Léa Belooussovitch jette le trouble sur la réalité

En 2009, le Club des Partenaires du Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Etienne crée un prix éponyme dédié au dessin contemporain et récompensant le travail d’artistes des arts graphiques. Lauréate de la 10e édition, Léa Belooussovitch expose pour la première fois une partie de ses œuvres en France, au MAMC+. Visible jusqu’au 15 août, l’exposition rassemble différentes séries, fruits d’une même technique pratiquée par l’artiste depuis 2015 : à main levée aux crayons de couleurs sur de la feutrine blanche, elle réalise des dessins reproduisant de violentes photos de presse. Ainsi, Feelings on felt fait office de rétrospective ciblée, d’« état des choses », comme l’explique Léa Belooussovitch.  

Depuis que l’œuvre n’a plus pour seule vocation d’imiter la nature, la couleur s’est libérée, exprimant des émotions, soulignant l’expressivité ; le trait aussi, servant des concepts, inventant de plus en plus de formes. L’évocation s’impose face au réalisme, le flou questionne la représentation de la réalité. Sentiments et vibrations s’immiscent partout. Léa Belooussovitch l’a bien compris. Adepte d’un art à la Gerhard Richter, l’artiste sème des indices et notre regard fait le reste. Il cherche à tout prix une mise au point qui lui permettrait de déchiffrer le message délivré par la plasticienne. A mi-chemin entre l’abstraction et la figuration, le dessin va au plus près des phénomènes de société, menant avec justesse une réflexion sur le traitement de l’information.

Le développement des médias sociaux a révolutionné le rapport à la presse. Désormais, impossible de consulter ses réseaux sans être assailli d’images, parfois extrêmement violentes. L’œil s’habitue à ces clichés et glisse sur ces informations tant la mise en scène de la brutalité s’est immiscée dans notre quotidien. Léa Belooussovitch recherche sur Internet des images de presse dans lesquelles les individus sont vulnérables et confrontés à la souffrance. Elle exhume ces photos, les mémorises, puis à main levée, au crayon de couleur, elle transfère les scènes sur de la feutrine blanche. La répétition du passage du crayon sec ancre profondément ces événements passés dans le présent du support. La première œuvre est la seule qui soit à l’échelle humaine. De prime à bord, une forme jaune éclatante semble danser et s’entremêler à des teintes noires, marron et bleues. L’envers du décor est bien différent. Cette œuvre fait écho au drame survenu au Luxembourg, en octobre 2004 : une femme belgo-congolaise s’est immolée sur la place d’Armes, affirmant dénoncer le racisme dont ces enfants étaient victimes, ainsi que les lourdeurs administratives qui lui étaient imposées en tant qu’immigrée. « Au Luxembourg, une mère congolaise se suicide dans l’indifférence », avait titré Le Monde. L’artiste lui rend hommage, ainsi qu’à d’autres victimes oubliées.

Vue de l’exposition Feelings on felt de Léa Belooussovitch au Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Étienne Métropole. ©Léa Belooussovitch, photo  Aurélien Mole/MAMC+

A chaque fois, Léa Belooussovitch se concentre sur un instant fugace, ne montrant ni le moment d’avant, ni celui d’après. Tel un voile délicatement déposé sur le médium, le flou distille son esthétique, renforce l’aura de l’œuvre. Alexandre Quoi, commissaire de Feelings on felt, se laisse même aller à un parallèle avec des images réalisées par des caméras thermiques. Ainsi, l’artiste outrepasse la vocation informationnelle des photos d’origine en redonnant chaleur et vie à ces anonymes de faits divers et de guerre. Cependant, les cartels délivrent des informations factuelles, qui ramènent le visiteur à la réalité. Les titres se résument à la ville, au pays, et à la date de l’événement présenté, entretenant ainsi une tension entre l’œuvre et sa légende. Et réciproquement.

Vue de l’exposition Feelings on felt de Léa Belooussovitch au Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Étienne Métropole. ©Léa Belooussovitch, photo  Aurélien Mole/MAMC+

Un peu plus loin, la série Houla, Syrie, 25 mai 2012, reprend des images de jeunes syriens tués. Réalisées par des photoreporters, certaines ont été prises avant même que les familles ne soient informées du décès de leurs enfants. Doit-on tout photographier ? Peut-on tout diffuser ? Autant de réflexions que soulève l’artiste. Cette course à l’information se double aujourd’hui du phénomène grandissant des fake news, véritable affront à la démocratie. A ce propos, la plasticienne rappelle la nécessité de se forger un esprit critique face à la déferlante d’images et d’informations alimentant notre quotidien. Le flou, c’est également l’interdit, ce qui ne peut être vu. Mais comment placé le curseur sur ce qui est légitime d’être montré et ce qui ne l’ai pas ? En plein débat sur la loi relative à la sécurité globale, la question du flou prend de plus en plus de place et divise l’opinion publique.

La proposition de Léa Belooussovitch fascine tant par son esthétisme et sa technique inédite que par les réflexions qui la nourrissent. Ces dessins d’un onirisme certain placent avec distance le visiteur face aux maux de la société, le poussant ainsi à reconsidérer l’information de façon plus humaine, au-delà des chiffres et des dates. Cette information qui ne devrait jamais être entendue comme un bien de consommation, mais toujours comme un moyen d’appréhender le monde, un vecteur de connaissance.

Le réalisme saisissant d’Eric Manigaud

Gonichi Kimura, Motifs de kimono incrustés par brûlure dans la peau, premier hôpital militaire d’Hiroshima, vers le 15 août 1945, Eric Manigaud, 2019, crayons et graphite sur trame digigraphique sur papier. Crédit photo : Éric Manigaud / Courtesy galerie Sator © Adagp, Paris 2020

Pour sa première exposition d’envergure, Eric Manigaud investit le MAMC+ avec ses grands dessins en noir et blancDivisée en trois parties, La mélancolie des vaincus rassemble plusieurs séries reproduisant des photos judiciaires, médicales, ou encore de guerre. Ces grands formats qu’il réalise dans la pénombre, centimètre par centimètre, avec comme seul modèle une photo projetée au mur, plongent le spectateur au cœur de la scène. Chaque série représente deux ans de recherches et de documentation ainsi que trois à quatre mois de travail sur le papier. L’artiste s’imprègne complètement de son sujet, le processus créatif faisant partie intégrante de l’œuvre. Les événements relatés sont durs et douloureux, en les dessinant l’artiste en fait le deuil. Les traits apposés durant des mois avec ténacité et abnégation participent à une démarche d’acceptation et d’apaisement. Servie par un geste minutieux, l’exposition bouleverse tant par sa puissance que par son réalisme saisissant.

Contact

Feelings on Felt, jusqu’au 15 août 2021 au MAMC+.

La mélancolie des vaincus, jusqu’au 15 août 2021 au MAMC+.

Crédits photos

Image d’ouverture : Vue de l’exposition Feelings on felt  de Léa Belooussovitch au Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Étienne Métropole. ©Léa Belooussovitch, photo Aurélien Mole/MAMC+