Dominique Gauthier aux prises avec l’éther

A l’image de sa création prolifère, Dominique Gauthier invite à un panorama de son œuvre dans trois lieux du Roussillon : au Centre d’art A cent mètres du centre du monde et au Musée Rigaud, tous deux à Perpignan, ainsi qu’au Château de Jau, à Cases-de-Pène. Les trois expositions arborent des titres hors du commun et qui, s’ils peuvent surprendre, ne présagent en rien de l’aisance avec laquelle le regard s’empare de la peinture. Face aux œuvres, la complexité s’évanouit pour céder la place à une méditation sur les formes et le temps. A l’occasion de cet événement pluriel, un très beau catalogue intitulé L’Autrefois d’à-Présent a été réalisé par les éditions Méridianes. Les textes sont signés de Sabine Dauré, Daniel Dobbels, Yves Michaud et Salvador Pavia.

A cent mètres du centre du monde privilégie les grands formats

Provisions pour Cimabue, Dominique Gauthier, 1987-1989.

Avant juste l’après et juste avant l’après, Après juste l’Avant et pour que rien ne soit de trop est le titre de l’exposition visible au Centre d’art A cent mètres du centre du monde, premier lieu donné à voir si l’on se fie aux trois jours de vernissage consécutifs. L’artiste y propose un dispositif de mise en parallèle d’œuvres anciennes (parfois jamais exposées) et d’œuvres contemporaines. Ce superbe espace permet l’accrochage de nombreux grands formats (de 1987 à 1989), tout en préservant des salles plus intimistes dont l’une d’elles n’a pas manqué de retenir l’attention. Elle abrite une série de quatre peintures (Provisions pour Cimabue, 1987), inspirées par une Crucifixion du maître italien Cimabue, réalisée au XIIIe siècle. L’apport et la richesse de cette peinture savante religieuse se retrouve dans ces grandes compositions, allant de violets sombres à des jaunes très lumineux, dosés aussi précisément que les ors du peintre de Santa Croce. Le thème de la crucifixion a son importance, car il est bien différent de celui de la croix. En effet, même si les espaces divisés de la toile y font référence, ce n’est pas le sujet-croix qui a préoccupé Dominique Gauthier, mais le symbole de la crucifixion. Ces œuvres jamais montrées avaient été réalisées à partir d’un souvenir d’écrit de Willem de Kooning, lequel avouait avoir arrêté son désir de représentation des crucifixions car … il avait « trop mal » ! Anecdote qui a bouleversé Dominique Gauthier et a fait son propre chemin de peinture, peut-être en tant que « provisions » pour la rendre intemporelle. La gravité de ces pièces, leurs couleurs et leur géométrie insistent précisément sur la temporalité de l’œuvre.

Mandylion, Dominique Gauthier, 2017-2018.

Les Avant juste l’après et juste avant l’après ne commettent aucun imprévu. Chaque œuvre replacée dans sa temporalité montre sa tendance formelle et colorée traduite par une nouvelle abstraction. On comprend alors que le sujet-croix n’aurait sans doute pas pu rendre compte d’une telle densité symbolique, à cause de la restriction que la forme introduit. En revanche, la portée imaginaire de la crucifixion permet à l’artiste de déployer des matières, des couleurs, des espaces plastiques qui annoncent les développements beaucoup plus vifs et colorés, présents sur les cimaises voisines.
Sur la passerelle, une série de toiles carrées rassemble des bleus, des jaunes de Naples, des roses, des verts délicats au sein d’un cadre peint sur le pourtour de la toile, ce sont les Réponses ; celles, peut-être réservées aux doutes évoqués par Yves Michaud dans le catalogue qui accompagne les trois expositions. Mais ces peintures nous font penser aussi aux exercices critiques de Supports/Surfaces, où le cadre pouvait être considéré comme partie intégrante de la représentation. Dans le même temps, les « motifs » colorés en suspens dans leur surface de turquoise, de gris, imitent la centration du sujet de la peinture traditionnelle. L’ensemble est plein de surprises formelles, on passe devant les grandes toiles de part et d’autre de l’allée principale et des salles collatérales comme dans une cathédrale, et on peut avouer que cette peinture cultivée nous y conduit par une sorte d’espièglerie.

