, à l’or, et au cuivre, Michel Jeandin s’est lancé dans une réflexion/analyse des sens au regard des matériaux utilisés dans l’art contemporain. Pour embrasser ce vaste sujet, deux temps de publication sont prévus. Tel un feuilleton estival, la première partie de cette chronique est livrée en 5 épisodes (E1 le 8 juillet, E2 le 9 juillet, E3 le 10 juillet, E4 le 11 juillet) pour ménager un temps de réflexion et le suspens de ce qui adviendra le lendemain. Ici, débute l’épisode 5.

Episode 5

Toucher

Le toucher est souvent considéré comme un « sens interdit » du fait qu’il s’envisage souvent par défaut pour pallier la déficience d’un ou de plusieurs autres sens. Il n’en est rien, cependant, quand il s’agit pour lui d’entrer en interaction avec eux. Son importance est tout autre alors et l’art contemporain en tire parti de plus en plus. Ainsi, Guillaume Leblon propose une expérience tactile inédite avec les pieds dans son Face contre terre (2010-2022), invitant le spectateur arpentant galeries et autres musées à prendre conscience de son corps par les bruits de parquet qu’il y produit (figure 43). Ouïe, vue, toucher et proprioception se trouvent donc ainsi mêlés pour goûter l’art et convaincre de ce que le socle d’une œuvre est d’importance pour son appréciation. Giacometti n’en pensait pas moins en créant sa sculpture Trois yeux, deux bras (1931-1932), la bien nommée, « pour que les enfants puissent s’y asseoir, s’y appuyer voire marcher dessus » – dixit l’artiste – et l’apprécier ainsi autrement que de loin, en bravant les interdictions habituelles. De toute façon, le public, souvent est amené involontairement comme volontairement à toucher une œuvre quand il vient l’admirer. Il n’est qu’à regarder le poli de la surface auquel un tel geste peut conduire sur les statues : par exemple le groin du sanglier à la Fontana del Porcellino à Florence ou quelque autre appendice sur le gisant de la tombe de Victor Noir au Père-Lachaise.

Fig. 43 : Guillaume Leblon, « Face contre terre », 2010-2022. ©Photo M. Jeandin, 2022

Dans les musées, l’approche tactile des œuvres est en place, depuis des lustres, mais le plus souvent sur des reproductions en résine, à destination, prioritairement, des déficients visuels. Le Musée Camille Claudel à Nogent fut pionnier en permettant de toucher à des œuvres réelles (choisies, cependant, parmi les bronzes seulement car les moins délicats), y compris aux voyants pour aller plus loin dans leur appréciation sensorielle. Il s’apparente, de fait, à un processus de réalité augmentée, pour employer un vocabulaire à la mode. La réalité augmentée via une approche virtuelle des œuvres suivra probablement mais l’histoire est autre et sera abordée en conclusion de la prochaine semaine de publication. Le nouveau musée de la BnF Richelieu, sans autoriser le toucher des œuvres réelles, a fait aussi un pas en ce sens, en mettant à disposition, des échantillons des matériaux (figure 44) constituant l’œuvre : bronze (pour les statues), laiton (pour l’orfèvrerie), ou agate (pour les camées). C’est peu et incomplet (l’initiative ne tient pas compte de la patine par exemple) mais c’est un début.  Cela signifie notamment que dans une sculpture, il convient de ne pas s’arrêter à la seule forme mais aussi à la conductivité, la rugosité, etc. des matériaux qui la composent. Il faut donc y voir du travail en perspective pour les matériauthèques qui ne tiennent pas beaucoup compte, pour l’instant, de l’art si ce n’est par le biais de l’artisanat.

