Les délices de MacDonald ou l’alchimie des rêves

Damien Mac Donald

Jusqu’au 22 avril, l’artiste Damien MacDonald et la galerie 24 B à Paris rendent hommage à Jérôme Bosch. Dans l’ancienne crypte de l’église Saint Roch, 500 dessins en noir et blanc tracés à l’encre de chine honorent les murs : autant d’énigmes à déchiffrer, de rêves ou de cauchemars à chevaucher pour accéder aux délices. A moins que ce ne soit les clefs d’entrée – par l’eau, la terre, le feu, ou le vent –, des vortex qui nous rapprochent du peintre flamand, disparu, il y a 500 ans ? Pendant près d’un an, Damien MacDonald s’est laissé surprendre, habiter, envahir par le dessin qui s’impose à lui, sous l’influence du maître, auquel son trait, ne tente nullement de ressembler.

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Les délices (série), Damien MacDonald.

De Bosch on retiendra son regard sur le monde, l’idée de la luxure – bien sûr –, et celle du jardin dans lequel s’active tout un bestiaire fantastique. Mais la plume de MacDonald trempe autant dans l’encre psychanalytique et l’humour surréaliste du cartooniste américain Bernard (Hap) Kliban (1935-1990) que dans l’onirisme de Moebius (Jean Giraud, 1938-2012) et la poésie du personnage de Starwatcher, survolant cités médiévales et mondes futuristes sur le dos d’un ptérodactyle… L’artiste revendique aisément ses pères, mais n’appartient à aucune chapelle. Ses fictions psychédéliques s’inspirent de toutes les mythologies, des fables indiennes à la BD et contes d’anticipation nippons. Ses dessins exacerbent nos démons et nos peurs et se moquent de nos singularités programmées. Mais les visions du poète se font aussi douces rêveries, qui voyagent dans l’inconscient de nos cerveaux débridés et font ressurgir de joyeuses orgies. Elles sont autant de pieds de nez à l’adversité et à la violence qui s’immisce dans toute la société, libérant ainsi les désirs refoulés de nos âmes interconnectées. L’artiste accouple avec drôlerie les genres et les espèces, initiant de luxuriants scenarii au regard de la bienséance et d’une sensualité que nous avions perdue dans la spirale de nos blessures contemporaines et de l’infernale mobilisation du moi.

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Les délices (série), Damien MacDonald.

Chez Damien MacDonald point de cynisme : sexe et spiritualité exultent dans une étrange et naturelle alchimie. L’artiste traverse les replis du temps, pour mieux nous guérir, pour nous exhorter à créer… et à rêver aussi ! Car, selon lui, « le rêve est déjà une forme de résistance » ! Il conçoit donc un jeu, sleepwatcher, un jeu de cartes (édité aux éditions Sun/Sun en 2015), dont on peut glisser un arcane sous son oreiller afin d’en recevoir un rêve. Son ami et sculpteur Tunga (1952-2016) dit un jour de lui qu’il était un artiste « extemporain » ; MacDonald en rapporte l’anecdote dans un livre (Art Extemporain, EBL collection Implicite, 2016), un essai dans lequel l’auteur développe une pensée personnelle complexe qui met en exergue les contradictions humaines, la violence et la paranoïa qui se sont emparés du siècle. Quand il ne dessine pas, il réunit d’autres artistes ou écrit des pièces de théâtre, dont la dernière, Hypnos Rex, se joue actuellement près de Montpellier (1). Né à Londres en 1979, diplômé en histoire de l’art et en philosophie, l’auteur, illustrateur et dramaturge est aussi le directeur artistique de la Fondation Mindscape qui prône le décloisonnement des arts et des sciences et qui mécène des dispositifs culturels, artistiques et littéraires. Il a accepté de se prêter avec nous au Jeu des mots.

