La chronique qui suit s’inscrit dans une série consacrée aux matériaux et procédés que l’artiste met en œuvre dans sa création. Après trois textes s’intéressant au polissage, à l’or, et au cuivre, Michel Jeandin s’est lancé dans une réflexion/analyse des sens au regard des matériaux utilisés dans l’art contemporain. Pour embrasser ce vaste sujet, deux temps de publication sont prévus. Tel un feuilleton estival, la première partie de cette chronique est livrée en 5 épisodes (E1 le 8 juillet, E2 le 9 juillet, E3 le 10 juillet) pour ménager un temps de réflexion et le suspens de ce qui adviendra le lendemain. Ici, débute l’épisode 4.
Episode 4
Odorat
La force de l’odorat, par rapport aux autres sens, est d’abord physiologique car les cellules de l’épithélium, qui en sont à l’origine, sont renouvelées tous les 28 jours, le régénérant ainsi fréquemment. De plus, l’odorat n’est pas réservé aux plus intelligents, lui donnant un caractère d’universalité que les autres sens n’ont pas. Seuls quelques neurones, en effet, suffisent à le déclencher. Enfin, pour parachever le tout, celui-ci est régi par le système limbique du cerveau (primaire) dont dépend le processus de mémoire associative : la connexion entre odeur/goût et souvenir en est ainsi expliquée. Il est permis de penser, pour la beauté de la chose, que ce n’est pas un hasard si ce système limbique a une forme rappelant celle d’une madeleine… L’ouverture vers le passé et l’intégration du temps dans les émotions est donc la plus aisée par l’intermédiaire de l’odorat, encore plus quand il interagit avec l’autre sens essentiel qu’est la vue. La confrontation entre les notions de temps et d’espace, qui irriguent pour une grande partie l’inspiration artistique depuis la nuit des temps, existe alors. Aujourd’hui, le cliché que chacun (ou presque) vive dans l’immédiateté est réalité. L’espace prime sur le temps. L’internet relie tout, comme pour avérer sans cesse l’affirmation de Valéry « Le temps du monde fini commence » énoncée à l’aube des années 1930 avant d’être ponctuée par le De Proust à Perec de Régis Debray déjà cité. Le temps disparaît sous l’espace. Le nez trouve et trouvera donc un grand rôle, grâce à la synesthésie odorat-vue, porté par les créations artistiques. Il ne se contentera plus d’être un simple appendice de repère dans l’espace au-delà duquel il n’est pas bon de regarder, sauf à donner dans le génie de Dali et La Persistance de la mémoire (1931, l’année même de la phrase de Valéry rappelée plus haut comme pour marquer une rébellion).
L’interaction vue-odorat est donc à encourager et l’art contemporain y aidera. Lucienne Forest l’a bien compris, et a consacré une grande partie de sa vie à montrer comment le rôle de la senteur se découvrait à partir du regard en une sorte de synesthésie séquentielle, symbolisant ainsi l’apport de l’odorat au visuel. Dans sa vie, Lucienne Forest est partie de l’observation d’artistes pour évoluer vers l’exploitation de son don pour distinguer les senteurs et les exploiter en complément ou interaction avec le regard. Dans un manifeste intitulé On ne nait pas nez, on le devient, lors de l’exposition Regards dont elle fut la commissaire à la Maison Victor Hugo, elle y lance le concept de création de parfums liés aux œuvres d’art. L’importance du nez avec, notamment, l’association entre senteurs et regards n’est donc plus à démontrer pour elle. Son bureau, dont elle a eu la très bonne idée d’exposer une réplique à la Maison Hugo, en témoigne (figure 32).