Fig. 44 : Echantillon de bronze associé à une statuette d’Apollon, au Musée de la BnF/Paris, 2022. ©Photo M. Jeandin, 2022

Nous venons d’examiner la perception sensorielle directe sous deux angles : l’un portant sur la variation d’un sens et l’autre sur l’interaction entre deux sens. Leur réunion – pour ne pas dire interaction ou synesthésie – pourrait trouver une bonne représentation synthétique dans l’installation majeure de Philippe Parreno My Room is a Fish Bowl (figure 45) où ce que l’artiste appelle des quasi-objets se déplacent (cette particularité les définissant d’ailleurs) en fonction des mouvements des visiteurs à l’écoute d’une musique qui les environne. Ici, il s’agit de poissons gonflés à l’hélium, la musique étant générée par un algorithme faisant jouer un piano sans musicien, le déplacement des visiteurs se chargeant, par les courants d’air provoqués, de faire bouger les poissons. Sur la photo de la figure 45, ces derniers sont collés au plafond probablement à cause d’un gonflage mal calculé et d’un manque de prise en compte des variations de température dans la galerie (à la Bourse de Commerce, en l’occurrence). L’effet du déplacement se trouve ainsi gommé, ce qui, en un sens, est démonstratif pour cette chronique. Par défaut de variation de l’un des sens (il ne reste que l’influence de la musique), la création prend, en effet, une tout autre signification.

Fig. 45 : Philippe Parreno, « Quasi Objects : My Room is a Fish Bowl », 2014-2022. ©Photo M. Jeandin, 2022

Perception différée

L’expression « perception différée » qualifie la perception pourvu qu’un certain temps ait pu être laissé (le différé) pour la laisser interagir avec l’intellect. Ce type de perception est essentiel puisque « l’être et la pensée ne font qu’un » (Dubuffet) comme l’exposition Non lieux l’a bien mis en exergue à la Fondation Dubuffet, à Paris (2023). La perception différée présente des caractéristiques variant selon que cette interaction avec l’intellect s’effectue plus ou moins rapidement. La notion de rapidité, ici, s’entend selon que le regardeur est toujours devant l’œuvre ou pas. Dans le premier cas, l’intellect peut alors déclencher un processus itératif pouvant agir sur la perception : « perception sélective » alors, avec possible recherche de détails par exemple. A l’inverse, dans le second, un processus de réminiscence seul survient. Le ressenti pur et le réfléchi, à l’extrême, s’opposent. Ils sont la clé de voûte des questions soulevées par les mots de Péguy, de plus en plus cités actuellement : « Il faut toujours dire ce que l’on voit. Surtout, il faut toujours, ce qui est plus difficile, voir ce que l’on voit ». Il se comprend alors aisément l’importance du temps à accorder de visite d’une exposition comme déjà évoqué avec référence aux visites rapides (« fast » comme ils disent). A défaut de pouvoir disposer de temps, le regardeur « prend » l’œuvre en fonction de l’humeur dans laquelle il se trouve au moment où il y est confronté, à moins que l’intellect ne vienne le corriger s’il a le temps d’intervenir. Toutes les grandes œuvres, et c’est ce qui les caractérise d’ailleurs, se révèlent ainsi. Dans le domaine contemporain, l’exemple peut être pris, en musique, du cycle pour piano Metamorphosis, œuvre majeure du répertoire, de Philip Glass, triste ou gaie selon les moments. Pour les arts plastiques, le classique offre l’un de ses meilleurs exemples avec le merveilleux portrait masculin des Abruzzes au regard triste et/ou puissant (figure 46), figure subjuguante du nouveau musée de la BnF-Richelieu.

Fig. 46 : Anonyme, « Portrait masculin des Abruzzes », 320-200 av. J.-C. ©Photo M. Jeandin, 2022

En différé long, l’intellect fonctionne à souhait et est peu guidé par l’œuvre, qu’elle soit là ou non. Cela peut être long et assez compliqué si l’artiste, à la création, n’a voulu rien exprimer et ignorer tout couplage entre ce qu’il montre et l’intellect de celui qui regarde (au sens large). Telle était la démarche nihiliste du photographe Boris Mikhaïlov dans sa série devenue culte, comme l’on dit, Viscidity (1982), bien montrée dans une récente rétrospective à la Maison Européenne de la Photographie, à Paris. La démarche est proche de celle d’une congélation du temps, source d’inspiration de bon nombre d’artistes, comme aura pu l’exprimer l’artiste contemporain Songhuam Zhang dans son aquarelle du même nom (Congélation du temps, 2022) exposée en 2023 au Pavillon Comtesse de Caen de l’Académie des Beaux-Arts. A un niveau un peu moindre de complexité, dans une approche linéaire de la réflexion en fonction du temps, il faut considérer le cas où l’œuvre présente un masquage, voire un manque.
Pour commencer par le masquage, il peut être dit ce que cache une œuvre est souvent plus révélateur que ce qu’elle montre, l’intellect étant libre de tourner à plein. Il se retrouve, ici, la question de l’intérêt de l’esquisse malgré ce qu’elle ne révèle pas explicitement pour cause de rapidité d’exécution. Pour l’illustrer, l’auteur s’autorise à parler de la femme voilée d’Antonio Corradini, qui est, malgré son époque, (début 18e) terriblement contemporaine (figure 47) et aurait pleinement droit de cité dans les expositions d’art du même nom. Sa contemplation doit ouvrir à l’art contemporain ceux qui pourraient y être réfractaires, d’où sa place dans cette chronique, subjective par définition.