Délices

« Les délices, c’est le titre de l’exposition actuelle en hommage à Jérôme Bosch. C’était l’occasion de dessiner 500 dessins pour les 500 ans qui se sont déroulés depuis sa mort. J’ai choisi ce terme, car il me semble aux antipodes du côté mortifère d’une grande partie de la création actuelle. Accepter d’être du côté de la vitalité et de la joie de vivre me paraît crucial. Malgré ses démons, Jérôme Bosch est un peintre truculent et drôle. J’aime cette manière sincère de traiter du monde. On ne sent pas une once de sadisme dans sa peinture. Pourtant il peint les horreurs du monde tout autant que les danses orgiaques. J’aimerais, à ma mesure, élaborer des délices. »

Rêver

« Le rêve est mon principal matériau, qu’il s’agisse de rêves éveillés, de rêves induits, de rêves piratés… C’est d’ailleurs le lien principal entre les différents pans de mon travail. L’objectif est double. Tout d’abord, il s’agit de créer des passerelles entre les rêves et les rêveurs. J’aime beaucoup cette idée de Tom Waits qui chante que dans une chambre d’hôtel on récupère les rêves des clients précédents. Je crois que nous pouvons nous retrouver, nous croiser et communiquer dans le domaine du rêve. Mais une autre logique onirique s’impose aussi, la lutte contre les cauchemars sociétaux qui sont nés ces dernières années. Ces peurs paniques qui circulent dans l’inconscient collectif sont issues de ce que je nommerais (faute de mieux) la Snuff-politique actuelle. La résistance actuelle nécessite un grand nombre de rêveurs. »

Damien Mac Donald
Les délices (série), Damien MacDonald.
Mac Donald
Les délices (série), Damien MacDonald.

Désir

« Il existe un court traité alchimique parfois attribué à Efferarius Monachus, parfois à Nicolas Flamel. Son nom me plaît particulièrement : Le désir désiré. L’objectif des transmutations est d’atteindre l’hermaphrodite : l’enfant d’Hermès et d’Aphrodite. Je pense que l’avenir de l’humanité résidera en une forme de bisexualité assumée. Ce n’est pas toujours facile de traiter du désir dans l’art actuel. Car nous subissons les publicitaires qui abusent des corps et les pornographes qui vendent leurs drogues. Du coup le peuple se réfugie dans un nouvel ordre moral, triste et peine-à-jouir, qui crée le succès des monnayeurs de rencontres numériques. Alors, quand les artistes s’impliquent, ils doivent faire face à ce marasme. C’est hélas souvent pour provoquer. Pour ma part, je ne cherche ni le scandale, ni le détournement. Je voudrais idéalement parler du “désir désiré”, appeler à une ère de l’orgie lucide. Le chemin de la véritable libération sexuelle me semble encore très long. »

Fiction

« C’est un peu un truisme, mais c’est la manière dont nous nous racontons le monde qui nous permet de le construire et d’y vivre. Nous manquons d’œuvres qui soient des récits-mondes. Le manque est tel qu’il aggrave le nihilisme et l’ultra-violence. Je suis absolument persuadé que des œuvres intègres sont la meilleure barrière contres les intégrismes de tout crin. Le poète Edouard Glissant parlait du “Tout-Monde” et mettait en place une pensée en archipels. Je rêve aussi, dans le dessin tout comme dans l’écriture, de tisser ainsi des fictions à la mesure de la complexité de nos interconnexions. »

Mac Donald
Les délices (série), Damien MacDonald.
Mac Donald
Les délices (série), Damien MacDonald.

