La chronique qui suit s’inscrit dans une série consacrée aux matériaux et procédés que l’artiste met en œuvre dans sa création. Après trois textes s’intéressant au polissage, à l’or, et au cuivre, Michel Jeandin s’est lancé dans une réflexion/analyse des sens au regard des matériaux utilisés dans l’art contemporain. Pour embrasser ce vaste sujet, deux temps de publication sont prévus. Tel un feuilleton estival, la première partie de cette chronique est livrée en 5 épisodes (E1 le 8 juillet et E2 le 9 juillet) pour ménager un temps de réflexion et le suspens de ce qui adviendra le lendemain. Ici, débute l’épisode 3.
Episode 3
La perception
« C’est le regardeur qui fait l’œuvre ». Cette phrase de Duchamp, même s’il vaudrait mieux dire spectateur que regardeur pour ne pas se limiter à la seule vue, suffit à montrer l’importance de la perception, une œuvre ne possédant pas de valeur intrinsèque. Le spectateur perçoit en fonction de ses sens et des conditions dans lesquelles ils se trouvent sollicités : en direct ou en différé avec interaction possible de l’intellect, c’est-à-dire son regard mais au sens large du terme. Ces différentes distinctions présentées structurent cette partie en différents paragraphes qui leur correspondent.
Perception directe
La perception directe est de deux types, selon qu’elle implique un sens qui est seul ou en interaction avec (au moins) un autre sens. De plus, si un seul sens est en jeu, le cas où ce sens varie (dans l’espace) sera distingué de celui où il peut se trouver en interaction avec lui-même.
Sans être en interaction avec un autre sens, un sens donné, peut, cependant, voir ses conditions de sollicitation varier, dans le temps ou dans l’espace. Cette chronique ne traitera que de la variation dans l’espace car la variation dans le temps rejoint la question de la conservation de l’œuvre (voire de son public) qui dépasse largement son objet. Pour bien se figurer ce qu’est un phénomène de variation sensorielle dans l’espace, le lecteur n’a qu’à se rappeler la variation du niveau de ton d’un avertisseur sonore de véhicule (dit improprement « effet Klaxon » ou plus savamment « effet Doppler » par les physiciens) quand il se déplace par rapport à lui. Il faut donc considérer le système œuvre-spectateur(regardeur, auditeur, frotteur, etc.) comme un système émetteur-récepteur dont les constituants sont éventuellement en mouvement relatif l’un par rapport à l’autre. Le mouvement étant l’une des marques de la société contemporaine, la variation de la perception sensorielle via le mouvement s’inscrit donc dans l’époque et est appelé à inspirer de plus en plus les artistes contemporains. Par contraste, les temps jadis et anciens étaient plus marqués par l’immobilité (et non l’immobilisme), à l’image de la chaise dite voyeuse (ou voyelle) sur laquelle s’installait l’observateur d’un spectacle ou (le plus souvent) d’un jeu. Cette partie consacrée au mouvement influençant la perception par un seul et unique sens, sera subdivisée en fonction de la rapidité du mouvement en question.
Perception rapide
Le mouvement peut trouver son expression dans l’œuvre elle-même pour le reproduire artificiellement, pour exalter la vitesse, par exemple comme dans le mouvement futuriste italien de Luigi Russolo (figure 22) et Giacomo Balla. Ce dernier voyait, d’ailleurs, dans les dessins d’enfant les signes précurseurs du futurisme italien puisque l’enfant est mouvement et même bruit : quitte à ce que Russolo le théorise avec le développement de l’ère industrielle dans son manifeste du bruitisme, annonciateur de la musique concrète. Les matériaux, en particulier ceux appelés en leur temps les nouveaux matériaux, plastiques, céramiques, composites… ont accompagné cette quête de croissance, rapidité, énergie. Leur rôle sera souligné dans le deuxième volet de cette chronique (à venir).
