L’ivresse du cuivre

La chronique qui suit s’inscrit dans une série destinée à aborder un sujet touchant au domaine des matériaux et des procédés que l’artiste met en œuvre dans sa création. Ni franchement scientifique, ni simple billet d’humeur, elle n’a pour ambition que de partager les réactions de Michel Jeandin, « modeste amateur d’art dont la vie professionnelle fut/est (pour employer les grands mots) portée par la science des matériaux », comme l’auteur aime à le préciser. Après deux textes s’intéressant, pour le premier, au polissage et, pour le deuxième, à l’or, il s’attache aujourd’hui à explorer l’utilisation du cuivre dans l’art contemporain et nous propose de passer de l’or au rouge puis du blanc au bleu. De là à supposer que Michel Jeandin en a vu de toutes les couleurs pour nous offrir un si beau panorama… il n’y a qu’un pas. Alors, seule une lecture attentive saura le remercier.

S’il était un sondage effectué auprès des métallurgistes pour connaître leur matériau préféré, celui-ci désignerait probablement le cuivre. D’aucuns y verraient la marque de l’ivresse que le cuivre peut leur apporter comme son nom semble, d’ailleurs, l’y prédisposer : cu-ivre ! Sans aller jusque-là, il est préférable de penser que la raison de ce choix tient en la richesse de cet élément, pour qui le travaille comme pour qui le regarde ou l’étudie. Il peut, en cela, se comparer à l’or, d’autant plus que son histoire s’y rattache par nombre de points. Le lecteur de la précédente chronique consacrée à l’or le comprendra d’autant mieux qu’il lira celle-ci aussi. Toutes les autres considérations (caractéristiques, propriétés, usages artistiques…) se rapportant au cuivre peuvent se regrouper sous les couleurs bleu-blanc-rouge qui, ajoutées à l’or de la fleur de lys, faisant en cela du cuivre un élément bien cocardier avec lequel ne pourrait rivaliser, sur ce point, que cet autre métal appelé francium. Ce dernier est, cependant, beaucoup moins connu que le cuivre, ne serait-ce que parce qu’il est beaucoup moins répandu : une trentaine de grammes seulement sur la croûte terrestre, à comparer aux quelque 20 millions de tonnes de cuivre consommées dans le monde, en 2021 ! Le caractère quadricolore du cuivre – or, rouge, blanc, bleu – (fig. 1 en ouverture) a donc été logiquement retenu pour présider au plan de cet article, jouant ainsi le MacGuffin de service, surtout si l’on pense comme Michel Pastoureau que la couleur fait l’histoire.

Or

Le cuivre, sans conteste, s’apparente à l’or. De plus en plus diront certains, parce sa valeur ne cessant d’augmenter, il attire, aujourd’hui, convoitises et vols fréquents. Le cuivre prend donc maintenant la couleur de l’or comme semblait déjà le prédire à l’époque George Sand dans son Simon (« … mais le cuivre même du mauvais riche avait une couleur d’or qui l’affriandait »). La ruée actuelle vers ce métal ferait presque écho à celle vers Chypre à l’époque ancienne où ses mines en regorgeaient (au point que le nom cuivre (cyprum en latin) dériva de Chypre (Cyprus)) qui, elle-même, n’avait rien à envier à la ruée vers l’or des conquérants de l’Ouest américain. Le pillage des richesses terrestres en résultant, parce que source d’expiration pour la planète, est source d’inspiration pour les artistes contemporains. Maya Mihindou l’a encore exprimé, récemment, dans une saisissante fresque sur le sujet (fig. 2).

Fig.2 La Chercheuse d’or, détail, Maya Mihindou, 2021. ©Photo Michel Jeandin, au Palais de Tokyo©, 2021

Même s’il est en abondance, le cuivre n’échappe pas à cette surexploitation préoccupante au même titre que celle des terres rares dont les exigences industrielles sont stratégiques. La question est d’une simplicité biblique, au sens propre puisque le Quatrième Livre d’Esdras disait déjà, un siècle avant J.-C. (versets 51 à 57) : « Interroge la terre et elle te parlera, complimente-la et elle te racontera. Tu lui diras : “Tu produis de l’or, de l’argent, du cuivre, ainsi que du fer, du plomb et de l’argile. L’argent est plus abondant que l’or, le cuivre que l’argent, le fer que le cuivre, le plomb que le fer et l’argile que le plomb. Toi donc, estime quels sont les matériaux précieux et désirables : est-ce ce qui abonde ou ce qui est rare ?” »

L’artiste contemporain, Ariel Kupfer, le bien-nommé puisque Kupfer veut dire cuivre en allemand, semble avoir résumé toutes ces notions d’abondance, paradoxalement doublée d’une rareté productrice de valeur, dans sa création L’huitre perlière (2000), pour laquelle la coquille contenant la perle est en cuivre.

Fig. 3 Yalla tnâm, Tarek Elkassouf, 2021. ©Photo Michel Jeandin, 2021, collection du musée de l’Institut du monde arabe, donation Claude & France Lemand

Si le cuivre peut déjà prendre, sous certaines incidences d’éclairage, la couleur de l’or, il s’en approche a fortiori quand il est allié à d’autres éléments, comme l’étain ou le zinc, pour former le laiton, le bronze ou le chrysoscale qui en sont des ersatz, comme l’alfenide des frères Halphen, au début du siècle dernier, avait été créé pour imiter l’argent. Au-delà de sa couleur, ses couleurs devrait-on dire, le cuivre comme l’or possède des propriétés de ductilité et malléabilité qui le rendent apte à une mise en forme aisée et à en faire le matériau de dinanderie par excellence. C’est par la dinanderie que le cuivre entre dans l’art, très tôt d’ailleurs puisque les premiers ouvrages d’art répertoriés, en l’occurrence des aiguilles de cuivre natif martelées, remontent au 9e siècle avant J.-C. Les évolutions depuis n’ont cessé jusqu’au contemporain, toujours par martelage pour les œuvres d’Elie Hirsh, par pressage chez les artistes dits « compressistes » comme les frères Rikenrob’s, ou par le travail de plaques/feuilles dans lequel Tarek El Kassouf (fig. 3) excelle dans la lignée d’une tradition de dinanderie toujours très vive au Maghreb et au Moyen-Orient. Toujours grâce à sa mise en forme aisée, le cuivre pur a été utilisé, dès les temps les plus reculés, pour la fabrication d’objets utiles, fonctionnels dirait-on aujourd’hui. Ils ont trouvé leur expression artistique plus tard. Ainsi, le Masque dit de Montherlant (fig. 4), dont la fonction de protection résultait de son respect des formes du visage, a vu le travail du temps le transformer en œuvre d’art moderne, voire contemporaine, que n’aurait probablement pas reniée un Giacometti. Cet exemple illustre que le cuivre pourrait/devrait être mieux considéré en tant que matériau quand l’art contemporain traite du thème des masques. Les matériaux privilégiés y restent, en effet, désespérément selon certains, le bois et le plastique, même si des artistes comme Kader Attia et Edson Chagas occupent ouvertement la scène (avec respectivement Ghosts, 2007 et Tipo Passe, 2013, par exemple).