Fig. 47 : Antonio Corradini, « Femme voilée (la Foi ?) », vers 1717. ©Photo M. Jeandin, 2022

Le pouvoir du masqué au travers du voile, même si la formule est audacieuse, y est patent, augmenté par le contraste avec les statues classiques environnantes au Louvre. Ce n’est pas tant le sujet de la statue qui est contemporain que sa facture. Il n’est pas étonnant que son second nom, La Foi, évoque la puissance d’évocation. Les fameux Pleurants du monument funéraire de Jean du Berry, au Musée de Cluny, et autres pénitents, provoquent de semblables émotions pour les mêmes raisons : l’intellect imagine ce qui est masqué. Du masque au manque, il y a peu : guère plus qu’un changement de lettre, en fait. Le masqué ou le voilé devient manquant. Le manque (ou absence) laisse, encore plus, le champ libre (aussi longtemps qu’il le faut) au développement de l’intellect/intelligence/réflexion. Il en est même devenu objet de convoitise pour devenir le « sans » du marketing actuel comme l’a théorisé Mazarine Pingeot dans son ouvrage récent Vivre sans. Une philosophie du manque (Flammarion, 2024).
Le manque dont il est question dans cette chronique en est éloigné, du moins faut-il l’espérer. Le manque est, ici, l’invisible visible (visible par l’intellect), à distinguer de l’invisible conceptuel qui sera traité plus tard à propos des « sens interdits », celui de vue en l’occurrence. Il est le manque au sens de ce que peut en signifier la Vénus de Milo ou les plâtres incomplets de Rodin. L’art contemporain sait aussi magnifier le manque, comme Wang Du avec sa Porte de l’enfer II, en référence à Rodin encore. Dans cette œuvre, le Penseur de Rodin y est représenté le buste relevé et, surtout, sans tête. Ce manque de tête fait paradoxalement le penseur, beaucoup plus que s’il avait toute sa tête comme chez Rodin qui inspira même le fantaisiste qui le voyait attendant son linge devant le tambour de sa machine à laver. Comme quoi, le réalisme peut mener jusqu’au blasphème artistique. Le manque/absence s’inscrit donc dans une tradition émanant de l’antique pour marquer l’art contemporain, par la trace du temps. Le triptyque de la figure 48 en résume le parcours : du merveilleux buste féminin afghan d’Haada (figure 48a), perle du Musée Guimet à l’installation sans titre d’Urs Fischer, en passant par la coré sans oiseau et sans tête (figure 48b) du Louvre.
Pour cette dernière, l’intellect du visiteur du Louvre verra la tête manquante, par exemple, dans le reflet des lumières sur la vitre de la cage d’exposition, confirmant en cela toute appréciation populaire du genre : « c’est quand il n’y a pas de navet que le canard a du goût » ou « c’est quand il manque le sucre que l’on s’aperçoit que le café est bon ». La trace du temps, déjà évoquée et figurée par le(s) manque(s) dans une œuvre, peut être marquée par le matériau de l’œuvre lui-même comme dans le cas de l’installation magistrale Untitled, 2011 d’Urs Fischer (figure 48c).