Extemporain

« L’Art Extemporain est le titre d’un livre que j’ai écrit cet automne. Son sous-titre est Ecologie et économie de l’underground. Il est né d’une envie de se distinguer de la production dite “d’art contemporain”. Je n’avais toutefois pas envie de faire un pamphlet, car il existe un grand nombre d’ouvrages très acerbes sur le sujet qui tirent à boulet rouge sur des individus. C’est un genre qui m’ennuie. La gabegie est si évidente, qu’il n’est pas forcément nécessaire d’accentuer notre nausée. J’avais au contraire envie d’imaginer des solutions aux problèmes drastiques que notre société affronte, et tenter à ma manière de désamorcer la négativité. J’ai souvent la sensation qu’en tant qu’artistes nous nous réfugions derrière des barrières de concepts, d’abstraction ou de colère. L’idée d’un “art extemporain”, c’est l’inverse. Un rêve collectif, connecté, symbolique, qui travaille sur les nouvelles synchronicités. Etre extemporain, c’est une manière de vouloir rassembler des individus qui ne se voilent pas la face sur la violence environnante et qui ont, par conséquent, envie de mettre une énergie considérable dans la création. Je ne crois pas aux logiques guerrières, d’avant-garde, de progrès. J’ai pourtant espoir que les nouvelles technologies permettent de mettre en œuvre un autre “nous”. En changeant ainsi le paradigme, les manières que nous avons de “raconter” le monde pourraient muter. Peut-être aurons nous ainsi une chance de contrer la vague de violence qui se prépare. Et pour cela, il me semble que les meilleures réponses au désœuvrement, ce sont toujours les œuvres.

Médium

« Dans L’Art Extemporain, j’ai tenté de parler de la question médiumnique. Pardon de me citer moi-même, mais j’y dis ce qui suit : “L’artiste fonctionne comme un médium”. En tout cas, il faut le lui souhaiter. Sinon, il devient le simple jouet d’un pluriel douteux et numérique : les médias. Dans une allocution présentée à la Convention Fédérale des Arts à Houston au Texas, en 1957, Marcel Duchamp a élégamment défendu cette nécessité de devenir médium. Avec son accent français à couper au couteau, il livra dans un anglais très élégant un texte émaillé de citations de T.S. Eliott. Il définit ainsi sa position : “Il apparaît clairement que l’artiste agit comme un être médiumnique qui, dans un labyrinthe hors espace-temps, cherche à sortir vers une éclaircie.” »

Les délices (série), Damien Mac Donald.
Les délices (série), Damien MacDonald.
Mac Donald
Les délices (série), Damien MacDonald.

Utøya

« Toujours dans ce même livre, j’ai tenté de définir de manière succincte la forme psychologique que prend la paranoïa contemporaine. Je l’ai baptisée le syndrome d’Utøya, en référence au funeste Breivik qui a sévi dans l’île du même nom. Cette analyse me permet de montrer les similitudes des extrémismes contemporains qui s’affrontent, et de tenter d’inventer des issues. »

Transhumanisme

« Le dessin et l’écriture, mes deux passions, sont des arts manuels. Ce sont des activités qui remontent aux prémices de l’histoire humaine. J’ai, en plus, une passion pour le noir et blanc. Ainsi pour un spectateur distrait, mon art pourrait sembler assez passéiste. Pourtant, mes dessins sont souvent issus de réflexions sur les nanotechnologies, les cyborgs, le transhumanisme, la position des hackers, l’hybridation des corps… Je ne crois pas que pour avoir un discours sérieux sur la modernité il soit nécessaire de créer avec les nouveaux outils technologiques. J’aurais même tendance à croire que les installations et les dispositifs lourdement high-tech vieillissent mal et caricaturent notre situation. C’est à mon humble avis une particularité française d’avoir ignoré la question transhumaniste jusqu’à ce qu’elle soit partout. Je crois que le fantasme de singularité qu’incarne le transhumanisme est en grande partie responsable de l’actuelle paranoïa globalitaire. Le livre de Julian Assange qui se nomme Underground (2) est fascinant. En anglais, il est sous-titré Tales of Hacking, Madness and Obsession on the Electronic Frontier (Contes sur le piratage, la folie et l’obsession de la frontière électronique). Cette idée que la frontière électronique est liée à la notion même de santé mentale me paraît essentielle. Tant de personnes semblent surprises par notre génération. Mais nous n’avions pas dix ans lorsque sont arrivés les premiers Ataris et les livres pour apprendre à coder en Basic. Il n’est tout de même pas si surprenant que la sexualité, la politique et la cognition elle-même ne soient plus vécues de la même manière. Pour résumer ma position sur le transhumanisme, je trouve naïf de croire que nous puissions déjà aller au delà de l’humain, alors que nous avons beaucoup de mal à être simplement humains. »