Fig. 4 Visière d’un casque de guerrier gallo-romain dite « Visière de Montherlant », I -IIe siècle, présentée au Musée d’Archéologie Nationale de Saint-Germain-en-Laye. ©Photo Michel Jeandin, 2022

La forte ductilité/malléabilité rend le cuivre aussi particulièrement adapté aux procédés de gravure dont certains peuvent exploiter, en outre, ses propriétés physico-chimiques. Les procédés à l’eau-forte dont l’aquatinte en font partie. La multiplicité des propriétés du cuivre, tant mécaniques que physico-chimiques donc, doit attirer l’artiste contemporain qui souvent, par définition, s’éloigne des techniques académiques. Charles Donker, bien qu’à la base loin de la veine contemporaine, l’annonçait cependant dans certaines de ses eaux-fortes d’inspiration naturaliste. Leur exécution, par le trait et la démarche employée – Donker emportant sur le terrain, ses plaques de cuivre à graver, tel un impressionniste avec ses tubes de peinture –, était, en effet, résolument contemporaine (fig. 5). Ce sont ces mêmes propriétés physico-chimiques (à la base du phénomène d’adhésion) du cuivre qui président à son utilisation en tant que support de tableaux qui y sont peints ou d’émaux qui y sont appliqués. Les émaux du Limousin, que d’aucuns peuvent juger anciens puisque datant pour les premiers du XIIe siècle, pourraient cependant être pris en exemple aujourd’hui pour leurs contrastes de couleurs magnifiés par le cuivre. Une visite au Musée de Cluny à Paris, qui les expose dans un nouveau parcours muséographique, s’impose pour s’en convaincre. Dans le domaine des émaux contemporains, le cuivre n’est utilisé que sous la forme de poudres de cuivre ou de certains de ses composés en tant que constituants colorants d’émaillage (cf. § « Blanc »).

Fig. 5 Deux barques et un canoë à Wanjewo, rivière Narew, Pologne, détail, Charles Donker, 1992. ©Photo Michel Jeandin, 2022

Une dernière analogie entre cuivre et or tient en ce que tous deux sont des marqueurs du mythe des âges de l’humanité, selon le poète grec Hésiode : l’âge d’or, l’âge d’argent, l’âge de bronze (ou cuivre puisque cuivre et bronze se disaient, à l’époque, de la même façon) et l’âge de fer. Au-delà du mythe, cuivre et or ont le lien de parenté supplémentaire de faire partie de la famille des sept métaux connus des Anciens : avec l’étain, le plomb, le mercure, l’argent et le fer. La découverte du cuivre (environ 9000 ans av. J.-C.) a été bien antérieure à celle du bronze (entre 3000 et 1000 ans av. J.-C.), cuivre allié avec un peu d’étain.  Si, aux temps anciens donc, le bronze se confondait avec le cuivre, cet article, en revanche, distingue bien les deux pour ne traiter que du cuivre, ne faisant référence au bronze que pour la compréhension de certains points particuliers. Sinon, vu l’importance du bronze dans l’art, un volume n’aurait pas suffi.

Rouge

L’attrait pour le cuivre va au-delà de la communauté des métallurgistes. Il résulte, en grande partie, de sa couleur rouge (rouge orangé, rougeâtre s’il faut nuancer, sachant, cependant, que l’appellation courante du cuivre pur est bien « cuivre rouge »), à l’état natif, même s’il est d’usage d’obéir à un certain chromoclasme.

En France, le rouge fut la couleur la plus populaire jusqu’à la fin du Moyen Âge, en concurrence ensuite avec le noir et le bleu, même s’il restait de grands zélateurs du rouge dans les périodes plus tardives, Rubens en tête. La raison en est sa puissance symbolique : source de vie – couleur sang –, source de lumière et de chaleur – couleur de feu –, sur quoi ce texte reviendra en plusieurs endroits. Si le rouge est souvent associé, en première approche, à Mars – la planète rouge ainsi nommée – il se trouve aussi (et surtout), via le cuivre qui en a la couleur, associé à Vénus puisque Vénus est née, selon la mythologie, sur le rivage de Chypre, l’île au cuivre. Le cuivre est donc placé sous la double égide exceptionnelle de Mars et Vénus. Le rouge est/était longtemps symbole de richesse, par exemple à Pompéi pour ses riches peintures murales (même si leur rouge venait de l’utilisation de cinabre (sulfure de mercure) plutôt que de cuivre). Il est/était aussi symbole de protection dans l’au-delà. Les pharaons, notamment, étaient inhumés non seulement avec des objets en or mais également rouges (pour certains en cuivre). Comme pour l’or, tout cela participe d’une symbolique de puissance. Le vieux français, en donnant au mot rouge l’acception de « très », ne faisant rien d’autre que le confirmer. Le cuivre hérite donc de toutes ces vertus et qualités prêtées au rouge.

Fig. 6 Choice Art, Martha S. Wilson, 1972. En dessous trois détails en reprise. ©Photo Michel Jeandin

Tous ces symboles firent/font du rouge une couleur archétypale pour l’art. Le rouge tenait la première place dans la polychromie qui avait cours dans la statuaire quand elle n’était pas antique où le blanc régnait. De plus, le rouge (plus ou moins brunâtre) est aussi couleur d’argile et de glaise (de terre cuite donc aussi), possibles matériaux ascendants du cuivre dans un processus de fonderie au bronze. Le cuivre se pose donc en matériau majeur potentiel pour l’art. La double symbolique que sa couleur recèle, soulignée plus haut par l’opposition Mars-Vénus y ajoute encore. La composante guerrière (Mars), et par extension, la haine, l’interdit, et la marginalité qu’il évoque par sa couleur rouge en font donc un matériau particulièrement indiqué pour l’art contemporain : sans oublier, quand même, la composante amour (Vénus) dont il n’a pas à être dénué. Martha Wilson exprime singulièrement ces différents sentiments dans son nuancier de couleurs Choice Art (1972), notamment pour le rouge et sa variété de tons (fig. 6).

Fig. 7 Paysages productifs, la couleur de l’eau, colonnes d’eau, Baie de Somme, Manche, Nicolas Floc’h, 2021. ©PhotoMichel Jeandin, 2021, courtesy de l’artiste et de la Galerie Maubert

D’autres artistes contemporains vont chercher ces mêmes nuances de couleurs dans la nature plutôt que dans leur nature, tel Nicolas Floc’h dans les eaux cuivrées de la Baie de Somme (fig. 7). Le plasticien confirme ainsi que le cuivre est vivant parce qu’il circule et conduit. L’art contemporain qui vit, par définition, au minimum avec son temps, et si possible en avance sur lui, est aujourd’hui nécessairement de plus en plus en harmonie avec la nature. Il devrait donc exploiter, mais ici dans le bon sens du terme, le cuivre. Ce qui est déjà le cas pour certains, par la rencontre entre le cuivre et le bois comme dans le saisissant Arboris (2020) de Fanny Boucher (fig. 8).

