« La soi-disant bonne peinture est comme une parade de penseurs intelligents. Je suis content d’être en dehors de ça. Traitez-moi de cinglé si vous voulez (1). » La citation de Peter Saul est écrite sur le mur du très bel espace central des Abattoirs. Elle met dans le bain d’une exposition haute en couleurs et propos détonants : Pop, Funk, Bad Painting and More propose de découvrir quelque 90 œuvres et un ensemble de documents d’archives qui retracent le parcours de l’artiste américain, de la fin des années 1950, durant lesquelles il s’emparait des super-héros et autres personnages de comics, à aujourd’hui où, toujours irrévérencieux, il revisite l’histoire de l’art. Au centre d’art toulousain, le visiteur n’a aucun risque de s’ennuyer. A découvrir jusqu’au 26 janvier 2020.
Comment définir Peter Saul en une phrase ? Essai : peintre hors-normes dont l’anti-conformisme n’a d’équivalent que l’envie de peindre. Il est de ceux qui ne renoncent jamais à s’exprimer au plus près de leurs intérêts, tant plastiques que politiques. Inlassable observateur de la société américaine, il manie depuis quelque soixante années un pinceau trempé dans la nitroglycérine. Ses toiles, d’une facture classique, sont d’une contemporanéité terrible. Cette manière très pop – le mot est lâché – d’user de la couleur rend sa peinture immanquablement attrayante quand les formes surabondantes et irréelles distillent un sentiment d’étrangeté. De loin, la peinture de Saul pourrait faire sourire les enfants, de près elle effraie même les adultes. Il y a, dans cette jubilation à décrire les folies de la société, une volonté de conserver les yeux ouverts, tout en tenant à distance et en détournant un monde fou depuis longtemps. L’artiste n’est pas un moraliste, mais un chroniqueur bizarrement éclairé qui, jour après jour, jusqu’à aujourd’hui, révèle sa vision tendrement apocalyptique du monde.
Peter Saul arrive dans la nef des Abattoirs en chemisette bleue à manches courtes et pantalon marron. A 85 ans, le peintre dégage la vitalité que son travail laisse transparaître. Souriant, il accepte sans aucune fatuité les compliments et remerciements de circonstance. Il écoute et se raconte avec humour. Aux Etats-Unis, la joke est un sport national. L’homme est tranquille, car jamais il ne pourra dire les choses avec autant d’intensité et de violence que dans ses toiles. Derrière lui, The Alamo (1990) assure l’ambiance : des canons tirent à jet continu. Leurs boulets viennent démembrer, exploser, ventiler… les membres et les têtes ! Ils emportent dans leur course jubilatoire un œil par ici, un bras par-là et font jaillir le sang à gros bouillon du crâne de Davy Crockett. Le héros populaire au regard abruti est ainsi rectifié sans plus de cérémonie. La peinture de Saul n’est pas complaisante. Elle tonne et détone.
Le parcours chronologique de l’exposition entraîne le visiteur de la fin des années 1950 à aujourd’hui. Cinq salles se succèdent – « Un Pop US à Paris », « Funk », « Bad Painting », « Le Musée de Peter Saul » et « And More » – et offrent une sélection d’œuvres emblématiques de chaque période relatée. En plus des cartels habituels, d’autres d’un format plus important s’adressent aux enfants, leur donne repères et explications. Le premier s’attache à faire comprendre le titre de l’exposition, Pop, Funk, Bad Painting and More : « Il est en anglais car Peter Saul est un artiste américain. C’est une énumération de différents mouvements artistiques auxquels il a été associé. Peter Saul veut rester libre dans sa création et ne souhaite appartenir à aucun mouvement. Ce sont les critiques d’art qui l’ont progressivement rattaché au Pop Art, au Funk, au Bad Painting et à d’autres mouvements. » Sont alors divulguées des informations relatives à l’histoire de l’artiste et à son œuvre tandis qu’au mur, les toiles narrent l’évolution de sa peinture.