Cette réplique y apparaît telle une œuvre d’art contemporain à la gloire de la synesthésie vue-odorat, avec l’intérêt pour cette chronique d’y montrer le rôle essentiel des matériaux au travers des objets sur les étagères : pots, vases, et livres en céramique, cuivre, et papier. Le cuivre y est privilégié, un pot de cuivre trônant à côté d’un bouquet de fleurs pour en marier les parfums, chacun sachant depuis Schönbein ou depuis la lecture de ma chronique sur le cuivre que les métaux ont un parfum d’ozone (du grec ozon, « odorant ») qui peut, cependant, ne pas plaire à tout le monde. Baudelaire, par exemple, disait des métaux qu’ils pouvaient « vicier la brise ». La partie de l’article sur la perception différée et le prochain volet avec sa synthèse « matériaux » reviendront, plus en détail, sur ces aspects
Sous l’impulsion d’artistes contemporaines comme Juliette Delecour ou Caroline Calvez, le nez a, de plus en plus, le vent en poupe – en proue devrait-on dire plutôt – avec la création d’œuvres odorantes/odoriférantes et la mise en place de concepts de scénographie olfactive. Les difficultés liées à la conservation de ce type d’œuvre ne doivent pas être ignorées, pour ouvrir, éventuellement, vers la notion, assez paradoxale, de conservation évolutive. Ces difficultés sont, fort heureusement, contrebalancées dans les perspectives de développement, par une meilleure postérité potentielle de telles œuvres, du fait des réminiscences qu’elles peuvent susciter chez le regardeur-nez. L’artiste contemporain Antoine Renard dans son Impressions, après Degas (#28) renforce le potentiel émotionnel de l’œuvre (allant plus loin que Degas, ce qui n’est pas rien) grâce au parfum émanant de la céramique qui la compose (figure 33) : à l’instar de la pratique shamanique utilisant des parfums aux vertus médicinales.
Le choix d’une céramique pour cette création fut judicieux puisque ce matériau peut être élaboré pour présenter de la porosité réservoir sur laquelle le parfum aura été préalablement adsorbé avant relargage dans l’air environnant. Il est possible de voir aussi dans l’utilisation de la céramique un intérêt pour ses propriétés tactiles variées, liées à son état de surface : allant du lisse à l’état glacé refondu jusqu’au rugueux à l’état brut de traitement (frittage par exemple). Ajoutez à cela une large palette de couleurs et la céramique se présente bien comme un matériau au caractère polysensoriel marqué, ce qui en explique pour beaucoup la vogue actuelle.
L’interaction vue-odorat est donc subtile. C’est par son talent que l’artiste doit faire du regardeur né, c’est-à-dire celui qui dit d’un zèbre qu’« il sent le cheval mais en rayé » (selon le mot d’esprit (?) de Gad Elmaleh), un regardeur-nez.
Ouïe
Le rôle du son dans l’art contemporain a été théorisé par Beuys qui trouvait la notion d’art moderne visuel très réductrice au regard de la créativité humaine et prônait le rôle du sens auditif comme il disait dans la création et son appréciation. Le film « Beuys » réalisé par Werner Nekes et Dore O. traduit on ne peut mieux la pensée de Beuys (jusqu’à mieux l’exprimer, d’ailleurs) par un plan fixe de 10 minutes où le spectateur voit/entend Beuys de dos énoncer ses théories (figure 34). La visualité y est donc réduite au profit de la perception auditive de son énoncé théorique : CQFD.
Le son peut/doit donc faire partie intégrante de l’œuvre pour lui donner signification. C’est bien le cas, par exemple, grâce à des haut-parleurs dans l’installation Sound Rail (2021 au Palais de Tokyo) d’Anne Imhof en collaboration avec Eliza Douglas. Ces haut-parleurs y sont, de plus, mobiles et auraient pu donc être mentionnés aussi, à ce titre, dans la partie de l’article, plus haut, traitant de l’effet de mouvement. Sans faire partie intégrante d’une œuvre dès sa création, une musique peut être composée pour la valoriser ensuite. Il en fut ainsi des Six mélodies pour violon et clavier, envoutantes, composées par John Cage, en 1950, pour s’accorder aux œuvres de Josef et Anni Albers auxquels elles furent dédiées. Même sans être soutenues par la musique, ces œuvres respiraient souvent, d’ailleurs, déjà, le rythme et l’harmonie, par leur graphisme (composition) : par exemple, Fugue ou Gray Instrumentation de Josef Albers. Sans être musique, même si ce n’est, somme toute, qu’une question de définition, un(des) son(s) peu(ven)t être intégré(s) dans l’œuvre dès sa conception. C’est bien la force des bruissantes créations d’Anika Yi comme Solar Loci, Vibrio Fischeri et Sea Salt High Rise (figure 35) montrant des cocons d’algues accouchant d’insectes animatroniques. Du végétal naît le mécanique sans concours de l’être humain. Le son contribue fortement à le faire comprendre au regardeur, rappelant par là même que l’expérience de l’art n’est pas toujours uniquement visuelle.