Fig. 8 Arboris, Fanny Boucher, 2020. ©Photo Michel Jeandin, 2022

Pareille rencontre peut évoquer, parce que les temps actuels y incitent, celle entre vie et mort, sur fond de feu de forêt, par exemple. Dans ce panneau de 72 plaques de cuivre héliogravées –la « Tour Effel » de l’artiste –, le cuivre donne au chêne qu’il met en scène toute sa majesté et sa vigueur, éventuellement avant sa mort. Ce mimétisme entre cuivre et bois se retrouve chez Frans Krajcberg pour servir un plaidoyer en faveur de l’environnement (fig. 9). Dans les œuvres de Krajcberg, le bois, tel un métal, peut avoir été chauffé/brûlé et/ou poli.

Fig. 9 La Révolte II, Frans Krajcberg, 2002. ©Photo Michel Jeandin, 2022
Fig. 10 Herminette « Nkwere », collectée en 1930 et présentée au Musée du Quai Branly-Jacques Chirac. ©Photo Michel Jeandin, 2022

Ce mimétisme entre métal et bois, que cet article ne qualifiera pas de biomimétisme mais plutôt de cupromimétisme, naît de l’art premier, illustré par exemple par la merveilleuse herminette à tête de cuivre plaqué sur bois vue au Musée du Quai Branly-Jacques Chirac (fig.10). Il trouve ensuite un développement historique dans les œuvres en bronze rappelant le bois telles celles pionnières dans le domaine, visibles encore récemment dans l’exposition éponyme (Pionnières) au Musée du Luxembourg, parmi lesquelles des œuvres de Chana Orloff ou d’Henri Laurens. Ce développement aura aussi ouvert la voie à l’art contemporain (fig. 11 et 12), avec le plus souvent en arrière-plan, encore une fois, l’influence des arts premiers. Etienne Martin, dans le premier exemple présenté (fig. 11), révèle la poésie de ce qu’il nommait, à l’époque de sa création, des matériaux pauvres dans lesquels il incluait le cuivre alors que… (cf. § « Or »).

Fig. 11 L’Idole des Ramoneurs, Etienne Matin, 1946. ©Photo Michel Jeandin, 2021

Ils font de cette sculpture, dite L’Idole des Ramoneurs, une idole primitive comme on le disait dans l’art anciennement qualifié par le même adjectif. Les rubans de cuivre furent utilisés par l’artiste pour donner du clinquant (à noter qu’en métallurgie, une tôle mince/lamelle s’appelle clinquant) et évoquer ainsi le soleil avec toute l’aura et la symbolique qu’il peut représenter, d’où le second titre donné par l’artiste à son œuvre : Le Soleil. Dans le deuxième exemple présenté, la sculpture de Chouki Choukini (fig. 12), le mimétisme entre cuivre et bois va au-delà d’une simple correspondance de ton.

Fig. 12 Edith, petite fleur, Chouki Choukini, 2000. ©Photo Michel Jeandin, 2021, collection du musée de l’Institut du monde arabe, donation Claude & France Lemand

Par le choix du bois wangé, la volonté de l’artiste fut, grâce à la taille directe, de faire pénétrer la lumière dans la matière lui donnant un aspect auquel seule une surface réfléchissante comparable à celle d’un métal comme le cuivre peut conduire. Conduire est, d’ailleurs, le bon terme puisqu’il traduit aussi le pouvoir conducteur de ce matériau (cf. § « Blanc »).

Une autre variation pertinente sur le thème de la correspondance entre bois et cuivre est celle qu’en donne Tatiana Trouvé, dans sa série Les Dessouvenus dont le nom (mais c’est un hasard) évoque aussi le mimétisme. Outre la couleur, l’artiste y exploite les capacités de mise en forme du cuivre pour rappeler la morphologie du branchage (fig. 13).

Fig. 13 Il mondo delle voci, détail, Tatiana Trouvé, 2020. ©Photo Michel Jeandin, 2022

Le rapprochement entre cuivre et bois incite à oser la notion de contraste mimétique. Pour la définir, tout en restant dans le domaine de l’art, le mieux est de dire que le contraste mimétique aboutit à une perception particulière du matériau analogue à celle que peut éprouver un féru d’art lyrique dans le sprechgesang, c’est-à-dire un parler-chanter à la frontière indéfinissable entre l’air et le récitatif. Comme il faut rendre à César (l’autre) ce qui est à César, l’occasion est belle de rendre hommage à Chantal Thomas qui a déjà, littérairement, fait appel à cette notion pour exprimer une perception difficilement exprimable autrement (in Souvenirs de la marée basse, Editions du Seuil, p. 74). Les dernières œuvres présentées par Anselm Kiefer, Pour Paul Celan, au Grand Palais Ephémère, à Paris, en furent une bouleversante illustration en montrant un contraste de ce genre entre vie et mort (fig. 14 à gauche), jusque dans la reproduction de la réserve en matériaux de l’artiste où cuivre et végétations mortes se côtoyaient pour un mimétisme émotionnant (fig. 14 à droite). Semblable dialectique entre vie et mort, autrement dit entre souvenir et éternité, se retrouve dans l’œuvre de Tatiana Trouvé chez laquelle le cuivre s’impose comme un matériau majeur servant son inspiration grâce à ses associations avec du bois ou du carton, notamment dans ses Notes on Sculpture, en 2021 et 2022. C’est probablement de là que Tatiana Trouvé doit d’avoir reçu, de la part des critiques d’art, les titres d’architecte d’un désastre possible, de « désarchitecte » ou encore d’archéologue du présent : tous étant de l’ordre de l’oxymore ou du rapprochement incongru comme peut l’être le contraste mimétique ou le cuprobois.

Fig. 14 Pour Paul Celan, Anselm Kiefer, 2018-2021, à gauche, Imagine-toi les soldats des marais, à droite, vue de la reproduction d’une réserve d’atelier de Kiefer, présentée au Grand Palais éphémère, en déc. 2021. ©Photo Michel Jeandin, 2022

Si, à l’inverse, on s’éloigne du contraste mimétique né du rapprochement entre bois et cuivre, pour se rendre à une opposition plus franche, en une espèce de fondu enchaîné allant de l’un de ces matériaux à l’autre, l’art contemporain est encore parfaitement placé pour exploiter cette opposition. Ce fondu enchaîné est d’autant plus visible que l’artiste le met en scène, par effet de perspective, pour reprendre l’exemple impressionnant des Dessouvenus (fig. 15) de Tatiana Trouvé. Les chaussures, qui y sont montrées, semblent indiquer la marche à suivre pour aller du cuivre au bois, même si cette interprétation peut passer pour être légèrement capillotractée, pour ne pas dire cuprotractée.