Après des études à la Washington University School of Fine Arts, Peter Saul s’installe dès 1958 à Paris, bien décidé à établir son style – il rentrera aux Etats-Unis en 1965. L’époque révère l’expressionnisme abstrait. Il part de là, mais décide rapidement d’introduire un sujet à ses compositions à travers la représentation d’objets – voiture, hamburger, chapeau, cornet de glace – puis de personnages – Mickey, Donald, The Mole, Pruneface… Dès lors, chaque tableau raconte une histoire. L’artiste prend à contre-pied les marottes de son temps et en fait une devise : son œuvre ne suivra jamais un cours suggéré par d’autres. Peu importe les tendances lourdes du marché de l’art, les opinions des critiques et le regard des institutions artistiques, Peter Saul se décide libre. « Pour je ne sais quelle raison, les artistes “sérieux” ne racontaient pas d’histoires en 1958. Peut-être étaient-ils tous sous l’influence de Cézanne ou peut-être qu’ils n’avaient pas d’histoire ou pas de forme pour la raconter dans leurs tableaux. Quand j’y repense aujourd’hui, en 2018, je me dis, lorsque je découvre une de ces “règles”, que les bons artistes ont tendance à suivre, que je suis très, très chanceux, et je me mets tout de suite au travail pour enfreindre la règle, si je peux (2) », explique le peintre.
Son écriture comme sa peinture se déploient sans se soucier du jugement des autres. Saul ne cherche pas à faire bien. Il cherche à intéresser son public. Les sujets viennent à lui et la toile dicte sa loi. Si son œuvre colle à l’époque et ses préoccupations, c’est qu’elle est influencée par les images produites par le monde, toutes les images, qu’elles soient nées de l’actualité ou de l’histoire. « Je vais devoir plaider coupable pour avoir peint des tableaux de guerre, comme celle du Vietnam, des gens célèbres, comme Angela Davis et Clement Greenberg, ainsi que beaucoup d’autres choses de manière inconvenante sur le plan émotionnel, en fait un “tissu de mensonges” (3) », a-t-il écrit en juillet dernier. Il est vrai que l’œil tente a priori de recoller les morceaux d’une histoire « vraie » ou du moins qui lui est familière. Il reconnaît des hommes politiques, identifie des lieux, aligne des repères. Puis s’adonne à des associations et interprétations de toutes sortes.
Dans un paysage montagneux et ciel bleu, des femmes préhistoriques – c’est le titre du tableau qui l’indique : Prehistoric Women, 1992 – règlent leurs comptes. Leurs casques – dont un exemplaire ressemble étrangement à une théière – et leurs armes d’inspiration nordique viennent se heurter à une végétation luxuriante de palmiers. Les corps musculeux et les faciès porcins rendent grotesque autant qu’amusant le tableau. Le sang qui gicle vient pimenter encore cette mythologie tous azimuts. Ne reconnaît-on pas la traditionnelle amputation d’un sein pratiquée par les Amazones pour mieux pouvoir tirer à l’arc ? Ne serait-on pas en présence de quelques Normandes venues s’installer en Sicile ? Tout est improbable. Dans son effort de rationalisation, l’esprit sent bien qu’il suit la mauvaise piste. Ce peintre, qu’il a probablement rangé trop rapidement dans la case « violent critique de la société américaine passée et présente », se détache de toute étiquette, toile après toile. Pourquoi vouloir à tout prix rendre crédible la vision artistique ? Ouf ! Délivré de cette insupportable besoin de tout comprendre, de faire le savant – voir Art Appreciation, 2016 –, il se laisse glisser le long des formes à l’inventivité sans bornes, envahir par cette manière si singulière de toucher la toile avec des couleurs, pénétrer par la truculente facétie de Peter Saul. S’adonnant ainsi avec ferveur à la joie de la curiosité et de l’étonnement.
(1) Peter Saul by Saul Ostrow, BOMB, n° 104, 2008, traduction de l’auteur.
(2) Extrait d’un texte de Peter Saul reproduit dans le superbe et très intéressant catalogue de l’exposition Pop, Funk, Bad Panting and More, sous la direction d’Annabelle Ténèze, assistée de Julien Michel, p. 25.
(3) Extrait du catalogue, p. 209.