Quand elles furent exposées à la Bourse de Commerce, l’effet du bourdonnement des insectes des œuvres se trouva fort intelligemment (ou involontairement) amplifié par son interaction avec les bruits provenant d’œuvres voisines : singulièrement le grésillement aigu de la lumière du tube à gaz qui compose Breathing Lines (2022) de Daniel Steegmann Mangrané, exposée dans la galerie adjacente. Son de lumière pour son et lumière. A l’inverse, les bruits provenant d’œuvres peuvent être perturbants pour les regardeurs d’autres qui lui seraient proches : moins, cependant, que des bruits d’environnement qui n’auraient même pas une origine artistique. Le cas le plus remarquable fut celui du Musée Bourdelle, après rénovation, où le « bip » de contrôle des tickets à l’entrée des galeries détourne l’attention du visiteur, même s’il n’est pas misophone, des œuvres présentées. La nuisance sonore (y compris pour les gardiens du musée, probablement) aura été, peut-on le souhaiter, supprimé depuis, sauf à ce que quelque passionné de muséographie avant-gardiste y trouvât une valeur ajoutée créatrice.
Il est préférable, cependant, que le rapprochement visuel et/ou sonore entre œuvres, s’il doit avoir lieu ait pu être prévu/conçu dès leur création. L’un des exemples les plus marquants dans la production actuelle est donné par le rapprochement son et lumière (c’est le cas de le dire encore) des œuvres Le rayon et Oxygène de Benoit Piéron (figure 36) grâce au couplage entre un spectacle lumineux (vidéo) visible sous une porte et une bande son rapportant les bruits environnants perçus d’une chambre d’hôpital, en l’espèce. Le tout est poignant, pour peu que le regardeur ait vécu pareille expérience, l’effet de réminiscence (cf. développement sur le sujet plus loin) s’y ajoutant, même si ce n’était pas le but de l’artiste de jouer sur cette corde sensible qui tiendrait plutôt d’une corde de sensiblerie alors.
Toujours dans cette optique d’amplification sensorielle, le recours à une simple bande-son peut suffire. Ainsi dans Les Enonciations (2021), Dominique Blais montre que la seule énumération des intitulés d’objets présents dans des œuvres contenues dans un musée peut les mettre en valeur, par l’effet de transmission que la voix qui les énonce provoque. L’effet est d’autant plus marqué qu’il s’agit d’une voix d’enfant comme dans l’œuvre de Blais. Cet effet d’énonciation peut se trouver doublé visuellement comme dans le I Still Remember (1997-2006) de Yang Jiechang (figure 37) où la calligraphie du nom de personnes que l’artiste a connues soutient le rythme de l’énumération sonore qui l’accompagne. La notion de rythme visuel s’y retrouve comme elle a déjà été évoquée dans la partie de l’article consacrée à la transcription musicale. La répétition, visuelle comme sonore, peut provoquer un effet hypnotique pouvant concourir à une dramatisation extrême de ce que veut exprimer l’artiste dans sa création.
L’installation de Georges Tony Stoll Allez ! Tous assis ! (figure 38), présentée en 2023 au Palais de Tokyo, provoquait, sur ce principe, le choc nécessaire pour alerter sur le sida. Cette installation, par l’émotion suscitée, se place parmi les créations majeures que l’art contemporain a pu offrir ces dernières années. Inoubliable ! La scansion « Ils sont partis-disparus ! » que la sonorisation de l’œuvre répète à l’infini dans la galerie d’exposition, résonne encore en cadence à l’écriture de ces lignes, preuve de son pouvoir expressif (cf. aussi § sur la perception différée, plus loin). Cette répétition conduit à un sentiment proche de celui ressenti par un derviche tourneur qui en aurait assez de tourner : en espérant que cette image puisse traduire l’originalité et la force de ce que l’artiste parvient à faire ressentir, grâce à la combinaison des sens. Si déjà, le simple effet de mélopée est puissant comme les œuvres de Blais ou Stoll le démontrent, a fortiori, il est aisé de comprendre alors l’emprise de la musique, dans son entièreté, sur l’humain. Régis Debray parle de lien manifeste entre ouïr et obéir, témoignant de leur racine grecque commune, dans une page érudite de son Où de vivants piliers (Gallimard, 2023, p. 43). Un exemple des plus tristement célèbres est l’usage de la musique que firent les nazis pour asseoir leur avilissante autorité sur les déportés dans les camps comme ceux qui ont pu en revenir l’ont rapporté : « Par l’audition, les hommes sont détenus ».