Fig. 15 Sans titre, détail, Tatiana Trouvé, 2019. ©Photo Michel Jeandin, 2022

Cette dualité entre bois et cuivre se retrouve dans la musique contemporaine, autre forme majeure d’art contemporain, quand la partition joue sur les effets de confusion ou d’opposition dans les enchaînements entre cuivres et bois, cassant ainsi la couleur musicale. Elle peut créer ainsi des émotions que la musique savante classique peut atteindre, certes, mais souvent par d’autres voies ; celle de la « beauté déraisonnable », par exemple, comme a pu l’appeler Alessandrini. Pour rester dans la musique, moins contemporaine certes, et exprimer un décalage peu marqué entre couleurs et revenir donc vers un contraste plus mimémique, l’analogie avec un décalage rythmique à la « Erroll Garner » serait de mise. Dans le cas d’Erroll Garner, le décalage était dû au retard de sa main gauche dans l’énoncé rythmique. La question équivalente dans le domaine des couleurs est alors est de se demander si c’est le bois qui est en retard par rapport au cuivre ou l’inverse.

Fig. 16 Personal Archive : An Exercise on Emotional Archeologies, Euridice Zeituna Kala, 2020. ©Photo Michel Jeandin, 2022, œuvre présentée dans le cadre du festival Fata Morgana, au Jeu de Paume

Avec d’autres matériaux que le bois, le cuivre peut jouer le contraste pour accentuer les effets ou en susciter d’autres n’ayant plus de rapport avec la nature. Le cuivre se pose bien là et s’impose pour faire réagir au plus fort le regardeur contemporain. Ainsi, le contraste entre cuivre et verre suscite ce que Zaituna Kala appelle un exercice d’archéologie émotionnelle, même si le cuivre n’est pas fragile contrairement à ce que son œuvre affiche (fig. 16). Christophe Mirande, pour Virus, contraste le cuivre avec un émail noir pour provoquer l’émotion, voire provoquer tout court, sur la base, peut-être, du fait que l’héraldique interdit le voisinage du noir avec le rouge. Ce mariage contre-nature par certains égards donc, qu’Henri Bayle a pu porter au succès quand même, fut célébré par plusieurs autres artistes. Ben, pour son célébrissime Peint en rouge choisit un fond noir. Denise Bigot, dans une œuvre énigmatique sans titre (fig. 17), avait dessiné un œil, le mauvais sans aucun doute, sur du papier tissu noir de suie. Mireille Baltar, avec Et réapparut l’Ogresse et La robe rouge, se situe dans cette même veine fantasmatique tracée par ce qui pourrait être appelé cuivre au noir.

Fig. 17 L’œil, Denise Bigot, 2000. ©Photo Michel Jeandin, 2022

Au-delà des métallurgistes, le cuivre doit donc être populaire auprès des artistes, les contemporains notamment, et leur public, du fait du rouge. Le cuivre EST rouge, au point que, comme l’écrit Orhan Pamuk dans son roman bien titré Mon nom est Rouge, il doit être apprécié comme tel, même par un aveugle : « Le rouge, au toucher, du bout des doigts, c’est entre le cuivre et le fer » (in Mon nom est Rouge, Gallimard/Folio, 2003, p 339). Pamuk soulève ici la question de l’analyse sensorielle par d’autres sens que la vue et leurs interactions, avec possible synesthésie en résultant, susceptibles d’être exploitées, surtout dans l’art contemporain. Autant d’aspects qui seront repris en fin d’article. En attendant, nous pouvons remarquer que Pamuk mentionne le fer judicieusement parce que c’est au travers de son oxyde dit hématite qu’il participe de la couleur rouge. Il ouvre par-là même le champ au sujet de la coloration, au sens visuel du terme, d’un matériau par certains de ses composés. Pour ce qui est du cuivre, ses oxydes mais aussi d’autres constituants qui en sont issus, offrent de multiples possibilités de colorations qui représentent autant d’atouts de ce métal pour la création artistique.

Bleu

Comme la « révolution bleue », selon l’expression de Michel Pastoureau (in Rouge, Editions du Seuil/Points, 2019, p 96), aux XII et XIIe siècles, a effacé la prééminence du rouge dans la société, le cuivre fait sa révolution de couleur en laissant le temps faire son œuvre. Avec le temps, il s’oxyde, autrement dit plus artistiquement, il se patine. Petit à petit, son rouge orangé (rouge cuivre serait sa meilleure qualification, de fait) vif initial tourne au vert, au bleu, au brunâtre ou au noir (fig.1), en passant éventuellement par des couleurs intermédiaires. Le bleu aura été retenu en titre de ce paragraphe en tant que couleur pivot emblématique de transformation du cuivre rouge. De plus, le bleu, en fait, n’est qu’un vert à moitié plein pourrait-on dire (puisqu’il y manque le jaune). La chronologie et l’ampleur des transformations sont assez complexes, d’autant plus qu’elles sont régies par la liberté, cette expression paradoxale parlant d’elle-même.

–  D’une part, la liberté intervient parce que la surface du matériau est généralement libre, au sens que lui donne le métallurgiste dans son jargon scientifique, à savoir, non traitée ni protégée (par un revêtement ou autre vernis, par exemple) donc ne demandant qu’à s’oxyder. En fait, quand communément, il est dit qu’elle s’oxyde, liberté oblige donc, c’est un peu plus compliqué que cela. Il faut parler d’oxydation, en effet, mais en présence de gaz carbonique, azote et d’hydrogène, si l’on prend comme base sa simple exposition à l’air, sans compter la présence de soufre, chlore, etc., selon l’endroit. Le métallurgiste doit donc jouer au petit chimiste, au grand dam des chimistes de formation, pour expliquer que les différentes couleurs du cuivre résultent des composés de différentes natures – pas seulement oxydes donc – susceptibles de se former quand on le laisse vieillir, a fortiori s’il est chauffé, dans son environnement. Les principaux en sont (entre parenthèses sont donnés la formule chimique et le nom du minéral correspondant) : l’oxyde cuivreux (Cu2O, cuprite) rouge-brun ; l’oxyde cuivrique (CuO, ténorite) noir ; l’hydroxyde de cuivre (Cu(OH)2) bleu pâle ; un premier carbonate (Cu3(CO3)2(OH)2, azurite) bleu, appelé parfois cuivre bleu; un second carbonate (Cu2CO3(OH)2 , malachite) rouge ; puis, par oxydation prolongée en présence de l’acide sulfurique (dû au soufre) de l’air, la cuprite et des composés au vert de plus en plus profond du nom de brochantite et antiérite, cette dernière pouvant évoluer en formant de l’atacamite au vert plus pâle, si elle est exposée au chlore (air marin par exemple). Le camaïeu de verts résultant aboutit au communément nommé vert-de-gris, connu aussi d’ailleurs sous forme de pigments depuis l’antiquité pour les fresques et enluminures notamment. Le cuivre est donc un métal susceptible de produire une large variété de couleurs par simple oxydation : rouge, orange, jaune, brun, noir, violet, bleu et vert, avec différents tons qui plus est, d’autant plus que l’oxydation pourra s’effectuer à chaud de manière maîtrisée et sur une surface de cuivre éventuellement préalablement préparée (par polissage et/ou nettoyage chimique), éventuellement en y ajoutant des agents chimiques. Cet article n’entrera pas plus dans le détail, son objectif est surtout, ici, de montrer la capacité étendue de ce matériau à produire intrinsèquement une inégalable large palette de couleurs pour l’art contemporain qui l’exploite très peu, en comparaison avec ce que peut en faire le secteur de la décoration. Pour des détails, il est conseillé au lecteur de se référer à l’ouvrage, rare dans son genre, de Matthew Runfola, Patine des Matériaux (Editions Vial, 2015). Les pages 146 à 173 y présentent, notamment, un panorama des couleurs auxquelles le cuivre peut conduire. Les bleus turquoises (et dérivés) immanquablement, lui feront penser à ceux, exceptionnels, de la palette de Delacroix, pour le ciel de L’Education de la Vierge (1842) ou sa Pietà (son exquise esquisse de 1843 et la fresque qui s’ensuit en 1844), par exemple, en attendant des œuvres plus contemporaines.

