Des imaginaires en mouvement pour un avenir commun

La Ferme du Buisson, à Noisiel, accueille actuellement Des grains de poussière sur la mer, Sculpture contemporaine des Caraïbes françaises et d’Haïti, une exposition collective imaginée par la commissaire Arden Sherman pour la Hunter East Harlem Gallery du Hunter College, à New York, en 2018. Placées à proximité et en conversation directe les unes avec les autres, les œuvres forment un réseau d’idées autour du patrimoine, de l’histoire, de l’identité, du corps social et de la politique. A découvrir jusqu’au 29 janvier.

Les vingt-six artistes de l’exposition Des grains de poussière sur la mer, Sculpture contemporaine des Caraïbes françaises et d’Haïti sont les bâtisseurs d’un nouvel ordre géo-artistique. Leurs œuvres font autorité et amènent à une reconnaissance qui se situe au-delà des maux engendrés par l’Histoire, mais résonne dans l’histoire de l’art. Avec leurs contours contextualisés, elles sondent un passé assumé et proposent une projection dans un futur indemne de toute complainte. La curation se caractérise par une unité thématique ou géographique, à partir du territoire des Caraïbes françaises et d’Haïti. Il est question de l’expression d’une identité dévoilée par différents canaux et sous plusieurs formes hybrides, caractérisées par une remarquable maîtrise des formes et des techniques déployées (sculpture, installation, performance, peinture, dessin, vidéo, sérigraphie).
Discrètement, la commissaire d’exposition Arden Sherman propose une possible réparation via une démonstration qui s’inscrit dans la pensée d’Edouard Glissant et reprend les prismes de la Poétique de la relation, la Créolisation et la Mondialité. Glissant met en évidence la valeur de la diversité culturelle et promeut la création de nouveaux imaginaires, afin de consentir à chacun une expression entière et de construire un avenir. Pari repris par chacun des artistes, tous préoccupés par les interactions entre cultures différentes, et attentifs à proposer des solutions à la croisée des chemins pour un renforcement mutuel, s’opposant à toute forme de dissolution d’une culture dans l’autre. Explorant les thèmes de l’identité, de la diaspora et de l’histoire, ils utilisent leur art pour invalider les structures politiques et économiques qui ont contribué à la révocation de certaines communautés et expriment leurs expériences entrecroisées, « en mouvement », mêlant passé, présent et futur.
La scénographie sans artifice procure au regardeur une bonne approche des œuvres dans une atmosphère méditative ou contemplative. Les œuvres soulignent une érudition manifeste des artistes, autour des humanités, intégrant ainsi des valeurs complexes qui décryptent le contexte culturel et historique dans lequel ils évoluent. Les compétences sont plurielles et les œuvres contemporaines offrent un superbe renouvellement des styles comme des techniques du passé.
La commissaire chasse les préjugés avec brio. Elle soutient l’art d’un territoire qui n’est pas hors circuit et nous invite à découvrir « des œuvres conceptuelles, autoréflexives, donc contemporaines, qui se mêlent à l’histoire et aux origines ». L’exposition bat en brèche l’idée selon laquelle toute création non occidentale serait non académique. La porosité entre les disciplines artistiques et les humanités ouvrent de nouveaux paradigmes qui naviguent entre un nouvel ordre de la pensée et une appréciation du réel par-delà des préjugés. L’exposition met en scène plusieurs approches matérielles et conceptuelles qui témoignent des pratiques et des expressions de ce territoire. La sélection convoque la mémoire, l’émotion et une certaine conception du vivre ensemble et faire société.

Ronald Cyrille aka B.Bird, De dérives en îles, 2022, vue de l’exposition « Des grains de poussière sur la mer », La Ferme du Buisson, 2022-23. ©Photo Émile Ouroumov

Un choix d’œuvres, un discours
La traversée des œuvres et la personnalité des artistes expriment une vigilance contre l’oubli. Ainsi il est question d’immersion par la méditation et la transe chez Ricardo Ozier-Lafontaine et Jude Papalokoè. Des figures emblématiques comme l’artiste Joséphine Baker chez Jean-Marc Hunt ou la compositrice Carmen Brouard, dont la sonate Vaudouesque oubliée a été redécouverte par Gaëlle Choisne (Les amulettes et les trophées, l’huître, 2018). Tandis que Tabita Rezaire, avec Peaceful Warior guerrière au cœur calme, veut faire évoluer les consciences. Sa vidéo nichée dans une géode d’améthyste, pierre connue pour ses vertus apaisantes et curatives, relève de l’automédication décoloniale. Julie Bessard déploie des environnements autour de l’illusion, le mouvement et la lumière (Sans titre, pastel à l’huile et huile sur toile, 2022). L’œuvre présente des compositions frontales aux fortes tensions colorées où la rapidité du geste de l’artiste saisit l’instant, évoque l’envol, le souffle propre aux rythmes musicaux. Edouard Duval-Carrié propose, quant à lui, une œuvre d’inspiration haïtienne, Ogu Ferraille (fibre de verre teintée, 2005) alors que Ronald Cyrille aka B.Bird nous invite à découvrir Key Escape (2018) et Des dérives en îles. Installée sur la façade de la ferme du Buisson et produite par elle, cette peinture use des mythes, des contes et de l’histoire contemporaine avec son lot de souffrance liée aux migrations économiques et environnementales. Avec Toussaint Breda (sérigraphie numérique sur tissu, 2019), Raphaël Barontini mêle histoire de l’art, religion et culture populaire.