L’inventif et bouleversant Massacre du printemps (figure 39), de Mathilde Rosier, dénonce aussi le totalitarisme de l’homme mais appliqué cette fois à la nature. L’inconséquence humaine vis-à-vis de la beauté saute aux yeux et aux oreilles grâce à une « revisitation » (pareil anglicisme est volontairement utilisé ici pour exprimer le sens mystique que cette création présente) du Sacre du printemps. La musique du ballet qui y est mis en scène n’est pas celle de Stravinsky ni la chorégraphie celle de Nijinsky mais le résultat reste intelligemment dans l’esprit du célèbre ballet originel annonçant une fin du monde imminente. La différence est que la perspective de guerre se trouve remplacée par celle de pollution extrême. L’exemple du Massacre du printemps est donné ici pour montrer que les contenus visuel et sonore d’une œuvre ainsi que leur mélange peuvent être adaptés aux émotions de l’époque à laquelle elle est présentée pour leur donner encore plus de grandeur.
Il n’est probablement pas besoin de continuer longtemps ce paragraphe pour assurer que le rôle de la musique, en tant que partition musicale, peut être essentiel dans la création d’une œuvre, en particulier par son interaction avec d’autres sens que l’ouïe. En revanche, il faut encore souligner que la musique des mots, au-delà de leur sens, peut inspirer la création artistique contemporaine. Elle se situe dans la mouvance des travaux de François Dufrêne, apparentés au lettrisme déjà cité, où les mots ne contribuent pas par leur signification mais par la musique de leurs lettres, leur rythme, les onomatopées susceptibles d’en être tirées, etc. Par exemple, dans des créations marquantes comme Comptinuum (1958-1970) ou Crirythme pour Tinguely (1970), Dufrêne prouve qu’à l’extrême le son peut se suffire à lui-même. Le son, cependant, est aussi signifiant, par le sens des mots qu’il peut contenir y compris quand s’y ajoute l’effet de leur musique. Il serait tentant, pour cela, de l’inclure aussi dans le paragraphe ultérieur sur le rôle de l’intellect, si la compréhension par les mots était considérée comme un processus intellectuel, ce qui reste à démontrer. Le débat sera seulement ouvert, ici. Les sculptures sonores d’Anna Raimondo (figure 40) figurent, probablement, parmi les meilleures créations contemporaines pour le nourrir. Les mots qui s’y entrechoquent en allers-retours entre haut-parleurs dénoncent parfaitement l’invisibilité de la femme, le son et les mots ici la rendent visible jusqu’à l’étourdissement. Les mains ont l’air de jongler avec la plaque perforée des haut-parleurs qui font partie intégrante de l’œuvre au même titre que les membres sculptés.
L’audio et le visuel, par la grâce de la création artistique, concourent donc à l’émotion sensorielle. L’œuvre d’Anri Sala 1395 Days without Red (figure 41) réunit à elle seule, en une synthèse puissante, les différents effets sensoriels qui viennent d’être évoqués (dans les créations de Blais, Rosier et Raimondo, en particulier). Elle est, pour cette raison, mentionnée ici : la transmission d’une émotion artistique n’ayant pas peur de la redondance. La vidéo, cœur de 1395 Days without Red, au travers d’une répétition de l’orchestre philarmonique de Sarajevo, montre bien le rôle de la musique pour guérir les traumatismes, ceux de la guerre ici en l’occurrence, en même temps qu’elle transmet au regardeur-auditeur de l’œuvre l’émotion qui lui est associée. Le visuel, avec l’effacement des couleurs vives en rappel de leur interdiction dans la capitale bosniaque (figure 41b) pour ne pas attirer les tirs des snipers, combiné à un audio fondé sur la symphonie n°6 Pathétique de Tchaïkovski (figure 41a) font de l’installation de Sala une œuvre forte pour laquelle la sollicitation d’un seul sens n’aurait pas suffi.
Multiplier les sollicitations sensorielles ne suffit pas, cependant, encore faut-il y ajouter le génie créatif pour en tirer parti. Anri Sala (et/ou la Fondation Pinault) le fit en interposant une vitre devant l’écran vidéo pour donner de l’irréalité au réel. Enfin, le ballet de la guide conférencière avec ses explications ajoute à la perception audiovisuelle, les interactions entre mouvement et raisonnement (intellect) dont il a été vu précédemment qu’ils pouvaient apporter beaucoup.
