La chronique qui suit s’inscrit dans une série consacrée aux matériaux et procédés que l’artiste met en œuvre dans sa création. Après trois textes s’intéressant au polissage, à l’or, et au cuivre, Michel Jeandin s’est lancé dans une réflexion/analyse des sens au regard des matériaux utilisés dans l’art contemporain. Pour embrasser ce vaste sujet, deux temps de publication sont prévus. Tel un feuilleton estival, la première partie de cette chronique est livrée en 5 épisodes (le premier date d’hier) pour ménager un temps de réflexion et le suspens de ce qui adviendra le lendemain. Ici, débute l’épisode 2.
Episode 2
Moins ambitieuse que la traduction/transcription de la musique aux arts plastiques, c’est-à-dire pour aller de l’ouïe à la vue pour utiliser le vocabulaire des sens, est l’illustration. L’illustration par les arts plastiques de la musique permet d’en exacerber le ressenti de son auditeur grâce à la participation de sens autres que son ouïe. Un bien-être peut en résulter comme certains artistes contemporains cherchent à le provoquer : ainsi Alexandra Stefanakis dans son envoutante installation Introspection (2023) conduisant celui qui s’y immerge à ressentir un bien-être d’un ordre différent de celui apporté par une quelconque musicothérapie puisque l’âme de l’artiste manifestement s’ajoute à la musique diffusée. A l’inverse, l’artiste plasticien peut utiliser la musique pour provoquer un certain malaise. Laurent Helye en est un exemple remarquable, grâce à l’exploration du concept de « discrépance » qu’il a créé pour remettre en cause la notion d’audiovisuel par le découplage entre son et image. Sa Caverne aliénante (2023) en est une œuvre illustrative forte, fondée sur une bande sonore hypnotique combinée à la projection de films de famille (le cauchemar pour beaucoup, en effet !), qui immanquablement met mal à l’aise quiconque y pénètre. Le maître contemporain dans le domaine de la transcription de la musique aux arts plastiques reste, cependant, Christian Marclay. L’examen de son œuvre est une clé pour voyager de la musique aux arts plastiques. La rétrospective qui lui a été consacrée à Beaubourg, en 2023, lui a rendu justice.
Abstract music/White traduit bien la musique (figure 11, 1989) en tant qu’entité abstraite comme dit en introduction pour justifier sa supériorité sur les autres arts. Marclay dans son graphisme rejoint Philip Guston dont plusieurs encres figuraient en bonne place dans la collection Boulez pour leur résonance avec la musique contemporaine que le chef et compositeur français incarnait.
Plus précisément, Marclay a su traduire le son en images, y compris celui du silence (cf. sa photographie The Sound of Silence (1988), pour l’illustration de pochettes de disques. Certaines, dans une démarche beaucoup plus originale que la simple illustration, sont même imaginaires et ont été créées pour, à l’inverse, provoquer une éventuelle création musicale – imaginaire et subjective – en retour. Cette entreprise de recherche synesthétique (et non synesthésique) par Christian Marclay est captivante comme en témoigne le défilé des visiteurs devant l’œuvre de longue haleine qui en fut issue (Imaginary Records, 1987-1999, figure 12), quel que soit l’endroit où elle est exposée. Ce défilé pourrait, d’ailleurs, être considéré comme une œuvre en elle-même, prémices visuelles de la musique attendue. Ce travail sur les pochettes de disques fait écho à la préoccupation d’originalité de la part du label Command Record, à la fin des années 1950, avec en vue le lancement d’un produit inédit intégrant le travail d’un artiste plasticien, en l’occurrence Josef Albers, à l’époque : la proposition reposant sur 7 pochettes de disque pour les séries Persuasive Percussion et Provocative Percussion.
Pour Christian Marclay, son et image sont si intimement mêlés qu’il lui fut logique de créer des partitions graphiques (To be continued, 2016, figure 13) voire, mieux encore, une espèce de solfège constitué d’impressions visuelles sous forme de jeu de cartes à assembler selon le désir du compositeur (Shuffle, 2007). Tout cela confine à ce qu’entendait Soulages par le qualificatif « pistique » qu’il avait inventé pour qualifier ce qui est poétique en peinture et les émotions sensorielles en résultant. C’est en quelque-sorte le symétrique de ce que l’écriture de Proust exprimait quand il décrivait les émotions que la Vue de Delft de Vermeer lui provoquait, via la poésie de son « petit pan de mur jaune » (in La Prisonnière, 5e tome de La Recherche).
L’expression la plus aboutie à ce jour de ce mélange, en synesthésie, entre son et image se trouve probablement dans l’œuvre, au nom bien choisi, All together (2018, figure 14), où le spectateur est saisi tant par le son que l’image (les images) qui y sont étroitement liées. Ce lien est imposé par un algorithme de sélection de vidéos puisées dans le vivier des millions de vidéos disponibles sur Snapchat, selon des critères sonores établis pour permettre la création d’une composition musicale originale résultant du montage de ces vidéos.
Toujours pour expliquer le parcours possible du sonore vers le visuel mais sollicitant, cette fois, d’autres arts que la peinture, les exemples suivants peuvent suffire. Ils montrent que le parcours peut, éventuellement, être compliqué par le fait que l’artiste doive aller « chercher » le son pour créer sa propre musique.
Dans le domaine de l’art photographique, les mantes religieuses, en particulier, de Viktor Knud (figure 15) convoquent, pour le visuel, la chorégraphie de danse contemporaine et, pour le sonore, la musique qu’elles produisent captée par des micros ultrasensibles. Les images sonores en résultant firent de Knud un « peintre sonore » pionnier de l’écologie du même nom.