Fig. 48 : Le manque, de l’antique au contemporain, a) « Buste féminin émergeant d’une draperie », Afghanistan/Fondukistan, fin du 7ème siècle © Photo M. Jeandin, 2023, b) « Torse de coré tenant un oiseau », Grèce, 6500-6000 av. J.-C. ©Photo M. Jeandin, 2022, c) Urs Fisher, « Untitled, 2011 », 2011 ©Photo B. Gaboriaud

« Le matériau y est le temps », dit le commissaire de l’exposition de la Fondation Pinault, en 2022. Ce matériau y est la cire des bougies dont sont constituées les différentes sculptures composant l’installation. La consumation des bougies (toutes allumées au début de l’exposition) crée progressivement un manque de matière traduisant un tempus fugit saisissant, pouvant inspirer au regardeur l’éloignement entre les différentes cultures (occidentale, antique, Renaissance) et les différents lieux (Paris, Florence) que l’œuvre montre à partir de sa reprise de l’Enlèvement des Sabines. L’œuvre de Fischer évolue donc le temps de son exposition, le différé dans sa perception aussi en conséquence. Elle est des plus puissantes pour faire comprendre ce que l’auteur de cette modeste chronique veut faire passer, singulièrement sur le sujet de la perception différée : chronique de l’anachronique en quelque sorte. Pour des temps de différé moins longs, les cas rencontrés sont multiples.
En différé variable, selon le moment où un sens ou l’intellect est mis en éveil, l’œuvre sera appréciée de différentes façons. De plus, si un autre sens vient à interagir avec le premier, l’œuvre est ressentie différemment, à cause de l’« effet Proust » déjà défini et qualifié ici sous une forme ramassée. Pour des temps courts de différé, c’est-à-dire permettant tout juste de réfléchir et comprendre pendant la durée de visite de l’exposition, la perception peut être assimilée à une perception directe, de fait. Le visiteur se doit alors de saisir le K (K pour kairos, le moment opportun). Le rôle de l’intellect est alors principalement un rôle d’interprétation des apparences issues de la perception directe, quitte à tomber par exemple dans les pareidolies, à savoir l’« expression de la tendance du cerveau à créer du sens par l’assimilation de formes quelconques à des formes référencés », comme les a définies Jean-Baptiste Sibertin-Blanc dans son exposition Pareidolies au Musée du verre de Charleroi en 2022. Si le temps d’exposition (au sens photographique du terme) est plus long, l’intellect peut se faire leurrer par les apparences. La porte s’ouvre au faux et/ou au trompe-l’œil (ou tout autre sens, d’ailleurs).
Damien Hirst, qui en est un as, avait parfaitement cultivé ce mélange du vrai et du faux dans sa fiction d’un trésor retrouvé en mer constituant son installation An impressive collection of coinage from the wreck of the « Unbelievable » (2011), figure 49. Lors de son exposition à la Monnaie de Paris, en 2023, le rapprochement qui en fut fait avec la vraie-fausse affiche de Duchamp (arrière-plan de la figure 49) portait à la puissance deux l’effet de différé en question dans ce paragraphe.

Fig. 49: Damien Hirst, « An impressive collection of coinage from the wreck of the “Unbelievable” », 2011, avec, en arrière-plan, Marcel Duchamp, Reproduction de l’affiche « Wanted $ 2,000 Reward », 1923. ©Photo M. Jeandin, à l’exposition « L’Argent dans l’art », Monnaie de Paris, 2023

Certains artistes contemporains tablent même sur cet écart à la représentativité pour accentuer les émotions à la perception. Ainsi, Thomas Demand joue à contre-pied de la réalité augmentée en imposant sa réalité « diminuée », en représentant (sur ses photos, vidéos) la réalité par des maquettes : exemple, dans ses Model Studies, entre 2015-2020. A partir de là, sur la route de la réalité, se situe le trompe-l’œil qui peut lui aussi peut se rapprocher, plus ou moins, de ce qu’il représente pour répondre au désir de l’artiste. Le cas des gouttes d’eau dans deux toiles différentes de la série Récurrence (1993 et 1996) du peintre contemporain sud-coréen Kim Tschang-Yeul est exemplaire. Dans la version de 1993 (figure 50a), les gouttes ne grossissent pas, par effet loupe, le motif sur lequel elles sont posées, à la différence de ce que montre la version de 1996 (figure 50b), plus respectueuse de la réalité. A l’observation, le regardeur n’aura pas le même sentiment par rapport à la toile, du fait d’un rôle différencié de l’intellect. A fortiori s’il voit les deux toiles simultanément ou dans un intervalle de temps assez court, il pourra se trouver mis mal à l’aise par ce simple écart à la réalité, par effet de rapprochement. Ici, par des effets trompe-l’œil différents, l’artiste aura voulu probablement montrer la variété des interactions entre le motif principal représenté sur sa toile et le motif sur lequel il se déploie.

