La vie des formes
selon Guillaume Talbi

Sculpture fraîche, Formes de vie, Effet papillon, Fantasmagorie du monde… Avec ses séries de dessins, céramiques et sculptures aux titres évocateurs, Guillaume Talbi n’en finit pas de nous transporter dans son univers onirique au plus proche des éléments : la terre, l’eau, le feu, et l’air. Grand voyageur épris d’Asie – passion réciproque puisqu’il y est régulièrement invité à exposer – c’est dans son atelier de Saint-Maur-des-Fossés, au sud de la capitale, que l’artiste nous reçoit pour dévoiler les pièces, pas tout à fait achevées, d’une exposition qui se tiendra prochainement à la galerie Alain Gutharc. Rencontre.

Se frotter à l’œuvre singulière de Guillaume Talbi, c’est en quelque sorte passer en revue une collection de drôles de formes – de la plus minimaliste à la plus extravagante – comme on tourne les pages d’un bestiaire imaginaire. Insectes étranges, chimères, végétaux hybrides, têtes énormes et difformes greffées de feuilles de chou… Dans ses sculptures comme dans ses dessins, tous les contours sont flous et flottants. Parfois on pense avoir identifié le sujet représenté et on arpente le support à la recherche de chaque élément reconnaissable, parfois on admet être face à une abstraction. L’expérience évoque ces longues heures de l’enfance passées dans l’herbe à contempler les nuages zoomorphes. Si les formes de Guillaume Talbi semblent nous échapper, c’est peut-être parce qu’il les atteint par glissements. Pour l’artiste, elles ne se préméditent pas, ou du moins pas entièrement. Du papier à la céramique, du feutre à la cire, de la surface à la matière, de l’aplat au volume, celles-ci sont plutôt issues d’un cheminement lent à partir d’un même motif, d’un travail en toute liberté et dans un rapport très instinctif à la création.
Guillaume Talbi est de ces artistes qui prennent leur temps et accordent autant d’importance au processus qu’à la production, qui n’est d’ailleurs jamais entièrement un « produit fini » pour lui. Diplômé de l’Ecole nationale supérieure d’arts de Bourges avant de rejoindre les Beaux-arts de Paris, en 2008, il a fait évoluer sa pratique de l’installation vers la sculpture et le dessin. De ces années de formation, il conserve un objet quasi rituel : des carnets d’ébauche où il crayonne au feutre, à la cire ou au stylo à bille, selon l’humeur, des motifs imaginaires évoquant animaux, plantes et autres objets pour ne pas avoir à se limiter aux contours réalistes. Carnets qui, pile après pile, témoignent de l’archéologie de sa démarche. Entre les dessins d’étudiant et les sculptures en gestation de la série Formes de vie, il y a des ressemblances, des transpositions, des similitudes et des obsessions qui ne se démentent pas. On retrouve les mêmes formes pleines, voluptueuses, remplies de couleur et de matière, aux physionomies irrégulières, indéterminées et tourbillonnantes. Ces ébauches sont pour Guillaume Talbi un premier geste d’expérimentation : il tente des associations de formes et de couleurs et suit leurs variations en observant la façon dont le papier absorbe l’encre et n’en conservant que l’envers. Déployer ces motifs en volumes par la sculpture est une façon toute logique de poursuivre la recherche. Il intervertit d’ailleurs souvent les termes « atelier » et « laboratoire », car c’est ainsi qu’il se voit à l’œuvre.
A 34 ans, sa démarche est pleine de tranquillité et de cohérence. Il ne court pas après le constant renouvellement radical de sa pratique mais est plutôt en quête d’un approfondissement de ce qui lui semble le plus élémentaire : les couleurs, les formes et les matériaux. Son travail, animé par une curiosité spontanée, incarne un lâcher-prise qui fait du bien tout en étant fermement enraciné dans le sol, la terre. De fait, impulsion de la main et tonalité du geste s’inspirent généralement du lieu où se situe l’artiste. Guillaume Talbi s’imprègne des territoires et conçoit ses œuvres comme parties d’un espace. De ses séjours en Asie il retient autant de techniques que de visions, comme c’est le cas avec l’eau qu’il met au centre de sa pratique picturale et de son rapport plus philosophique à l’expression artistique. Il s’adapte aux outils à portée de main comme une règle du jeu plus qu’une contrainte et aspire à connaître les propriétés de chaque matériau pour composer au mieux avec eux et en créer de nouveaux. Connu pour être un artiste aux couleurs vives, Guillaume Talbi surprend en proposant des « sculptures fraîches » – série de sculptures repeintes tout en blanc – à l’issue de son passage à la résidence Saint-Ange, en 2018. En réalité, c’est une énième démonstration de cette posture de caméléon avec laquelle Guillaume Talbi prend acte du contexte qui l’entoure pour nourrir son imagination tout en restant fidèle à son univers. Le blanc s’est imposé tout naturellement comme pour contrebalancer la teinte sombre du bâtiment conçu par Odile Decq dans lequel il était accueilli, et pour entrer en dialogue avec le paysage montagneux environnant. Mais laissons l’artiste nous en dire plus, pieds sur terre et tête dans les nuages.