Les délices (série), Damien Mac Donald.
Les délices (série), Damien MacDonald.
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Les délices (série), Damien MacDonald.

Invisible

« Il est difficile de résumer mon rapport à l’invisible en quelques phrases. De plus d’une manière, c’est une préoccupation centrale dans mes recherches. Grâce à la Fondation Mindscape, placée sous l’égide de la Fondation de France, j’ai tenté d’aborder la question avec l’exposition Dessiner l’Invisible, ce qui nous a amené à réunir soixante neuf artistes et à mettre en place un catalogue de 700 pages. L’exposition Les délices est née au même endroit que cette exposition Dessiner l’Invisible, dont j’ai été le commissaire : à la galerie 24b. Ce lieu, chargé de signifiant, est d’ailleurs classé monument historique. L’espace implique assez naturellement un dialogue avec le passé lointain, sous la forme la plus actuelle possible. Ce n’est pas anodin, à l’époque où notre monde a succombé à l’esthétique white cube, d’exposer dans une ancienne crypte de l’église Saint Roch. Cette église est connue depuis des siècles comme la “paroisse des artistes” et elle était à l’épicentre de la révolution française, car le club des Jacobins et celui des Feuillants se trouvaient à deux pas. Le voisinage conjoint de la révolte et de la foi me paraît porteur. La phrase qui me sert de point de départ est de René Daumal : “La porte de l’invisible est nécessairement visible”. »

Théâtre

« En travaillant l’écriture et le dessin par le truchement de la fiction, cela me permet d’aborder plusieurs formes d’expression. Le théâtre en fait partie. J’ai eu la chance d’avoir plusieurs pièces de théâtre jouées. En ce moment, mon énergie est concentrée sur la création d’un de mes textes qui s’intitule HYPNOS REX. Il s’agit d’un dialogue post-mortem entre la Tsarine Alexandra Fiodorovna et Grigori Raspoutine. La pièce est mise en scène par Razerka Ben Sadia-Lavant. On y voit Valentine Catzéflis dans le rôle de la Tsarine et Denis Lavant dans celui de Raspoutine. Les premières répétitions ont eu lieu dans le cadre de l’exposition Les délices. Les personnes présentes ont toutes souligné que les dessins semblaient prendre la parole à travers les personnages. Depuis les premières peintures pariétales, et les rituels qui les entouraient, nous inventons sans cesse des manières différentes de dire la même chose… »

(1) La pièce de Damien MacDonald Hypnos Rex est mise en scène par Razerka Ben Sadia-Lavant, interprétée par Denis Lavant et Valentine Catzéflis. La première étape de création a été montrée au théâtre Jacques Coeur de la ville de Lattes, en mars 2017.
(2) Co-écrit avec la journaliste Suelette Dreyfus, Underground est paru en 1997 aux éditions des Equateurs.

Contacts

Les Délices, 500 dessins pour les 500 ans de Jérôme Bosch, jusqu’au 22 avril à la galerie 24 B. La galerie est ouverte du jeudi au samedi de 14h à 19h.
Les sites de Damien MacDonald  et de la Fondation Mindscape.

Crédits photos

Tous les dessins (celui d’ouverture a été recadré) sont des extraits de la série Les délices © Damien MacDonald, courtesy galerie 24B

Retrouvez Damien MacDonald sur le site Gallery Locator.

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