Fig. 50 : Kim Tschang-Yeul, « Récurrence », détails, a) Version 1993, b) Version 1996. ©Photo M. Jeandin, 2023

On est loin, heureusement pourrait-il être dit, d’images de synthèse et/ou de quelque production par IA (Intelligence Artificielle) se voulant être l’hyperréalisme d’aujourd’hui. En effet, il y serait laissé, sinon, peu de place à l’intellect et aux perceptions multiples et intersectées, pour fournir plutôt du prêt-à-interpréter, particulièrement bien adaptée aux fast visits déjà mentionnées/dénoncées. Il n’est pas étonnant que les premiers sujets abordés dans cet hyperréalisme peu artistique aient été les influenceuses, en tête desquelles Aitana Lopez la première vraie-fausse influenceuse à avoir berné son monde. L’IA n’est pas à rejeter, la mentionner semble justifié dans la continuité du propos sur le trompe-l’œil et, plus généralement, sur le trompe-sens. Ici comme ailleurs, elle trouve évidemment sa place dans l’art, y compris pour le développement des matériaux qui composent les œuvres : d’autant plus que l’IA est indissociable de la science des matériaux depuis très longtemps, bien avant qu’elle ne s’appelle IA. Aujourd’hui, il serait même fondé d’appeler certains matériaux des « matérIAux » vu la part prise par l’IA dans leur mise au point. Ce nouveau vocable (et son équivalent anglais materAIl) est, d’ailleurs, proposé ici par l’auteur, pour la première fois. Autant d’aspects qui seront plus particulièrement développés dans un prochain écrit.
Pour terminer le développement sur les temps courts, il peut être dit que, si le temps de différé est très court, voire nul, le cas extrême du syndrome de Stendhal peut survenir. Le temps de réaction du regardeur n’étant plus maîtrisé, lui-même ne l’est pas moins, jusqu’à en être débordé par les émotions. Kairos est devenu pathos.
Un temps de différé plus long dans la perception, en revanche, permet d’apprécier le processus de vieillissement, dans son acception générale. Le vieillissement peut être retenu comme le premier des deux termes clés susceptibles de caractériser la perception différée à temps long. L’appréhension d’une œuvre obéit alors à une approche dynamique (fonction du temps), le différé traduisant tout simplement le temps qui passe et sa fameuse fugacité qui est l’une des veines d’inspiration artistique les plus répandues : l’artiste vivant dans un monde flottant comme le dit si bien Kazuo Ishigiro dans son livre éponyme.

Fig. 51 : Lyes Hammadouche, « Mirage », 2021. ©Photo M. Jeandin, 2023

Pareille inspiration est éclatante dans l’installation aux bougies d’Urs Fischer déjà citée ou dans Mirage (2021) de Lyes Hammadouche grâce à ses 8 sabliers (figure 51), autrement dit de manière plus sonnante du sable au temps lié, mouvant bien sûr, ou encore, en un marquage plus direct par Pierrette Bloch, dans sa Maille en 1980 qui n’est autre que celle du temps (figure 52).

Fig. 52 : Pierrette Bloch « Maille », 1980. ©Photo M. Jeandin, 2023

Le choix par Pierrette Bloch du crin de cheval pour son œuvre contribua à la marquer du sceau de la sensorialité, en plus de la temporalité, puisque ce matériau est celui servant à fabriquer les archets (ouïe), pinceaux (vue) et oreillers (toucher). Le temps est maillé chez Pierrette Bloch comme il est en strates par Pierre Huyghe dans son Time Keeper (chronométreur), 2002, marquant avec génie le temps au rythme des expositions grâce aux traces (différentes couches de peinture) laissées sur le mur de la galerie au fur et à mesure des accrochages (figure 53).