Guillaume Talbi dans un atelier de fonderie à Pékin, en 2018. ©Shengxiang Liao

ArtsHebdoMédias. – Pouvez-vous me parler de votre parcours ?

Guillaume Talbi. – J’ai suivi des études d’art relativement longues dont je suis sorti en 2012 : trois ans aux Beaux-arts de Bourges et cinq aux Beaux-arts de Paris durant lesquels j’ai effectué un échange à Pékin. En quatrième année, j’ai débuté la céramique. Jusqu’alors, mon travail consistait davantage en l’assemblage d’objets. J’installais des choses dans l’espace. Puis, d’autres pratiques ont fait leur apparition, notamment grâce à la fréquentation de l’atelier du sculpteur anglais Richard Deacon et de différents ateliers techniques. La matière est devenue une préoccupation constante dans ma recherche. De façon générale, je m’adapte au lieu dans lequel je travaille, et c’est comme ça que les choses arrivent. Si je n’ai pas de four, je fais sans four – comme c’est le cas actuellement dans mon atelier où j’utilise la résine. Parfois, je peins les pièces ou les recouvre de ciment, parfois j’utilise des cuissons sans oxygène… Il n’y a pas de règle. Avec la série Sculpture fraîche, par exemple, j’ai inventé une matière. En surface, il s’agit de ciment qui a été mélangé avec des agrégats légers et a servi à recouvrir des morceaux de polystyrène collés ensemble. A l’œil, on n’a aucune idée du poids des sculptures : elles pourraient être en résine comme en pierre. C’est une matière un peu ovni qui laisse apparaître des fibres. Toutes ces expérimentations sont nourries par la réalisation de nombreuses études en céramique comparables à un alphabet de formes. Dans mon atelier, elles témoignent de différents moments passés en France, au Japon… et ont été réalisées avec des fours à bois, au gaz ou électriques. Par ailleurs, je pratique le dessin. Le plus souvent dans des carnets de recherche.

Parlez-nous de ces études en céramique présentes dans l’atelier.

Chacune d’entre elle a pour but premier de travailler spécifiquement une terre du territoire dans lequel je me trouve au moment de l’expérimentation. Un émail agit toujours différemment en fonction de la terre utilisée. Même si deux terres semblent avoir la même couleur, elles ne réagiront pas de manière identique à la cuisson. Explorer de nouveaux territoires permet donc de multiplier les possibilités. Il me tarde, à ce propos, de retourner en Asie. Il faut dire que là-bas, j’ai également eu l’occasion de changer de format. En résidence à Pékin, j’ai pu réaliser cinq pièces en bronze qui sont des versions « agrandies » de certaines de mes études. Précisons toutefois, que ces réalisations ne sont pas de simple duplication de leur miniature mais qu’elles développent leur propre caractère.

Les études en céramique dans l’atelier de l’artiste.

Votre travail est généralement porté sur la couleur. Pourquoi avoir choisi le blanc pour Sculpture fraîche ?

Toutes ces sculptures ont en réalité été préalablement colorées puis recouvertes d’un blanc mat, comme celui utilisé pour peindre les murs. Le blanc m’a servi pour unifier la série. La teinte dominante du bâtiment de la résidence Saint-Ange est le noir. Odile Decq, son architecte, l’a voulu en bois sombre. Sans doute qu’inconsciemment, j’ai souhaité trouver un équilibre. C’était une façon d’introduire de la lumière mais aussi d’être en résonnance avec les montagnes enneigées des alentours. J’y étais en hiver. Peindre en blanc était nouveau. Passer par cette non-couleur était sûrement un passage obligé de ma recherche sur les couleurs et leur superposition.

Comment qualifieriez-vous les formes de Sculpture fraîche ?

Les formes de ces sculptures sont hybrides, indéterminées. Elles peuvent évoquer un animal, une plante, un humain ou flirter avec l’abstraction. Il y a toujours plusieurs lectures, comme c’est également le cas pour mes dessins. Parfois, il est impossible de reconnaître quoique ce soit car ma recherche ne se soucie pas de la représentation. Mes formes sont avant tout des expérimentations qui ajoutent ou retranchent de la matière. Elles sont le fruit d’opérations de multiplication, de soustraction, de division… et aussi d’apports divers –encre, crayon, stylo bille, par exemple – qui viennent les stimuler.

Sculpture fraîche, Guillaume Talbi, 2018, ciment, peinture, bois. Exposition à l’ESAD Grenoble, suite à la Résidence Saint-Ange.

Comment se traduit l’influence de l’Asie sur votre travail ?

