Le noir cathartique
de Bao Vuong

Jusqu’au 9 janvier 2021, A2Z Art gallery propose The Crossing, la première exposition personnelle en Europe du plasticien franco-vietnamien Bao Vuong. Déployée sur deux étages, la proposition plonge le visiteur dans une traversée monochrome, oscillant entre récit personnel, témoignage historique et reconstruction de la mémoire.

Bao Vuong à la A2Z Art gallery.

The Crossing est l’histoire d’une épopée, d’un exil. Celui de l’enfant Bao et de ses parents. Une exposition comme symptôme d’une nécessité. Celle pour l’artiste de coucher sur le médium une histoire difficile à appréhender, qu’il découvre au détour d’une conversation entre sa mère et ses tantes lors d’un trajet en voiture. Les créations de Bao Vuong lèvent l’omerta autour du récit familial. « L’art est un moyen d’expression qui permet de dévoiler un peu d’inconscient, qui révèle une sorte de voix tapie en nous. » Les grands monochromes noirs accrochés aux cimaises de la A2Z art gallery, à Paris, en témoignent. Bao Vuong est né dans le delta du Mékong au sud du Vietnam en 1978. A cette époque, les conséquences de la guerre, les pressions économiques, le manque de liberté, la politique de nationalisation des entreprises et de collectivisation des terres, poussent nombre de Vietnamiens à fuir leur pays, motivés par des convictions politiques, éthiques, et un irrépressible besoin de paix. Bao n’a pas un an quand sa famille quitte le pays par la mer, à l’instar de milliers d’autres boat-people. L’artiste grandit en France où il poursuit des études supérieures d’art à Toulon, puis obtient son DNSEP (Diplôme National Supérieur d’Expressions Plastiques), à Avignon. En 2015, il prend la décision de retourner au Vietnam et de s’y installer. The Crossing s’inscrit à la suite d’un travail s’articulant autour de la recherche d’un passé oublié et d’une réappropriation de la mémoire.

Ainsi, l’exposition suit de façon chronologique chaque étape de son exode : départ en pleine nuit, attaques de pirates, arrivée dans les camps malaisiens… Entre pèlerinage artistique sur la route de son passé et hommage à ses parents, l’artiste passe et repasse sur la toile des couches épaisses et noires de peinture à l’huile. La couleur sombre est symbole pour le plasticien d’une peur viscérale de la noyade, de cette mer infinie, dangereuse, mystérieuse et puissante, mais aussi de la nuit. Ce noir pur ne saurait exister sans la lumière qui le révèle, le sublime et le caresse. À l’instar d’un faisceau lunaire, elle suit le spectateur au gré de ces déplacements et de la lumière extérieure, révélant ainsi un tableau différent à chaque passage. Le plasticien cite Braque afin de résumer son propos : « L’art est une blessure qui devient lumière ». Ce processus créatif se révèle être cathartique pour Bao Vuong, lui permettant une reconnexion avec son inconscient. Il explique : « Mon inconscient parle à travers mon travail. Je ne maîtrise pas les idées qui me viennent. La première fois que j’ai utilisé le noir pur, je ne savais même pas que j’étais en train de parler de boat-people. » Sa toile serait alors « une conséquence heureuse » d’un processus de création faisant office d’exutoire. « Il est clair que sans ce travail, il y aurait encore quelque chose en moi de pesant.»

Vue de l'exposition The Crossing, 2020 ©Bao Vuong, photos: A2Z Art gallery
Vue de l’exposition The Crossing, 2020.

Ramené à Soulages par son utilisation du noir sans pour autant se comparer au maître, Bao Vuong se considère plutôt comme un enfant de l’école Boltanski, tant il fût marqué dès l’adolescence par le travail mémorial de l’artiste sur la Shoah. Ainsi, si les toiles narrent une histoire précise, elles portent également la souffrance et le traumatisme d’une communauté entière. Le poids de cette expérience collective se matérialise par le travail de la matière, qui occupe une place centrale. Ce noir presque magmatique rend la mer si lourde et oppressante – un tableau peut peser jusqu’à 45 kg – qu’elle semble vouloir engloutir chaque personne qui entre à son contact, la rendant captive de ses flots. Si la mer est la muse essentielle de l’artiste, le ciel n’est pas en reste. Les nuages, synonymes de rêve et de subjectivité, représentent ici le témoignage d’une histoire commune et multiple. Si le regardeur se concentre, il pourra voir dans les cieux des formes de bateaux pneumatiques, de ceux utilisés par les boat-people qui n’ont jamais revu la terre. La mer reflète le ciel, pour entrer en symbiose et ne faire qu’un avec lui. Deux espaces naturels intimement liés dans l’histoire de l’artiste. Bao doit sa survie à un nuage providentiel qui, après trois jours sans boire ni manger, laissa tomber la pluie au-dessus de son embarcation de fortune. L’artiste reproduira les conditions physiques – enfermement et privation de nourriture – de ces journées dans une performance intitulée nước (eau en français). Une performance que l’artiste entend bien volontiers faire entrer en résonnance avec notre temps : « Je milite de façon modeste, à ma manière, et rappelle ce que l’histoire nous apprend. C’est un travail de mémoire mais aussi d’éclairage de l’actualité ».

The Crossing XXVI, 2020.

Impossible de ne pas faire le lien entre l’exode des réfugiés politiques vietnamiens des années 1980 et celui des réfugiés politiques et climatiques d’aujourd’hui, ceux qui périssent en mer Méditerranée, ceux que l’Europe peine à accueillir. Adepte d’un artivisme à la Banksy ou à la Weiwei, l’artiste inscrit son propos dans une démarche informative sur la situation des migrants et la nécessité de leur tendre la main. « L’art, que ce soit la littérature, le cinéma, la photographie ou la peinture, nous amène à nous positionner différemment face à la réalité. A travers l’art, elle nous touche autrement, et voilà pourquoi il est si important. N’en déplaise aux temps de confinement, l’art est une nécessité. » Entre passé, présent et avenir, Bao Vuong livre une exposition très personnelle mais au caractère universel, naviguant entre reconstruction, hommage, témoignage, et convictions.

Contact

The Crossing, jusqu’au 9 janvier 2021 à la A2Z Art gallery.  Cliquez ici pour visiter le site de l’artiste.

Crédits photos

Image d’ouverture : vue de l’exposition The Crossing ©Bao Vuong, photos A2Z Art Gallery, pour les autres visuels : ©Bao Vuong, photos A2Z Art Gallery

 

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