Ces mêmes matériaux, par leurs caractéristiques (couleur, réflectivité, brillance…) ont ouvert à l’op art (art optique) et l’art cinétique, au royaume de l’« œil moteur » donc, jouant sur les effets de vitesse et lumière, encourageant le regardeur à se mouvoir devant l’œuvre pour les apprécier, sur le modèle des traditionnels tableaux à malices (cf. précédente chronique sur le polissage des matériaux). L’utilisation de feuilles de métal en fond de tableau, en particulier, comme Anna-Eva Bergman en fut la pionnière, par exemple dans son N°6-1960 Pyramide (1960) encourage à bouger pour profiter des jeux de reflets. Le type de métal doit être choisi sciemment autant que savamment pour en exploiter toutes les richesses. Jesús Rafael Soto, qui se plaisait à dire « Comme moteur, je n’ai jamais utilisé que mon œil », fut l’un des maîtres contemporains en la matière notamment avec son installation déjà immersive, bien avant que l’immersion ne soit si à la mode et galvaudé, Penetrable blanco y amarillo (figure 23). Le visiteur, en s’y mouvant, y sollicite par son déplacement non seulement sa vue mais aussi son ouïe. La nature des matériaux qui la composent, acier, aluminium, et plexiglas, est primordiale pour l’appréhension de l’œuvre. De plus, la couleur jaune s’accorde très bien avec le rejet que ces matériaux peuvent inspirer du fait de leur froideur et du son produit : le jaune étant toujours très mal connoté comme l’a bien expliqué Pastoureau dans tout l’ouvrage qu’il a consacré à cette couleur. Pareils matériaux, y compris par leur forme en forêt de tiges verticales mais d’une couleur autre que jaune et fixes, pourront inspirer, en revanche, calme et volupté. C’est pourquoi, ils ont été retenus pour les salles dites zen installées au siège social d’Orange pour la détente de leurs cadres comme l’attestait leur photographie exposée à la BnF Mitterrand, à l’occasion de La France sous leurs yeux, en 2024.
Pour rester dans le thème, accélérer le mouvement, celui du visiteur en l’occurrence devant les œuvres, peut être dit encouragé aujourd’hui. Au Palais de Tokyo, par exemple, les Fast visites (30 min tout compris, sauf parfois le sens des œuvres), accompagnées d’ailleurs du développement de l’écriture inclusive (et non immersive) qui penche plutôt du côté de la lenteur, participent de cette tendance. Il ne faut pas y voir, cependant, que des raisons pécuniaires puisque la perception des œuvres peut en être changée. Ce changement de perception peut être riche en découvertes, en retrouvant (ou en perdant) les effets différés de la contemplation, pouvant se manifester par de la cryptomnésie ou tout autre mémoire involontaire comme il en sera question, plus loin, dans la partie portant sur la perception en différé. La vitesse de visite va-t-elle agir comme un filtre ou comme un révélateur, en faisant prendre conscience de l’influence du temps ? Camille Chamoux, même si la référence n’est pas des plus savantes comme le lecteur voudra bien en excuser l’auteur, l’avait fort bien montrée dans son drôlissime autant que profond spectacle, Le temps de vivre. Elle y confondait, en effet, Les glaneuses avec Les glandeuses, lors d’une visite, au pas de charge, du Musée d’Orsay : c’est tout dire.
La notion de rapidité se trouve aussi fortement sous-tendue dans la comparaison entre une œuvre et son (ou ses) esquisse(s). Cette dernière peut être, d’ailleurs, mieux appréciée que la création finale, parce qu’elle mettra en avant certaines caractéristiques : les couleurs, pour la Pietà de Delacroix (figure 24) qui en est probablement l’un des meilleurs exemples, même si l’œuvre n’est pas des plus contemporaines. Le flou et le renversement spéculaire (du fait de la technique de production de la peinture à partir de son esquisse) privilégient, ainsi, la perception des couleurs, par l’effacement des contours en particulier.
Enfin, pour signifier l’importance du mouvement (rapide) sur la perception d’une œuvre, la création d’Anri Sala Time no longer (figure 25) est probablement la plus remarquable dans le champ contemporain car, elle allie à la vue et à l’ouïe un troisième sens, certes connexe mais primordial, l’équilibrioception. L’œuvre est très allégorique de la perte des sens, grâce à la mise en scène d’une platine tourne-disque montrée en état d’apesanteur dans un vaisseau spatial. La déroute des sens, sensible quand elle fut présentée dans la rotonde de la Fondation Pinault à la Bourse de Commerce, vient de ce que ni le son, ni l’image ne se trouvent affectés par l’état d’apesanteur. En effet, le phénomène Doppler auquel il serait permis de s’attendre est absent et les lumières rouges, semblant marquer un babord-tribord imaginaire, ancrent l’objet fermement malgré sa lévitation. L’espace est ainsi montré maîtrisé, à la différence du temps qui s’annonce fini comme corroboré par le titre du disque joué (Duo pour la fin du temps). Le temps s’efface donc devant l’ouverture de l’espace. Le monde passe de Proust à Perec comme l’écrit si bien Régis Debray dans son brillant opuscule Où de vivants piliers (p. 139, Gallimard, 2023) : « La dimension cardinale de la vie bascule du Temps vers l’Espace ». Il est alors à craindre que rien n’aura lieu que le lieu, pour paraphraser Mallarmé. Une synesthésie entre son-image-équilibre, dans cette œuvre d’Anri Sala, représente la synesthésie temps-espace pourrait-il être dit, via la musique : la musique en clé du sol en quelque-sorte.