Tabita Rezaire, Peaceful Warior, 2015, vue de l’exposition « Des grains de poussière sur la mer », La Ferme du Buisson, 2022-23, courtesy de l’artiste et Goodman Gallery – South Africa, ©Photo Émile Ouroumov

De son côté, Jean-François Boclé propose une installation de sa série intitulée Ouragan caribéen. Trois ventilateurs font flotter des bandes de tissus colorés et des sacs en plastique rouge, noir, et vert. Couleurs du drapeau panafricain, mouvement militant dont la vocation est de renforcer les liens, et soutenir les minorités ethniques et la diaspora africaine, mais aussi de la Black star line, une compagnie de bateaux à vapeur fondée par l’activiste Marcus Garvey en 1919 pour créer une économie internationale noire et africaine. Métaphore des ouragans caribéens destructeurs, l’installation évoque le souffle de l’histoire de la diaspora africaine dans les Amériques capable de construire des hétérotopies (un lieu autre) en pleine fracture. Ainsi, Exorotic (2018) de Kenny Dunkan est composée de bidons d’essence dont les becs en posture phallique symbolisent une vague et évoquent la fétichisation du corps noir, la persistance des stéréotypes, l’exploitation des corps et l’impérialisme occidental.

Vladimir Cybil Charlier, Untitled (Guédé Mani), 2018, vue de l’exposition « Des grains de poussière sur la mer », La Ferme du Buisson, 2022-23, courtesy de l’artiste. ©Photo Émile Ouroumov

Pour Sans titre (Guédé Mani) (2018), Vladimir Cybil Charlier associe poétiquement son histoire personnelle à la mythologie haïtienne. Les bustes sur des boîtes de cigares, têtes ornées de lunettes, sont inspirés des esprits Guédé qui dans le culte vaudou représentent la mort et la fertilité. Esprits psychopompes, ils accompagnent les morts vers l’au-delà. De plus, les têtes ont été réalisées à partir de celle du frère trisomique de l’artiste, manière pour lui d’offrir une visibilité à un visage duquel le regard se détourne le plus souvent. Pour sa part, la plasticienne et designer, Kira Tippenhaeur s’attache dans la série Dambala (2020) au statut « dénaturé » des objets utilitaires volés lors de la colonisation, puis exposés dans les musées occidentaux. L’artiste met en valeur la diversité et l’hybridation des identités.

Une guérison collective pour un avenir commun
Une dynamique singulière surgit de cette exposition par son ancrage dans une contemporanéité incontestable. La traversée des œuvres et la personnalité des artistes expriment une vigilance contre l’oubli. Quant au commissariat de l’exposition, il déroule son sujet par une sélection qui décrypte le monde dans sa complexité, refusant toute représentation restrictive de l’expérience du mal et motivant la recherche dans le champ de l’art non occidental. Les mutations concourent à l’éclosion mémorielle des identités. Ces renouvellements de mentalités par le dévoilement et l’affirmation du lien entre complexité, plasticité et identité soulignent en quoi les êtres et les œuvres se conjuguent en une identité maintenue dans la différence et en une différence maintenue dans l’identité. Il en résulte une plasticité intermédiaire qui ambitionne de rénover nos regards.

Julie Bessard, Sans-titre, 2022, production Villa du Parc et Audry Liseron-Monfils, Driftwood That Is Equal to the Same Driftwood, 2018, vue de l’exposition « Des grains de poussière sur la mer », La Ferme du Buisson, 2022-23, Courtesy des artistes. ©Photo Émile Ouroumov

Contact> Des grains de poussière sur la mer, sculpture contemporaine des Caraïbes françaises et d’Haïti, jusqu’ au 29 janvier 2023, Ferme du Buisson, Noisiel.

Image d’ouverture> Vue de l’exposition Des grains de poussière sur la mer, La Ferme du Buisson, 2022-23, avec les œuvres de Yoan Sorin, Kenny Dunkan, Adler Guerrier, Audry Liseron-Monfils, Julie Bessard, Raphaël Barontini et Kira Tippenhauer. ©Photo Émile Ouroumov

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