– D’autre part, il faut faire référence à la liberté, parce qu’il faut bien avouer que la statue de la Liberté est la meilleure illustration de l’usage du cuivre pour ses propriétés, tant fonctionnelles qu’esthétiques, avec pour conséquence sa résonance dans l’art contemporain.

Fig. 18 Le champ des possibles, Duy Anh Nhan Duc, 2021. Détail avec en insertion (en haut à gauche), la composition globale. ©Photo Michel Jeandin, 2022

La première raison en est que l’emploi du cuivre pour la statue, à l’origine, est venu de sa malléabilité qui autorisait la réalisation d’une enveloppe constituée de plaques en cuivre repoussé à la forme de la statue. Cette solution par enveloppe rendait l’ouvrage beaucoup plus léger et plus facilement réalisable que si la statue avait dû être conçue dans une approche traditionnelle plus « massive ». L’ensemble n’exigea qu’une armature métallique, conçue par Gustave Eiffel, faisant office de pylône porteur. Eiffel, plus tard, pour sa Tour (réalisée en fer), aura le même souci de légèreté en concevant, mais cette fois en jouant sur la structure même du monument. Celle-ci, ajourée, fut une réussite puisque, comme chacun sait, le poids de la Tour Eiffel est moindre que celui de la colonne d’air qui la contient. Cette quête de légèreté est source d’inspiration d’artistes contemporains comme Duy Anh Nhan Duc dont le Musée Guimet a exposé récemment Le champ des possibles (fig. 18), le bien nommé, sur fond de Tour Eiffel, comme pour illustrer le propos précédent. La similitude de structure, toutes deux lacunaires, entre la fleur de pissenlit et la Tour Eiffel y est évidente. Plus métaphoriquement, au nom de la liberté, l’artiste contemporain Danh Vo a fait parler le cuivre de la statue du même nom, pour dénoncer le capitalisme exploiteur des masses laborieuses. Dans son œuvre We the people, il a fait réaliser, en Chine, des fragments de la statue (par exemple, un pied en fig. 19) par emboutissage à bas coût, à l’image de comment procèdent les grandes sociétés capitalistes. En outre, la fragmentation de la statue symbolise celle de la liberté par ceux qui, pourtant, la revendiquent. Il s’agit d’une des rares œuvres où le matériau et le procédé de réalisation portent directement le message que l’artiste veut faire passer. Le cuivre et la liberté s’y prêtaient particulièrement bien et s’y prêteraient encore pour des créations futures.

Fig. 19 We thePeople, Danh Vo 2021, partiel, 2011-2016. ©Photo Michel Jeandin, 2020

La seconde raison de se référer à la statue de la Liberté est d’y trouver probablement le plus bel exemple d’évolution de couleur du cuivre. L’intérêt est d’y retrouver la plupart des cas de transformations décrits plus haut (cf. début du § « Bleu »), en particulier parce que l’air environnant la statue est marin et soumis à la pollution. Grâce au cuivre qui la constitue, pour ce qui est de sa couleur, la statue fut et est toujours (même si la cinétique est plus lente sur – globalement – son vert-de-gris) évolutive : à la différence de la tour Eiffel dont la couleur est fixée par celle de la peinture qui sert à la protéger (mal, aujourd’hui, disent certains) de la corrosion.

Le cuivre avec ses oxydes, hydroxydes et carbonates est donc potentiellement riche en couleurs propres à inspirer la création, par exemple pour marquer l’effet du temps qui est une classique obsession chez l’artiste. En la matière, le cuivre peut être considéré comme sous-employé, l’artiste contemporain, lui préférant le plus souvent, le fer ou l’acier, avec son oxyde hématite et ses dérivés pour le colorer, ou, à l’inverse, l’or, pour exprimer le temps figé, du fait de son inaltérabilité. Même si le fer et ses alliages sont de moindres pourvoyeurs de couleurs que le cuivre par oxydation, il n’en reste pas moins que cette dernière peut aboutir à une expression artistique sublimissime comme pour les larmes et autres secrétions de La Troisième Sœur de Thomas Schütte (2013). Il est permis de rêver à ce que l’emploi de cuivre aurait apporté. Jusqu’alors, dans l’art de la sculpture métallique, le potentiel de coloration se trouve surtout exploité dans la création de bronzes pourvus de leur fameuse autant que mystérieuse patine, qui dépend en grande partie du cuivre présent dans le bronze. Les effets de patine seront différenciés, notamment en fonction de la teneur en cuivre située entre 54 et 95 % pds (massiques), le complément étant principalement de l’étain ou de l’aluminium. L’art de la patine est grand mais aussi encore (et heureusement) très mystérieux, avec pour conséquence de ne pas toujours savoir comment non seulement se créent certains tons mais encore comment ils se stabilisent. Ainsi, certains objets en bronze et cuivre (vases et glaives notamment) chinois, datant de 2000 ans avant notre ère, sont recouverts d’une patine d’un vert profond ou de bleus céruléens, qu’il serait bon de reproduire aujourd’hui, si tant est que quelque artiste/artisan doué d’un savoir-faire (voire savoir tout court) métallurgique puisse y accéder. Seuls quelques rares exemplaires de tels objets sont visibles au Musée Guimet. La rareté de ses exceptionnelles colorations doit aussi à la difficulté à les stabiliser.