Grâce et jeux kitsch au Musée Rigaud

Détail de l’exposition Avant hier et Après demain, il Disegno interno, el Diseño Interior, au Musée Rigaud à Perpignan, Dominique Gauthier.

Le Musée Rigaud de Perpignan, qui abrite dans le même temps un audacieux face-à-face entre Rodin et Maillol, consacre son espace d’art contemporain au deuxième volet de l’exposition de Dominique Gauthier : Avant hier et Après demain, il Disegno interno, el Diseño Interior. Ici, l’artiste a installé de grands formats sobres et clairs d’une série quasi musicale, tant les lignes posées avec légèreté et rigueur ricochent entre elles, en partitions maîtrisées. Blancs, jaunes, gris glacés, autant d’accords de couleurs qui traduisent de grandes architectures, concentriques et aléatoires. Dominique Gauthier utilise depuis longtemps une machine à peindre, sa machine, et se rend de cette façon « siamois » de sa peinture. En effet, qu’il soit présent ou absent, la peinture s’écoule tranquillement à partir de petits sacs percés remplis de pigments qui tracent sur les toiles à plat et en dessous, de grands cercles calmes, aériens, superposés, ou bien des ellipses graciles épinglées sur des fonds pâles qui seront éventuellement repris, « ajustés » parfois, lors de son retour dans l’atelier.
Belle sobriété pour ces dialogues entre toiles que l’artiste a choisi de relier aussi à la collection permanente du musée.

Vue de l’exposition Avant hier et Après demain, il Disegno interno, el Diseño Interior, au Musée Rigaud à Perpignan, Dominique Gauthier.

Ainsi, l’exposition se complète par une station dans la salle du retable de la Trinité. Cette œuvre somptueuse du XVe siècle, exécutée par un maître anonyme ou dit de la Loge de mer, est une composition en mandorle dans sa partie supérieure, elle-même ourlée de phylactères en écritures gothiques, la partie basse plus détaillée renvoie à la loge de mer de l’époque. Dominique Gauthier a installé de part et d’autre du retable des toiles noires recouvertes de cercles d’argent, à l’image des séries d’Hostinatos réalisées entre 1990 et 2005. Cette proximité, si elle peut être choquante pour certains et provoquer une incise plutôt kitsch dans le repos de la salle, s’avère très juste pour la jubilation intellectuelle. La mandorle et les phylactères du retable s’allient avec les entrelacs argentés, en une Sainte Conversation d’un nouveau genre, soutenue par l’or gothique et l’argent alchimique. La cohérence de l’installation allume l’œuvre du passé telle une bougie bienveillante, en intégrant l’impossible brillance de l’argent ou du doré, ostracisée par l’art contemporain.
Un peu plus dérangeantes sont les œuvres accrochées au-dessus des vitrines. On comprend très vite l’intention d’une cohabitation contradictoire mais l’exposition conteste, oserons-nous dire, ce parti pris. L’horizontalité des toiles très claires est bienvenue en alignement de la vitrine, mais l’écrasement défini par ce « manque d’air » annule l’effet plastique de l’œuvre contemporaine. Cependant, Dominique Gauthier a le désir réjouissant de nous offrir ces mises en situation pertinentes en ce que, au-delà des proximités formelles, s’ajoute une facture de préciosité légitimant ses choix. Les correspondances entre les cercles, ellipses, entrelacs, accompagnent aussi la mandorle et ses détails, et créent une passerelle avec le XXIe siècle.

Entre clarté et lumière au Château de Jau

Provisions pour Cimabue, Dominique Gauthier, 1987-1989.