L’art poétique, pour sa part, retiendra les mots-dessins d’Annette Messager, traduisant la musique de l’oiseau qui dresse, en un travail d’écriture visuelle, un portrait intime de l’animal, par exemple dans son explicitement titré En général il fait CHILP (1972-1973). Dans la même veine, Olivier Leroi transcrit les cris des bêtes, notamment avec François Righi dans le livre La vie des bêtes (figure 16) qui rappelle tellement Basquiat, leur jazz-rap étant les chants d’oiseau.
Les deux exemples ci-dessus sont d’inspiration « messiaenique » mais ici avec un « e » comme dans Messiaen dont nombre de compositions se voulaient traduire le chant des oiseaux, par exemple ses Petites esquisses d’oiseaux (1985-1987). Dans cette même démarche de traducteur sonore, le musicien contemporain Joseph Bertolozzi traduisait les sons de monuments, La Tour Effel, par exemple, dans sa création Tower music, en 2013. Les artistes contemporains, Erik Samakh et Julien Salaud ont œuvré dans cette même direction mais dans un contexte plus écologique, avec par exemple, en 2022, la création d’arbres sonores, animés de l’intérieur presque viscéralement par le chant d’oiseaux.
Dans la démarche d’aller de la musique aux arts plastiques, la quête du collectionneur mélomane lui faisant choisir des œuvres traduisant son âme musicale est probablement un indice supérieur, même s’il est par essence subjectif, de l’équivalence entre musique et arts plastiques. La vente publique (Artcurial), le 7 juin 2023, de la collection Pierre Boulez, intelligemment intitulée Une vie au rythme de l’art, fut l’occasion unique de constater combien l’art abstrait et la musique contemporaine peuvent se faire écho. Il est à regretter que pareille réunion de ces œuvres choisies par le maître ne puisse se renouveler, dissémination oblige, laissant en cela encore une certaine prééminence à la musique puisque l’écoute possible de tout l’œuvre de et par Boulez est, elle, en revanche toujours possible grâce aux enregistrements disponibles.
Bien que la transcription visuelle la plus courante soit obtenue en sollicitant l’ouïe comme les exemples musicaux l’ont montré précédemment, le toucher peut servir la création artistique par un processus de traduction du contact au visuel. Sa plus parlante (si l’on peut dire) illustration en est la photographie contemporaine IPAD1 d’Isabelle Le Minh, qui montre ce que doit le numérique (et non le digital comme on le désigne si souvent par anglicisme) au tactile (le vrai digital pour le coup, celui des doigts, anglais ou pas). Figure 17.
On rejoint dans ce passage du contact au visuel, ce que l’on exprime, en frisant le cliché, par l’intelligence de la main, à la base des arts plastiques et de l’artisanat d’art. La visualisation du contact est à l’origine d’œuvres multiples portées pour lesquelles l’art contemporain coréen se distingue, logiquement bien dans la culture asiatique de la traduction du mouvement de la main. Le regardeur se promène alors dans son niwa(jardin japonais), rappelé par exemple dans la création A fleur de peau (2019) de Lee-Park Eunyoung, où l’artiste figure le non tactile par le galet lisse (figure 18).
Plus explicite encore, toujours en liaison avec la nature, est la visualisation des 9 fruits sacrés dans la culture coréenne exprimés en braille éclairé par Cho Sun-young (Spirit Fruit, 2020, figure 19). Le recours aux deux sens (vue et toucher) renforce le message. La traduction directe du tactile au visuel, c’est-à-dire en allant de l’haptique à l’optique en un mouvement que l’on pourrait qualifier de hap-op (puisse-t-il rencontrer la popularité du hip-hop), est à l’origine de nombreuses œuvres contemporaines originales.
Parmi celles exposées récemment, le poignant Hands routine d’Omar Mismar (figure 20a) et les pocket drawings de William Anastasi (figure 20b) se détachent. Le lecteur ne manquera pas de constater, peut-être avec amusement, que le concepteur des pocket drawings, cachés donc par définition dans la poche où ils sont dessinés à l’aveugle, porte le nom de la censure (Anastasie) en une sorte d’aptonyme. On est dans le cœur du Doodle art (gribouillage), mâtiné d’art brut, cependant, car s’y retrouve la marque de l’accumulation.
Robert Norris trouve une expression encore plus aboutie du concept dans le sens où l’influence du visuel disparaît totalement de la création, dès ses premiers stades, pour ne retenir que le tactile (figure 21). L’artiste rejoint alors la règle du sens interdit développée plus loin dans la chronique pour le son. La rencontre entre les trois sens, vue-ouïe-toucher via le visuel-musique-contact, peut exister cependant. L’artiste peut la provoquer pour retrouver la rythmicité (sic) et la musique par le travail de la paume qui joue le rôle d’un instrument : un instrument de percussion en l’espèce. Pareil cheminement artistique rejoint celui du poète et dramaturge collagiste Jiří Kolář, créateur de la poésie évidente, décrit dans son texte Peut-être quelque chose, peut-être rien (1965), si ce n’est que lui jouait sur les mots et leur traduction pour les rendre visuellement accessibles, y compris aux analphabètes et autres « inconscients » (sic). Il appelait, pour cette raison, ses œuvres-textes des analphabétogrammes et dingogrammes qui le situent très haut dans le cénacle des traducteurs de sens. Le MacVal ne s’y était pas trompé en le mettant à l’honneur dans une partie de son exposition L’œil éclairé, au nom semblant appeler cette chronique.
Retrouvez demain l’épisode 3 des Matériaux en tous sens, autorisés et interdits.
Image d’ouverture> L’Ouïe (détail), La Dame à la licorne, entre 1484 et 1500, Musée de Cluny, Paris. Photo CC Didier Descouens, Toulouse, 2021
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