Fig. 20 : Fleur d’écume, Bernard Métranve, 2010. ©Michel Jeandin

Des découvertes récentes ont permis de trouver des traitements de stabilisation du vert-de-gris, sauvant en cela la conservation des cuivres anciens. La raison pour laquelle les couleurs des bronzes chinois, préalablement mentionnés, ont pu se maintenir n’est pas encore élucidée. En attendant, certains artistes contemporains, jouent déjà sur la coloration différenciée à partir du cuivre du bronze pour nourrir leur art. Lolek en fait partie pour ses bronzes contemporains, dénommés ainsi parce que colorés. Bernard Métranve, grâce à la variation possible des tons entre le cuivre et sa patine, peut aborder la dualité de contenu, obéissant ainsi à son concept de sculpture analogique. Par exemple, sa Fleur d’Ecume répond à la dualité entre femme et eau (fig. 20). Jacques Tenenhaus propose plus de couleurs dans ses créations à base de cuivre (cf. fig. 1 et 21), pour peu qu’une opération de soudage ait favorisé l’oxydation (les oxydations). Cette ressource de traiter thermiquement pour obtenir différents tons est exploitée pour le bronze comme il vient d’être vu mais logiquement aussi pour le cuivre seul. L’art du peintre zaïrois Chenge est probablement le plus didactique, dans son utilisation d’un traitement thermique par chauffage au feu de bois pour colorer la plaque de cuivre servant de base à son tableau. La coloration affecte en priorité les reliefs qu’il donne à sa plaque par martelage, par exemple. Le type de couleur dépend de la façon dont il chauffe (l’ingénieur dirait des paramètres de chauffage), celle-ci régissant l’oxydation du cuivre. Chauffage et martelage donnent forme à l’œuvre, le cuivre, par sa nature faisant le reste. Sur le modèle de ces procédés traditionnels, l’artiste contemporain peut faire évoluer les techniques, tant pour le dessin – les procédés de gravure directe sont multiples – que pour la coloration par chauffage. Ce dernier peut être localisé, par laser ou micro-impulsion par point, par exemple, éventuellement sous atmosphère.

Fig. 21 Arbre au vent, Jacques Tenenhaus, 2019. ©Photo Michel Jeandin, 2022.

Enfin, compte tenu de la palette de couleurs offerte par l’oxydation (au sens large, telle que définie au début de la partie « Bleu ») le coloriste trouvera dans le cuivre le meilleur matériau pour produire l’association la plus en vogue du moment, en décoration : le bleu avec le vert-de-gris. Cette combinaison irradie la tranquillité, tandis que celle du rouge avec le vert, auquel le cuivre peut aussi conduire facilement, à l’inverse, éveille l’attention et bouscule. La couleur verte choisie pour les blocs opératoires et les blouses de ceux qui les occupent, l’attestent bien. En effet, si elle évoque l’espoir qui n’est jamais à négliger en pareil lieu, elle est surtout présente pour permettre de détecter les traces de sang. Dans le domaine artistique, ce même effet de contraste fort entre tons verts et rouges peut être favorablement cultivé pour exprimer une dynamique. Gallen-Kallella l’avait bien compris pour la création de son célèbre vitrail Lève-toi Finlande, si contemporain dans sa facture bien que datant de 1896, qui devait traduire un fort mouvement. La rose blanche de l’héraldique finlandaise, qui s’y trouve représentée, nous offre une transition avec la partie suivante consacrée au blanc du cuivre.

Blanc

Le cuivre peut être dit blanc quand il n’est plus du cuivre pur mais son chlorure CuCl ou l’un de ses alliages avec (le plus souvent) du zinc et/ou du nickel et/ou de l’arsenic qui en changent la couleur. Ces alliages sont de type maillechort, argentan voire laiton léger que, par souci de simplification ou de commercialisation, on qualifie de cuivre blanc. Cet article affirme, cependant, que, même quand il est pur donc rouge-orangé, le cuivre présente en lui la couleur blanche dans le sens où il est potentiellement porteur de lumière (blanche) par sa propriété conductrice d’électricité (des électrons qui la produisent). Il est, en effet, le meilleur conducteur électrique parmi l’ensemble des métaux non précieux, supérieure de près de 60 % à celle de l’aluminium. Toujours au chapitre de la couleur, une autre façon de voir, au thermocolorimètre pourrait-on dire, est de considérer le blanc comme du rouge chauffé plus fort.  Il est donc normal, sans que cela paraisse trop cuprotracté, que le cuivre passe au blanc en venant du rouge, y compris dans les esprits.

Fig. 22 La Palette, Richard Jackson, 2016-2018. ©Photo Michel Jeandin, 2021

Par relation de cause à effet, cuivre (électrons) et lumière (photons) sont donc intimement liés et caractérisés par le blanc. La Palette blanche de Richard Jackson (fig. 22) semble ainsi résumer le cuivre, par ses couleurs : or (jaune), rouge et bleu. Marcel Duchamp exprimait parfaitement cette équivalence cuivre-lumière dans son ready-made À bruit secret (fig. 23) duquel il disait, en un français passablement readymade aussi : « Sur les plaques de cuivre, j’inscrivis trois courtes phrases dans lesquelles des lettres manquaient çà et là comme une enseigne au néon lorsqu’une lettre n’est pas allumée ». Le cuivre conducteur sert donc à éclairer selon Duchamp. Ce serait peut-être aller un peu loin de dire que le choix par Bartholdi du cuivre pour sa statue participait de cette même idée d’éclairage : celui du monde, en l’espèce puisque la Liberté est censée l’éclairer. On peut, cependant, se plaire à y croire, cuivre oblige.

Fig. 23 À bruit secret, Marcel Duchamp, 1916-1964. ©Photo Michel Jeandin, 2021
Fig. 24 : Fonds VII/2, Joseph Beuys, 1967-1984. ©Photo Michel Jeandin, 2021

Conformément à la prémonition de Duchamp, le cuivre, grâce à ses propriétés conductrices, est bien un matériau pour l’art. Joseph Beuys l’a même théorisé considérant en la conduction un élément majeur métaphorique de l’art puisqu’il le voyait comme porteur du principe de vie et de communication/conduction. Il associait même dans de nombreuses œuvres (fig.24) le cuivre conducteur au feutre accumulateur thermique (la chaleur transitant par le cuivre) – feutre qui l’avait sauvé pendant la guerre mais c’est une autre histoire – pour aboutir à ce qu’il appelait la « sculpture sociale » propre à accroître la conscience que les individus ont de ce qui les entoure. Beuys fut le chantre de la conduction et du cuivre, à partir desquels il a poussé très loin l’exégèse du vivant, de l’art et de son rôle en politique. Deux de ses dessins, judicieusement présentés au Musée d’Art Moderne de Paris, en 2021, à l’occasion du centenaire de sa naissance, l’illustraient excellemment : l’un de flux de conductivité (fig. 25a), l’autre de son « bâton eurasien » (fig. 25b). Ce bâton eurasien, conçu par Beuys, au cœur de son action politique, était en cuivre, pesant une cinquantaine de kilos pour, par sa seule puissance énergétique (liée à ses propriétés de conduction), aider à harmoniser raison et intuition. Le cuivre fut donc le matériau annonciateur du modèle de Renaissance Sauvage, récemment produit par Guillaume Logé (La Renaissance Sauvage, Presses Universitaires de France/Humensis, 2019) qui se situe dans le prolongement de la réflexion de Beuys sur l’art.