Perception lente
A rebours du manifeste futuriste, l’éloge de la lenteur, apparut quelques décennies plus tôt avec les dandies se promenant sur les Grands Boulevards avec leur tortue en laisse les obligeant à ralentir le mouvement. Devenue aujourd’hui une tarte à la crème, avec pour preuve son anglicisation en slow motion et faisant, par la même occasion, de la crème une crème anglaise, la lenteur s’était glissée dans l’art contemporain via le mouvement qu’elle y inspirait : en particulier, dans les 1815 et 2185 points blancs (figure 26a) de Pol Bury, dit le « Maître de la lenteur », en leurs « humbles mouvements », dixit l’artiste, ou dans Mathura I (figure 26b) de Bernard Moninot qui matérialise l’expérience de la durée.
Anri Sala, dans sa vidéo de performance If and only If (2018, figure 27), fait un éloge de la lenteur, imposant au violoniste Gérard Caussé, par l’entremise d’un escargot sur son archet (à l’instar de la tortue du dandy déjà cité), de ralentir le tempo de son exécution de l’Elégie pour alto seul d’Igor Stravinski. Cette performance, au-delà de l’éloge de la lenteur, ajoute un sens (l’ouïe) à la vue pour la perception de l’œuvre en mouvement. S’il fallait ne s’en tenir qu’à l’ouïe, c’est le musicien contemporain John Cage qui, à coup sûr, mériterait la palme avec son œuvre pour orgue Organ/ASLSP (As SLow aS Possible). L’exécution, en cours, en a commencé, en effet, en 2001, à l’église Saint-Burchardi de Halberstadt en Allemagne, pour se poursuivre jusqu’en 2640 soit pendant 639 ans. Sachant que la partition comporte 8 pages seulement, le tempo imposé peut en être considéré comme plus que lent. Ces créations contemporaines rejoignent, dans l’esprit, des conceptions traditionnelles comme celles bien connues des peintres japonais qui regardent pendant (au moins) une journée les cerisiers avant de les peindre, dit-on pour signifier leur rapport avec le temps. Pareil rapport est en harmonie avec ce qu’écrit Orhan Pamuk dans son roman Mon nom est Rouge, si éclairant et enluminant sur l’art, à savoir : « En regardant longtemps, on entre dans le temps de l’image regardée ». Monet, avec sa série des Cathédrales, peintes à différentes heures de la journée, se mettait dans les mêmes dispositions que le peintre japonais pour intégrer le temps dans son œuvre, avec une méthode plus dynamique mais toujours dictée par la lenteur de perception du modèle. Thomas Bernhard, sans être peintre, en remet une couche – pour s’exprimer trivialement – sur le sujet, dans son extraordinaire roman Maîtres Anciens. En effet, il y prône aussi, avec malice, l’observation pendant des heures les œuvres de grands maîtres (L’Homme à la barbe blanche du Tintoret, en particulier) pour y voir leurs défauts. La lenteur prouve donc, même sans entrer dans des considérations einsteiniennes, sa capacité d’allonger le temps et d’en tirer tous les avantages qui peuvent en résulter.
Les exemples où la lenteur intervient, pour une même œuvre, tant au stade de la création qu’à celui de la perception, sont rares. La photographie contemporaine en recèle, cependant, certains marquants, fondés sur la lenteur de l’exposition pour obtenir des clichés saturés de clarté combinée à un temps long pour leur observation, lente donc. En effet, ce temps est nécessaire au regardeur pour détecter les contours de ce qu’il faut voir et l’apprécier. Rossella Bellusci, dans sa série Bagliori (2013), a expérimenté le processus avec succès.