Fig. 53 : Pierre Huyghe, « Timekeeper », 2002. ©Photo Vincent Royer – OpenUp Studio / Centre culturel canadien. Exposition « Le Synthétique au cœur de l’humain », 2023

Il s’agit là, probablement, de l’une des meilleures illustrations, par l’art contemporain, de la notion de vieillissement, qui, incidemment, est aussi le terme consacré, en science des matériaux, pour signifier l’effet du temps sur un matériau. Le croisement entre art contemporain, matériaux et vieillissement se matérialise, par exemple, par de la rouille chez Sylvie Guyomard et par de la poussière (celle du château de Chambord, notamment) chez Lionel Sabatté dans son œuvre intemporelle, par exemple Chrysalide du printemps, 2022, (figure 54).

Fig. 54 : Lionel Sabatté, « Chrysalide d’un printemps», 2022. ©Photo M. Jeandin, 2023

Le vieillissement, par maquillage peut masquer certaines parties de l’œuvre comme y créer des manques par dégradation des matériaux qui la composent. On peut retrouver alors l’effet de reconstitution/valorisation par l’intellect décrit un peu plus haut. On comprend pourquoi les objets archéologiques et les ruines émeuvent tant et pourquoi l’art contemporain s’efforce d’en retrouver la puissance sans l’aide du temps passant. Les deux œuvres présentées ici ont été subjectivement choisies pour le degré d’émotion ressenti à leur contemplation : l’une classique, Aphrodite au pilier, 3e siècle av. J.-C., (figure 55), merveilleusement offerte au détour d’une vitrine du nouveau Musée de la BNF Richelieu, l’autre, contemporaine, Urban Anatomy Landscapes , 2016, (figure 56), d’Antony Gormley, tout aussi merveilleusement exposée au Château Derneburg de Georg Baselitz. L’absence de poussière et de patine manquent à la contemporaine, bien que compensée par les hommes couchés (morts) symbolisant le temps écoulé.

Fig. 55 : « Aphrodite au pilier », Apulie, 3ème siècle av. J.-C. ©Photo M. Jeandin, 2023
Fig. 56 : Antony Gormley, « Urban Anatomy Landscapes », 2016. ©Photo designboom, antonygormley

La poussière reste, cependant, le meilleur symbole du temps qui passe : source d’inspiration pour les artistes s’il en est. Picasso, pour cette raison, refusait à quiconque le droit de faire le ménage dans son atelier pour ne pas, disait-il, en enlever la poussière qui y imprégnait ses œuvres autant que lui-même. Incidemment, ce manque de poussière est, peut-être, ce que regretteront aussi, certains visiteurs du Musée Bourdelle après sa récente rénovation (rouvert en 2023), déplorant une certaine perte d’âme, notamment dans l’atelier de l’artiste où les sens trouvent moins leur compte faute de pouvoir ressentir (re-sentir) la marque du temps. La question, plus générale des conséquences de la restauration d’œuvres sur leur perception nouvelle, se retrouve. La possible perte de l’intégration de l’effet de vieillissement est posée, pouvant/devant, à juste titre, préoccuper les restaurateurs. Clairs-obscurs évolutifs, coloration des pigments et, a fortiori, modification des caractéristiques odorantes d’œuvres dites olfactives (cf. § plus haut), constituent, en effet, des critères d’appréciation d’une œuvre.
Le second terme clé, après le vieillissement, susceptible d’être associé à un processus de perception différé à temps (relativement) long est celui de réminiscence. La réminiscence porte bien son nom, re-mini-sens, n’en déplaise à l’étymologiste puriste. Elle peut, cependant, n’avoir rien de mini car susceptible de faire intervenir des combinaisons entre les cinq sens et les quatre éléments, potentiellement nombreuses et puissantes comme l’avait exprimé, déjà au 17e siècle, Jacques Linard, dans son tableau Les Cinq Sens et les Quatre Eléments (1627) ou, de manière plus contemporaine, Geneviève Asse, dans son Souvenir enroulé d’un matin bleu (figure 57). Cette dernière s’inscrit dans une temporalité immuable qui invite « à toucher des yeux l’impalpable, l’infini qui s’échappe » pour reprendre la note de présentation de cette œuvre-quintessence de la réminiscence : toucher l’infini qui s’échappe pour répondre à la sempiternelle quête d’une vie qui semble toujours ailleurs comme le clamaient Rimbaud et Kundera, relayés aujourd’hui bien piètrement par les aliénés du portable.