Fig. 25 Deux dessins sur la conductivité du cuivre, Joseph Beuys, a) Sans titre, non daté mais avec inscription « Fi=K ;Init », détail, b) Sans titre [Partition pour Eurasienstab], non daté (vers 1967). ©Photo Michel Jeandin, 2021, dessins présentés au Musée d’Art Moderne/Paris, exposition Joseph Beuys. Ligne à ligne. Feuille à feuille.
Fig. 26 : Internet Cables, Alice Anderson, 2013-2021. ©Photo MLD, 2022

Comme cela avait été souligné d’emblée, le cuivre est un matériau pour l’art grâce à sa mise en forme aisée. Sa capacité à être tréfilé, en particulier, associée à ses propriétés de conduction, inspira (inspire) donc logiquement bon nombre d’artistes contemporains l’utilisant sous forme de fils/câbles, pour exprimer la communication. Alice Anderson en fait partie et voit le cuivre mémoriser un monde de plus en plus immatériel (fig. 26). Le cuivre, cependant, représente tellement la communication que l’art contemporain y fait aussi appel, même quand le système qui l’inspire ne touche en rien à la conduction électrique. Ainsi, la communication par pneumatiques mus par l’air comprimé, révolu depuis les années 1980, a-t-elle inspiré Dominique Blais qui en a représenté les nœuds du réseau parisien par des ronds de cuivre sur un grand collage (intitulé à juste titre Hors circuit) exposé au Musée de la Poste, récemment (fig.27).

Fig. 27 A gauche, Hors-circuit (Impression sur papier dos bleu, cuivre). A droite, Les témoins (Matériau composite coloré, enveloppe en carton). Vue de l’exposition « Transmission(s) » au Musée de la Poste, Paris, 2022. Photographie : Frédéric Lanternier. Courtesy Dominique Blais et galerie Xippas

L’électricité reste, cependant, celle qui a révolutionné la communication donc, avec elle, le cuivre qui en fut le porteur ou plutôt le conducteur devrait-on dire. Vuillard, est probablement le premier artiste à l’avoir exprimé dans sa peinture de la station Villiers (fig. 28) : par son thème, le métro, et par ses couleurs toutes évocatrices du cuivre, jaune, vert-de-gris, rouge orangé, noir et bleu oxyde, jusqu’à son cadre cuivré. La lumière en est énigmatique, semblant essayer de faire la lumière sur la lumière pour reprendre l’expression (lumineuse comme il se doit) de Philippe Sollers dans Agent Secret (Mercure de France, 2021, p. 57), et évoque une certaine intranquillité. Un peu plus tard, Dufy ne l’a pas considérée ainsi dans sa Fée Électricité qu’il a peinte tout à sa gloire, à la différence des artistes contemporains pour lesquels intranquillité rime bien avec électricité et communicabilité, autant par mots que par maux. En effet, à partir de la constatation que le cuivre conduit, l’art contemporain propose deux interprétations s’opposant : celle de conduire au chaos ou celle de construire le vivant, toutes deux pouvant se rejoindre dans un certain animisme, cependant.

Fig. 28 : Le Métro Station Villiers, Edouard Vuillard, 1917. ©Photo Michel Jeandin, 2021

> Pour annoncer le chaos, dans la ligne d’action des « anartistes » selon le vocable de Michel Onfray, Mounir Fatmi dans Everything Behind Me 01 (fig. 29) dénonce la communication qui manipule et la société de « manipucommunication », avec ses internés de l’internet qui en composent maintenant une bonne partie de la population. Heureusement, l’art est là. L’artiste, ici, a choisi des fils gainés de blanc en un readymade actuel, image d’une société dont l’avenir est cousu de fil blanc pour une issue, annonce-il, nécessairement chaotique.

Fig. 29 Everything Behind Me 01, Mounir Fatmi, 2018. ©Photo Michel Jeandin, 2020

> Pour décrire la construction du vivant, les artistes repassent au rouge du cuivre (cf. fig. 6). Il est amusant, d’ailleurs, que ce soient des brodeuses de formation qui se chargent du travail. Ainsi, Gjertrud Hals, avec Vena Cuprum (fig.30), a travaillé le cuivre pour l’assimiler au réseau vasculaire humain. De son côté, Charlotte Kaufmann, en tissant des fils de cuivre émaillés (fig.31), figure le vivant, en en écartant a priori le chaos, grâce à une représentation dense d’entrelacs pour un tissu solide et rassurant. Ces deux artistes contemporaines pourraient être qualifiées de grenadières du cuivre sur le modèle des grenadières traditionnelles qui conservent aujourd’hui, en France, une tradition unique de broderie au fil d’or. L’encyclopédie de Diderot et D’Alembert avait déjà établi pareille analogie avec le vivant mais à partir du bois (de végétation) plutôt que du cuivre comme une exposition à l’Institut, pour le 250e anniversaire de la parution de l’Encyclopédie l’a souligné récemment. La très belle exposition L’arbre de vie, en 2013, au Collège des Bernardins et la non moins belle rétrospective Penone Sève et pensée, en 2021, à la BNF-Mitterrand, allaient dans ce sens aussi mais, toujours sans impliquer le cuivre ni la communication. Cependant, par effet de transitivité, compte tenu de ce que la partie « Rouge » de cet article a tenté de montrer en établissant une correspondance entre bois et cuivre, ce qui y était montré a valeur aussi pour le cuivre. Cuivre et bois sont du même bois diraient certains.

Fig. 30 Vena Cuprum, détail, Gjertrud Hals, 2018. ©Photo MLD, 2022
Fig. 31 Nest II, Charlotte Kaufmann, 2022 : vue partielle agrandie de l’œuvre complète montrée, en insertion à gauche, à la Galerie Excellsens. ©Photo Michel Jeandin, 2022

Une fois acquis que le cuivre conduit (incidemment, ce que les chaussures de Tatiana Trouvé, en fig. 15, voulaient signifier, peut-être, aussi), cette propriété peut être mise à profit pour, d’une part, rendre le cuivre porteur d’une énergie vitale, en une allégorie du sang ou, d’autre part, être protecteur, paradoxalement, vis-à-vis de cette même énergie. La protection peut prendre deux formes.

> La première forme de protection tient au blocage et à l’évacuation possible de charges électriques excessives, grâce aux propriétés de conduction élevées du cuivre. Le cuivre tient le rôle bien connu de cage de Faraday qui protège de la foudre, par exemple et, plus généralement des champs électromagnétiques, tout ce qui s’y trouve. Il est normal alors que l’équivalent de la hutte refuge des enfants soit devenu, dans l’art contemporain, une maison de cuivre à l’image de celle de Thomas Schütte, (fig. 32) surtout que, dans cette œuvre, le cuivre y est associé au bois, chaud et protecteur aussi. L’ensemble, fut encore magnifié par le majestueux décor de l’Hôtel de la Monnaie où elle fut exposée récemment. Le fait que cette œuvre de Schütte soit appelée Maison de cristal, souligne, même si ce ne fut pas l’intention première, que le blanc du cristal est aussi celui du cuivre.