Enfin, le dernier lieu d’exposition, mais aussi le plus lumineux, est celui du Château de Jau, havre de calme et écran grand ouvert à la jonction du domaine viticole et de l’art à domicile ! Les rondeurs du vin accueillent celles de la peinture de Dominique Gauthier qui, ici encore, adopte le voisinage d’œuvres anciennes et plus récentes. Se mouvoir en cercles (et affoler la pensée) par la force du souvenir de quelque chose oubliée, tel est l’intitulé de la proposition. La grande perspective qu’offre la succession des pièces illustre d’une certaine façon la dynamique en spirale du travail de Gauthier. A la manière d’un oxymore, tel une paisible tornade, l’artiste entraîne dans son sillage, la peinture, l’écrit, l’histoire de l’art.… Outre les Hostinatos, Pneuma et autres Mandylion, il ne cesse d’interroger la peinture. Quelques petits formats travaillent les murs comme une orfèvrerie. A droite de l’escalier, de puissants croisements de jaunes et bruns affichent leur frontalité triomphante. L’un deux a fait l’objet de l’affiche. A gauche, et pour habiter cette très belle enfilade de salles spacieuses et claires, les Naturelles (2004), aux motifs en collier fermé de rouge, corail, turquoise et autres gris/jaune, s’enroulent et se détachent sur de sages fonds monochromes. L’accrochage témoigne de la volupté qui émane des œuvres. Volupté dans la légèreté des entrelacs, la vivacité des couleurs, dans la juxtaposition des formats où rien ne se heurte et au sein desquels n’apparaît que « luxe, calme… » ! A Jau, la clarté du lieu répond aux lumières de la peinture, les perspectives intérieures et extérieures ricochent sur l’architecture des toiles.

Provisions pour Cimabue, Dominique Gauthier, 1987-1989.

Ce que montre enfin ces trois expositions est un travail d’une grande culture picturale assortie d’une rigueur d’exécution qui, malgré la fonction aléatoire apparente, renvoie au hasard « travaillé », à ces accidents d’atelier sans cesse repris et maîtrisés. Il y a dans cette peinture ce que Sabine Dauré a si justement nommé un « rythme musical », non seulement à cause des titres – Operas, Oratorios, Hostinatos, Cantos –, mais aussi à cause des références à ce que nos anciens astronomes auraient appelé l’éther. Elle se traduit par cette manière de caractériser l’espace et le temps qui se sont écoulés depuis l’art médiéval jusqu’à l’atelier de Lavérune, en un fluide pictural continu, toujours différent et nourri de mythes grecs, de figures ou autre énigme cyclique. Il suffit d’y voir pour preuve la richesse des titres et des sources esthétiques, quelles que soient les périodes historiques, ce qu’Yves Michaud qualifie dans le catalogue de « peinture métaphysique ». Alors que le blanc et la lumière dominent au château de Jau, Dominique Gauthier y a trouvé une mandorle où piquer ses objets poétiques, vrais pléonasmes de sa peinture.

Dominique Gauthier.

Contacts : 
L’Autrefois d’à-Présent – Dominique Gauthier est à découvrir jusqu’au 22 septembre et se compose des trois expositions suivantes : Avant juste l’après et juste avant l’après, Après juste l’Avant et pour que rien ne soit de trop, au Centre d’art A cent mètres du centre du monde à Perpignan,  Avant hier et Après demain, il Disegno interno, el Diseño Interior, au Musée Rigaud à Perpignan.  Se mouvoir en cercles (et affoler la pensée) par la force du souvenir de quelque chose oubliée, au Château de Jau à Cases-de-Pène.
Le site de l’artiste : http://dominiquegauthier.net

Crédits photos :
Image d’ouverture : Provisions pour Cimabue (détail), 1987-1989 © Dominique Gauthier – Provisions pour Cimabue © Dominique Gauthier – Mandylion © Dominique Gauthier – Vues de l’exposition au Musée Rigaud © Dominique Gauthier, photo Pascale Marchesan / – Musée d’art Hyacinthe Rigaud – Provisions pour Cimabue © Dominique Gauthier – Provisions pour Cimabue © Dominique Gauthier – Portrait de Dominique Gauthier © Photo Pascale Marchesan

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