Fig. 57 : Geneviève Asse « Souvenir enroulé d’un matin bleu », 1969. ©Photo M. Jeandin, 2023

Quand elle est profuse, la réminiscence s’apparente à un doodle des sens pour reprendre le terme né dans les années 1920 (Russell Arundel, Book of Doodles, 1937) qualifiant les dessins automatiques ou, par extension, quelque verbigération ou commémoration fugace par la photographie comme chez Thomas Demand (Tribute, 2011). La notion de réminiscence a déjà été évoquée dans le cas de la conjugaison des sens avec interaction de l’intellect. L’exemple le plus fameux est celui de la mémoire involontaire proustienne, illustrée par, notamment, les épisodes de la bottine (Sodome et Gomorrhe, La Pléiade III, 1988, p. 152-153) et de la madeleine (Du côté de chez Swann, GF Flammarion, Paris, 1996, p. 140-145), quitte à faire mentir Horace et son « pendant que nous parlons, le temps s’enfuit cueille le jour et ne crois pas au lendemain ». La réminiscence du goût, par exemple, est la base du mécanisme dit du « on en mangerait » en réaction courante (banale et fausse) à l’observation aiguisée par l’intellect d’œuvres, évidemment le plus souvent classiques, comme les natures mortes.
Cette appréciation, bien que souvent partagée, est, cependant, très restrictive parce que, comme dirait Michaud : « Choses, choses, choses, qui en disent long quand elles disent autre chose ». Il en est, à l’évidence, ainsi de Le Panier de fraises des bois de Chardin, même si l’on en mangerait bien un peu, qui a vu la souscription pour son achat par le Louvre couronnée de succès récemment (printemps 2024). Il est difficile de retrouver dans l’art contemporain des natures mortes appelant un tel mécanisme du « on en mangerait », peut-être par goût trop prononcé pour un hyperréalisme exacerbé à la Ania Wawrzkowicz. Ce processus de réminiscence est aussi, à l’instar de Proust, originalement, exploité par les artistes plasticiens, dans leur phase de création. Vu cependant, sa rareté d’emploi, il n’en a pas été fait état dans la partie A la création à propos des « sens de circulation ». L’auteur se justifie donc de le mentionner, ici, puisque, somme toute, pour créer, l’artiste perçoit cette réminiscence.
Le plus bel exemple en est Lucas Arruda – tel un Monet en fin de vie ou un Turner –, qui a produit des petits formats issus de reconstructions mnémoniques de paysages qu’il aura vus, par exemple de son domicile, dans sa série Deserto-Modelo(2021-2022). L’extraordinaire est que le processus de réminiscence lui permet, par un changement d’échelle éblouissant, de traduire des impressions monumentales évoquant une certaine transcendance. Cette chronique ne montrera volontairement pas de figure l’illustrant, laissant le lecteur, en une sorte de travaux pratiques, essayer d’installer en lui le processus de réminiscence qui lui permettra d’apprécier encore plus les paysages souvenus : aux confins de la rêverie ou de l’invention. Cette phase de réminiscence à la création est classique et nourrit souvent les croquis et esquisses d’œuvres en gestation. Michel-Ange en usait, fixant, par le dessin, les images latentes de sa mémoire, au coin de ses esquisses ou croquis préparatoires, comme pouvait le pratiquer Léonard dans ce qu’il appelait ses compositions incultes.
Fixer le temps et les impressions qu’il charrie est une préoccupation commune à beaucoup, les artistes en tête, quitte à ce qu’elle s’oppose au processus de réminiscence. Ce figeage de la mémoire peut devenir obsessionnel chez certains photographes (Ken Domon avec sa série sur le temps arrêté (Hiroshima)) et/ou artistes. Warhol, notamment, usait de ce qu’il appelait ses Time capsules constituées d’objets, de photos, etc., sans atteindre les sommets modianesques ou proustiens, inaccessibles selon l’auteur. Tous, cependant, soulignent la prééminence de la mémoire dans l’appréciation, voire la création, d’une œuvre. Tout l’œuvre de Philippe Cognée, peintre et graveur (de mémoire, en l’occurrence) contemporain, en témoigne, partant du principe que, par exemple, l’artiste peint toujours « après et d’après », jamais ex nihilo. Ses « repeintures », par exemple sa reprise du portrait de Philippe IV de Velázquez, troublées par l’usage d’un fer à repasser (le temps autant que la peinture), le montrent parfaitement comme elles montrent également que perturber un sens n’annihile pas les émotions qu’il procure. La réminiscence se nourrit des trésors infinis de la mémoire que Sarkis, dans son installation éponyme (figure 58), révèle par la lumière.