Fig. 32 Maison de Cristal, Thomas Schütte, 2014. ©Photo Michel Jeandin, 2019

> La seconde forme de protection repose sur la capacité du cuivre à agir sur d’autres « particules », en l’occurrence les bactéries, microbes, dans une fonction bactéricide, fongicide, etc. L’art contemporain ne s’est pas encore emparé de cette dimension qui devrait pourtant l’inspirer en ces temps d’hygiénisme à tout crin. Un artiste contemporain devrait, en effet, pouvoir faire parler une œuvre en cuivre qu’il aura créée sur le sujet comme le Musée Carnavalet fait parler le lit de Marcel Proust qu’il expose. Ce lit en cuivre protecteur, quasiment le lieu de résidence du génie littéraire, à défaut d’être contemporain, déclare, en effet, dans son cartel d’exposition : «…J’ai retenu dans mon filet de métal les vibrations de la vie… ». Comment trouver meilleure définition du rôle du cuivre ?

Cet article a essayé de montrer que le cuivre était et devrait, de plus en plus, être un matériau conducteur aussi pour l’art contemporain. Il a souligné ses atouts, tenant en premier lieu à la richesse des couleurs qu’il peut produire, qui plus est, de manière endogène. Pour cela l’approche par le triptyque chromatique « Bleu-Blanc-Rouge » (sans parti-pris cocardier, cependant, l’art étant universel comme il se doit) a permis de mettre en avant deux autres triptyques qui lui sont équivalents, résumables ici en conclusion par : d’une part, le triptyque physique « Temps-Lumière-Chaleur » et, d’autre part, le triptyque social « Histoire-Société-Vie ».

Le cuivre semble donc s’imposer comme matériau pour l’art contemporain, pour ses qualités chromatiques, plus encore que le bronze dont il est la base, qui lui fut/est, cependant, le plus souvent préféré, pour des raisons de propriétés d’usage, depuis… l’âge de bronze logiquement. Le cuivre devrait donc, selon l’auteur, moins s’effacer derrière le bronze dans l’art contemporain grâce à ses couleurs mais aussi parce que d’autres sens que la vue, l’ouïe et l’odorat en tête, y sont plus favorablement sollicités, par rapport à ce que peuvent provoquer les autres matériaux. Cet aspect prend de plus en plus d’importance. La prise en compte des autres sens se développe dans la conception d’œuvres contemporaines, et pas uniquement sous l’impulsion des « nouvelles » technologies », fruit probablement des connaissances croissantes en neurosciences, relativement aux interactions entre sens voire de synesthésie. Ma prochaine chronique devrait porter sur ce sujet très effervescent. Pour conclure, je vous en livre les pistes se rapportant au cuivre.

Dans ce contexte, l’ouïe est le premier sens autre que la vue qui vient à l’esprit. Le cuivre est, en effet, par définition, le constituant de base de l’airain, alliage – sans Âge quoiqu’en ait dit Rodin – utilisé pour la fabrication des cloches. La raison, pour la petite histoire scientifique, en est la présence dans l’alliage de ce que les métallurgistes appellent des composés intermétalliques qui donnent à la cloche un son brillant et clair. Grâce au cuivre, la cloche est donc un idiophone, le cuivre pouvant être, d’ailleurs, tout simplement aussi être considéré comme en étant un lui-même. Si le campaniste est dans la tradition, l’artiste contemporain aura tôt fait de le faire évoluer en s’emparant des ressources sonores du cuivre. Il en fut déjà ainsi pour la réalisation du spectaculaire autant que monumental carillon de l’Université de Tampa que l’on peut voir comme une sculpture contemporaine (à structure – hors cloches donc – en acier inoxydable), doublé d’un instrument de musique (fig. 33). Cette Ars Sonora® puisque telle est son nom, d’origine française comme il faut le préciser, est qualifiée de sculpture musicale qui, soit dit en passant, a bien résisté aux assauts de l’ouragan-carillonneur Ian (qu’il aurait fallu appeler plutôt Quasimodo), en septembre 2022.

Fig. 33 Ars Sonora® @ Tampa University, Jean-Marc Bonnard-Cyril Paccard, 2021. ©Photo Fonderie Paccard

L’odorat trouve dans le cuivre un matériau propre à l’éprouver. Il est, en effet, selon l’auteur de cet article, un métal odorant permettant de répondre à la question de savoir ce que sent un métal. Elle est importante car, dans la perception d’une œuvre, le métal peut être pénalisé par son manque d’odeur ou, à tout le moins, son parfum indéfinissable. Cette question de base sera donc traitée. C’est probablement ce qui faisait dire à Rodin que rien ne valait mieux comme matériau que l’argile ou la glaise. Un organique sent toujours quelque chose. Heureusement, le cuivre peut être dit sentir l’électricité puisqu’il la conduit. Plus exactement, il sent donc l’ozone (du grec ozon, « odorant »), car c’est le nom qu’avait donné le chimiste Schönbein à l’odeur « électrique » (comme il l’appelait) à la suite de ses travaux sur l’électricité. L’argent, seul matériau plus conducteur que le cuivre, devrait donc sentir l’électrique plus que lui mais, comme l’argent est censé ne pas avoir d’odeur, le débat est ouvert. Lucienne Forest, dans sa récente exposition Regards, à la Maison de Victor Hugo, prolongea cette réflexion sur les différents sens dans le processus artistique, notamment sur le parfum des matériaux. L’artiste y faisait voisiner un pot en cuivre avec un bouquet de fleurs pour en évaluer le couplage sensoriel. Pour le reste et pour l’essentiel, il vous faudra attendre !

Le cuivre est donc un matériau à manier dans et pour tous les sens. La palette étendue des couleurs qu’il secrète combinée à une capacité de mise en forme exceptionnelle font de lui un matériau d’avenir pour l’art contemporain. Il lui reste, cependant, à échapper à l’emprise du bronze (ou plutôt des bronzes) qui prédomine toujours, compte tenu de ses propriétés d’usage s’accordant mieux à la tradition. Pour l’y aider, l’auteur de cet article s’autorise à dire que l’artiste contemporain aurait tout intérêt à prendre conseil auprès d’un métallurgiste pour toute création cherchant à utiliser le cuivre, afin d’en exploiter les caractéristiques originales. Bon nombre d’entre elles restent encore méconnues car nécessitant une certaine technique pour les découvrir. La dinanderie a œuvré beaucoup en faveur du cuivre, et pour cause, mais il est possible de le mettre plus encore dans le jeu (et pas seulement celui du dessin ci-dessous) pour aller plus loin dans la créativité.

Au Palais Royal devant les colonnes de Buren, toujours inspirantes pour les cruciverbistes.

–       Définition : en 6 lettres, artiste contemporain dinandier.

–       Mais c’est bien sûr ! « Tape-Cu »

Remerciements> Je tiens à remercier chaleureusement, Pierre Guiraldenq, ancien Professeur à l’Ecole Centrale de Lyon, de m’avoir indiqué la référence pertinente au Livre d’Esdras mais aussi et surtout pour son enseignement majeur et l’amour des matériaux qu’il n’a cessé de cultiver chez ceux comme moi qui ont eu le privilège de les recevoir.

Image d’ouverture> Variation de tons sur cuivre (vue de dessus d’une surface d’une dizaine de cm2). ©Photo Michel Jeandin