Par l’emprunt de différentes techniques traditionnelles, notamment chinoises. Il y a d’une part celles qui concerne mon travail de céramique et d’autre part celles utilisées dans mes dessins à l’encre. En Asie, l’eau a une symbolique très forte et particulière. La peinture à l’eau sur papier m’attire davantage que celle à l’huile sur toile. Le rapport que les Asiatiques entretiennent avec la nature est également une source d’inspiration importante pour mon travail.

Et plus largement où puisez-vous votre inspiration ?

En dehors de l’Asie, il y a ma bibliothèque ! Elle est remplie d’ouvrages sur des artistes de l’art moderne et contemporain. Cela va de Louise Bourgeois à Tony Cragg. Chaque série s’élabore à partir de diverses références qui n’ont pas forcément à voir les unes avec les autres. Si l’on prend par exemple, les têtes de la série Formes de vie, il faut citer, sans exhaustivité, Rebecca Warren, Erik Dietman, Franz West et Yoshitomo Nara, alors même que l’esthétique manga des têtes réalisées par ce dernier ne correspond pas du tout à ce que je recherchais. Sans oublier Baselitz avec ses Femmes de Dresde.

Toute série de sculptures commence dans un carnet à dessin ?

Effectivement. Dans mes carnets de recherche, je travaille des sujets, des thématiques. Les végétaux, les végétaux en pot, les végétaux sans pot ! On peut y voir différentes séries travaillées de façon similaire, la feuille saturée de couleur, avec des ajouts de cire, de feutre… Les formes se confondent avec le fond, les dessins sont parfois fantomatiques. Page après page, le motif se cherche. Je m’amuse à voir le dessin traverser la page et former une nouvelle silhouette, arborer une autre patine. J’inverse aussi le sens de mes carnets. En basculant ainsi les formes, elles se lisent différemment, deviennent parfois plus fortes. Le travail se fait par glissements.

Avant de devenir des sculptures, les formes naissent sur la feuille.

Pouvez-vous nous présenter Formes de vie ?

Cette série se compose de six têtes pour lesquelles j’ai créé une matière légère et résistante qui permet à la sculpture d’être exposée tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. Ce qui était inenvisageable pour mes sculptures précédentes car n’étaient pas étanches. Si la matière a évolué, j’ai conservé le travail de la couleur, qui réveille certaines zones. Je broie des pastels pour obtenir une matière qui me permet de teinter sans peindre. L’aspect est donc très différent de celui d’une peinture. Pour cette série, je veux rester dans des pastels légers, printaniers. Concernant les formes, elles sont de nouveau hybrides. Avec leurs gros nez, les six têtes apparaissent un peu caricaturales comme sorties d’une bande dessinée ou d’un dessin animé. Toutes comportent des caractéristiques du monde végétal : il y a des floraisons, des feuilles, des fleurs…, des « formes de vie » naissantes. Toutes seront posées à 1 mètre du sol sur des tables en métal et accompagnées d’un de mes dessins métamorphosés en néon, coloré par des poudres qui circulent à l’intérieur du tube de verre. Formes de vie poursuit mon travail à la croisée de la couleur et de la matière.

S’agit-il de têtes au sens propre ou figuré ?

Certaines personnes ne voient pas de tête ! Elles ne sont que des formes abstraites à leurs yeux. Pour ma part, je les reconnais parfaitement. J’arrive à situer leur nez, leur front… Et à certains endroits, il est possible d’observer des éléments étranges… des volutes… des tourbillons comme des vagues. Mais ne serait-ce pas plutôt des oreilles ou des feuilles de chou ? Les autres ne voient généralement pas ce que je vois moi-même dans mes pièces. Chacun a sa propre lecture et c’est ce qui est intéressant.

En conclusion, qu’est-ce qui vous semble le mieux exprimer votre démarche artistique ?

Dans mon travail, les choses se font assez naturellement. Ma pratique évolue par l’expérience et le temps sans volonté réelle de la renouveler. Je travaille comme dans un laboratoire. Les têtes de Formes de vie ont d’ailleurs un petit côté expérimental avec des éléments greffés, des parties du visage placées de manière inattendue… Mais le dessin du néon rappelle, quant à lui, mes carnets et les formes de mes premières années d’études… Finalement, on raconte toujours une seule et même histoire !

Sans titre, Guillaume Talbi, 2015, aquarelle et encre sur papier, à la chapelle de la Visitation, à Thonon-les-Bains.
Crédits photos

Image d’ouverture : Sculpture fraîche, Guillaume Talbi, 2018, ciment, peinture, bois. Exposition à l’ESAD Grenoble, suite à la Résidence Saint-Ange. ©Guillaume Talbi, photo Philibert Tapissier. Portrait de Guillaume Talbi ©Shengxiang Liao. Sculpture fraîche ©Guillaume Talbi, photo Philibert Tapissier. Etudes ©Guillaume Talbi, photo Manon Schaefle. Sculpture fraîche ©Guillaume Talbi, photo Philibert Tapissier. Cahier ©Guillaume Talbi, photo Manon Schaefle. Sans titre ©Guillaume Talbi, photo Annik Wetter