Perception ni rapide ni lente
Une cinétique moyenne de variation de sens trouve sa meilleure influence dans le cas d’un mélange de perceptions dans ce qui pourrait être appelé mono-perception au carré ou synergie visuelle, haptique, olfactive, etc. Le mélange peut conduire, tant à l’annihilation qu’à l’exhaussement de la perception, laissant deviner que le débat se situe sur la différence entre symbiose et parasitose. Il n’est pas toujours aisé de savoir de quel côté penche la balance. Les rapprochements entre artistes – Monet-Mitchell, par exemple, en 2023 – lors d’expositions combinées, très en vogue en ce moment peuvent rendre leurs créations moins puissantes voire les annihiler, sauf à être sauvées par le matériel intellectuel proposé par le commissariat d’exposition. L’exposition Basquiat x Wahrol, à quatre mains a pu, pour certains (l’auteur de cette chronique s’y comptant), le corroborer. Wahrol semblait, d’ailleurs, en avoir bien conscience, quand il affirmait que le meilleur de leurs travaux à quatre mains « était quand on pouvait y distinguer la part de chacun ». A l’extrême, le mélange est efficace quand l’un des deux est absent, par exemple dans Gravestone (1987) de Basquiat, où Wahrol, paradoxalement, se trouve le plus présent, par le seul talent de Basquiat. L’absence et l’invisible sont souvent plus signifiants comme le reste de la chronique y reviendra plus précisément. Evidemment, l’annihilation peut être brutale quand les deux artistes sont trop éloignés, y compris par leur envergure. Il fut permis d’être réservé quand le Musée Picasso proposait (sans provocation a priori) à sa collection de prendre des couleurs avec Paul Smith au printemps 2023.
A contrario, plutôt que de les annihiler, le rapprochement d’œuvres peut en magnifier les effets voire en créer de nouveaux auprès du public. Il peut aller jusqu’à en ressentir de bouleversants comme en a ressenti, en particulier, l’héroïne Des nouvelles de la famille (Benoîte et Flora Groult, Paul Guimard, Blandine et Lison De Caunes et Bernard Ledwidge, Ed. Mazarine, 1980) après avoir fouillé dans un tiroir où elle a retrouvé et mélangé les mouchoirs de famille. L’effet bouleversant résultait du mélange, en un mouvement assez lent, et de la libération des multiples parfums souvenirs liés à ses parents. Le caractère bouleversant résultait de la relative lenteur de l’action permettant une perception olfactive dynamique pouvant s’associer aux souvenirs de famille. Le mélange des parfums peut donc être inopiné comme il pouvait, cependant, être volontairement provoqué dans l’art des jeux olfactifs, très en vogue chez les nobles japonais, à l’époque de Heian (9e-12e siècles après J.-C.). Ce goût pour les fragrances aromatiques et leur mélange (neriko) donnait même lieu à une cérémonie s’apparentant à une compétition mondaine où chacune des senteurs devait être associée à une image et mémorisée. Il était dit du compétiteur qu’il était « à l’écoute » (en japonais dans le texte) du parfum et de l’image lui correspondant. Il n’est de plus bel exemple d’interaction avec réminiscence entre 3 des sens majeurs. Il est légitime, ici, d’invoquer le processus de « ranimation » comme l’appelait si joliment Victor Segalen, rapporté par Jean-Luc Coatalem dans son admirable ouvrage Une chambre à l’Hôtel Mékong (Stock, 2023, p. 112). La ranimation n’est autre que faire revenir le souffle du passé affleurant à la surface du présent selon une mécanique de réminiscence chère à Proust avec l’immanquable référence à sa madeleine, ou plus exactement – et c’est ce qui importe dans ce paragraphe – au mélange du thé au goût du gâteau. Pour employer un vocabulaire de photographie (à l’ancienne), le thé est dans ce cas, le révélateur et la madeleine le fixateur (ou l’inverse en fonction de la gourmandise du sujet). Dans le cas de la perception visuelle, l’équivalent peut être relevé dans l’art des polyptiques. En dehors du religieux, le champ contemporain retiendra certains travaux photographiques, parmi lesquels les célèbres diptyques de Jan Groover qui soulignent les contrastes sensoriels (figure 28), notamment grâce au format des photos : pour la vitesse (figure 28a) avec une technique différente de celle des futuristes ou pour l’absence (figure 28b) avec une technique, elle aussi différente de celles portant sur ce thème, décrites plus loin dans l’article.
Toujours dans le visuel, le rapprochement peut être volontaire, lié à une muséographie/scénographie inventive comme celles en place dans deux expositions en 2022 et 2023. L’une, Asensitivity, la bien nommée, à l’Institut Giacometti, montrait ce qui pourrait être appelé un rapprochement puissance deux (figure 29), grâce au voisinage judicieux d’Annette assise deux fois (1951) de Giacometti avec The Irregulars (2011) de Rebecca Warren.