Toujours dans cette optique d’enrichissement de l’œuvre visuelle par le son, via un dispositif créatif affirmé, au-delà de la simple illustration par emphase, le travail d’Anthony Cairns, présenté notamment à la MEP/Paris en 2022, a l’intérêt de montrer l’influence des technologies mises en œuvre dans les créations artistiques sur la perception que peut en ressentir le public. Il y est manifeste que l’emploi de technologies, datées de restitution visuelle et sonore, contribue à inclure dans le processus de perception celui des réminiscences sur lequel ce texte revient un peu plus loin. Le spectre du ressenti s’en trouve élargi voire brouillé parfois, ainsi qu’il en est dans son installation PXL CTY où le simple son restitué d’une mégalopole en accentue le caractère inquiétant et trouble. Pareil emploi du son peut donc contribuer au malaise ressenti visuellement. Thomas Demand en a fait aussi une démonstration éclatante dans sa vidéo Pacific Sun (2021) où c’est la sirène du navire qui fait ressentir le chaos de la scène de naufrage alors qu’elle n’est pas (volontairement) représentée de manière réaliste pour créer le contraste.
A l’inverse, dans ses combinaisons les plus réussies, l’ouïe dans sa perception peut aller totalement à l’encontre de que la vue semble lui dicter de percevoir au premier abord (premier voulant dire ici à considérer si ce sens était le seul). Il s’agit alors d’une démarche artistique très contemporaine même si le médium n’est que moderne, ce qui en justifie la mention dans cette chronique. Deux exemples majeurs, tous deux issus du 7e art, s’imposent. Le premier est celui du film de Resnais et Queneau Le Chant du styrène dont la bande sonore ajouté par Queneau dénature (volontairement) le propos du visuel sensé faire le panégyrique du plastique comme le demandait le commanditaire (Pechiney) du film. Une simple et unique approche visuelle aurait fait du plastique (styrène) un matériau séduisant (figure 42), alors qu’il ne le semble pas à ce qu’en suggère la bande-son : c’est-à-dire le commentaire de Queneau associé à la musique algorithmique (déjà !) de Pierre Barbaud.
Ce film était visionnaire comme le fut d’ailleurs Victor Hugo cité en exergue un extrait des Voix intérieures tout à fait adapté au propos de cet article/chronique : « L’homme se fait servir par l’aveugle matière ». Le second exemple est celui de la scène mythique du film Playtime de Tati où le bruit produit par le cuir synthétique (skai®) de son fauteuil montre bien l’inadaptation de l’homme à la modernité jusqu’à en être risible et participer de ce qui pourrait être appelé comique phonique. Les propriétés acoustiques du matériau contrecarrent son élégance visuelle de cuir contrefait. Une caractérisation étendue, si ce n’est in extenso, d’un matériau avant utilisation, y compris artistique, doit donc être érigé en règle générale. C’est bien ce que firent les Pierre (Schaeffer et Henry) pour la création de leur Messe pour le temps présent, révolutionnaire à l’époque pour son alliage entre ouïe et vue contribuant au développement de l’art optique et de la musique concrète. Elle ouvrit la voie, dans un champ musical connexe, à des œuvres contemporaines inventives comme Klavier (2010) de Roman Signer avec son piano désaccordé. La musique savante, particulièrement la contemporaine, est très ouverte aux mélanges des sens. Le concert de Katia et Marielle Labèque dit Trilogie Cocteau le 10 mars 2024 à la Philharmonie de Paris, sur la base des compositions « cocteauesques », de Philip Glass, en attesta. Différents parfums furent, en effet, diffusés dans la salle pendant le concert, en même temps que son lustre voyait sa forme et ses couleurs varier. L’auteur d’un article sur la polysensorialité dans l’art pouvait en être ravi par l’occasion offerte d’écrire quelques lignes de plus sur le sujet mais l’amoureux de la musique de Glass ne pouvait que regretter ces artifices qui en altéraient la magnificence. Nul doute que si Glass avait été mort, il se serait retourné dans sa tombe. Heureusement, à cette occasion, le toucher était resté le domaine réservé des seules (très grandes) pianistes aux doigts magiques. Un sens, qui aujourd’hui se trouve de plus en plus sollicité pour le public.
Retrouvez demain l’épisode 5 des Matériaux en tous sens, autorisés et interdits.
Image d’ouverture> L’Odorat (détail), La Dame à la licorne, entre 1484 et 1500, Musée de Cluny, Paris. Photo CC Didier Descouens, Toulouse, 2021
Lire les autres chroniques de Michel Jeandin>
L’ivresse du cuivre
Or l’or
L’ombre des colonnes de Buren est sans rayures