Fig. 58 : Sarkis « Trésors de la mémoire », 2002. ©Photo M. Jeandin, 2023

Les concepteurs de matériaux, quant à eux, ont puisé dans ces trésors l’idée, relativement récente, de nouveaux alliages dits « à mémoire de forme » pour ne pas dire « à réminiscence ». Nous reviendrons plus tard sur cette classe de matériaux inspirants pour les artistes contemporains.
En conclusion de cette partie où l’intellect fut mis à l’honneur, le lecteur longe, de fait, des rives proches de l’art conceptuel où, par définition, la réflexion prédomine et où, à l’extrême, les sens sont interdits. C’est plus alors, l’intention, le geste, ou l’immatériel qui compte. Il (le lecteur) y trouvera, en particulier, Le Baiser de l’artiste (1977) d’ORLAN (figure 59) et les Zones de sensibilité picturale immatérielle d’Yves Klein. Ce dernier y annonce la virtualité et les NFT qui rime avec. Incidemment, Urs Fischer y apparaît comme un acteur de cette évolution mais l’histoire n’en sera pas développée ici : pas plus que, plus généralement, des considérations ayant trait à l’immatériel, le virtuel, le conceptuel… La part des matériaux n’y est, en effet, pas belle, sauf à penser à ceux utilisés dans l’électronique/informatique qui ne figurent pas dans le champ de cet article. Ce dernier traite du matériau en tant que matière artistique, catégorisé dans la classe des matériaux de structure, pour employer un vocabulaire de science des matériaux.

Fig. 59 : ORLAN, « Le baiser de l’artiste », 1977. ©Photo M. Jeandin, à l’exposition “L’Argent dans l’art”, Monnaie de Paris, 2023

Ce premier volet est donc entré dans le rond-point des sens de circulation artistique tandis que le second se confrontera aux sens interdits pour en sortir (figure 60). La prise en considération des matériaux constituant les œuvres d’art est l’une des clés le permettant. Le second volet de l’article essaiera de le montrer, quitte à laisser le premier apparaître comme une soupe au canard, le canard étant, en l’espèce, le matériau. Le tout s’entend au sens marxiste de l’expression, c’est-à-dire à l’image du film du même nom (La soupe aux canards) connu pour ne jamais montrer de canards autrement que dans son générique et non au sens argotique américain de cette même expression sous-entendant que la tâche d’écriture fut aisée. Le lecteur doit donc être ici rassuré sur le fait que le prochain volet traitera bien de matériaux et n’exploitera donc pas, pour ce qui les concerne, le concept de manque que ce premier volet de chronique a décrit, même si, comme il a été vu, il permet d’aiguiser l’intellect. La partie correspondante, intitulée Les matériaux en tous sens précédera la conclusion de l’ensemble de l’article ouvrant sur le virtuel, voire le merveilleux dans les matériaux et l’art (et inversement), avec la petite touche philosophique qu’immanquablement le non-philosophe aura eu envie d’apporter, pour aller sur le chemin de la pantopie chère à Michel Serres : l’ensemble, nécessairement copieux, s’efforçant, cependant, d’éviter le pavé de l’ours.

Fig. 60 : Le rond-point des arts. ©M. Jeandin

Notre feuilleton estival se termine aujourd’hui. La suite est en cours d’écriture.

Image d’ouverture> Le Toucher (détail), La Dame à la licorne, entre 1484 et 1500, Musée de Cluny, Paris. Photo CC Didier Descouens, Toulouse, 2021

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