L’autre, qualifiable de grandiose, se tint à la Bourse de Commerce/Fondation Pinault avec ce que d’aucuns auraient pu qualifier de carré magique (figure 30). Ce carré inclut des œuvres au format carré intégrées éclairées par une fenêtre de même géométrie. Pour peu que la photo de la figure 30 le soit aussi (carrée, par choix) et la magie opère, sachant que la puissance des œuvres subtilement rapprochées n’y est, quand même pas, étrangère. La Mare Nostrum(2008) de Miriam Cahn par le caractère fantomatique des personnages qu’elle y montre déclenche le processus de réminiscence sensoriel déjà cité, ravivé par l’évocation de l’eau grâce aux matériaux (céramique et vernis hydrophobe) utilisés par Nina Canell dans son Day of Inertia qui lui fait écho. L’intellect du regardeur, sur place et/ou lors de la mise au carré de la photo par cadrage, fait le reste pour faire parler ses sens.
Le rapprochement peut, cependant, aussi être involontaire, par exemple quand issu de l’interaction entre une œuvre et un élément de son environnement. L’intérêt, pour son auteur, de l’écriture d’une chronique libre comme celle-ci, est de pouvoir y inclure quelque souvenir personnel, pour si possible étayer le propos comme ici. En effet, la rencontre fortuite entre La palissade de Noël Dolla (figure 31) et l’une de ses regardeuses, à la chevelure rousse autant que flamboyante, en est un. L’acajou de la palissade répondant au roux des cheveux en changea la perception de l’œuvre, au point d’en parler dans ces lignes aujourd’hui.
Le rythme de l’observation dans les deux cas est donné par le visiteur et le hasard. Le hasard s’efface quand le tempo est le fruit d’une interactivité voulue par l’artiste à la création de l’œuvre. L’un des plus beaux exemples en est A la Recherche de Stella (1995) d’Alain Fleischer présenté à la BnF en 2023 après avoir été présenté à Vitry-sur-Seine en 2017 dans une exposition au titre explicite Mouvements secrets des images fixes disant tout du propos de cette partie d’article. Cette saisissante – surtout dans le contexte géopolitique de 2023 – installation de Fleischer fait apparaître, par l’action du visiteur sur un miroir qui en renvoie les images, les portraits de femmes enterrées dans un cimetière juif à Venise. Comme le dit le commissariat de l’exposition sur le cartel : « L’expérience initiatique du visiteur est triple : l’apparition de l’espace, la révélation des visages, et le surgissement du souvenir », tous fruits de la perception sensorielle. L’interaction avec un autre sens, l’ouïe en l’espèce via une bande sonore très élaborée, aiguise encore la perception de l’œuvre.
En interaction avec un autre sens, le sens de base participe alors du domaine du polysensoriel, dit autrement de l’hybridité, très attractif pour l’artiste, selon le sociologue Bruno Latour, dans son désir de passer outre le désir du monde occidental d’enfermer les choses dans des catégories. Les littérateurs ont précédé de beaucoup les plasticiens en mélangeant les sens et en en restituant les effets grâce aux images, métaphores, etc. que les mots et la langue permettent. Comme déjà évoqué, Proust est insurpassable en la matière et le lire vaudra toujours mieux que toutes les chroniques du monde sur le sujet : en dehors des siennes donc où les interactions entre sens y sont toujours subtilement décrites. Plutôt que de les décrire ou les paraphraser maladroitement, le lecteur est invité à se reporter aux premières chroniques de Proust déjà citées et récemment éditées (Chroniques, Gallimard/L’Imaginaire, 2015). Il y trouvera, notamment, d’intelligentes rencontres entre la vue et le toucher (p. 107) et entre la vue et l’ouïe (pp. 96-97). La vue est, en effet, souvent, le sens de base entrant en interaction avec un autre, pour en augmenter les effets, en un rêve de réalité augmentée : de l’un ou de l’autre, à en rendre jaloux Argos et ses 100 yeux ou le guerrier Grebo-Krou au masque à 6 yeux. Cet autre sens, pour quantité de raisons, ne serait-ce que la fonction explicative, est, le plus souvent, l’ouïe. On ne commencera, cependant, pas par lui (l’ouïe !) pour privilégier l’odorat parce que la transition est alors plus aisée avec les références proustiennes qui précédent. Le toucher sera traité en dernier.
Retrouvez demain l’épisode 4 des Matériaux en tous sens, autorisés et interdits.
Image d’ouverture> La Vue (détail), La Dame à la licorne, entre 1484 et 1500, Musée de Cluny, Paris. Photo CC Didier Descouens, Toulouse, 2021
Lire les autres chroniques de Michel Jeandin>
L’ivresse du cuivre
Or l’or
L’ombre des colonnes de Buren est sans rayures