Christian Berst : « L’art brut est au cœur et non à la marge »

La galerie Christian Berst fête ses 15 ans aujourd’hui ! Pour l’occasion, elle investit un nouvel espace, The Bridge. De l’autre côté du passage des Gravilliers, les amateurs d’art brut pourront désormais découvrir des cartes blanches offertes à des commissaires d’exposition souhaitant initier un dialogue entre ce périmètre de la création et d’autres. Ainsi l’art contemporain comme ancien viendra confronter ses formes à celles des artistes de l’art brut. Si de nombreux échanges sont prévus, il faut signaler également la refonte du site internet de la galerie. Loin de n’agir que sur l’esthétique ou l’ergonomie, Christian Berst a voulu que cet outil de communication devienne un véritable fonds de documentation, à la fois sur tous les événements qu’il a initié depuis quinze ans mais également sur les artistes qu’il représente. Un travail colossal et toujours en cours qui vient compléter la collection d’ouvrages publiés par la galerie. En ce jour anniversaire, est également inaugurée une nouvelle exposition. Le fétichiste, anatomie d’une mythologie reflète l’histoire d’un fonds photographique anonyme constitué de centaines de tirages amateurs, réalisés entre 1996 et 2006. Comme en témoignent ces quelques annonces, l’énergie de Christian Berst est exponentielle. Faire découvrir et défendre une certaine idée de l’art brut est une mission à laquelle il ne déroge jamais et qu’ArtsHebdoMédias souhaite mettre en lumière.

Christian Berst dans sa galerie.

A l’école maternelle, ses dessins étaient punaisés aux murs de la classe et certains ronéotypés pour illustrer des poèmes. Christian Berst entretient avec la création un rapport intime forgé par cette expérience où la question de l’expression et celle de l’exposition sont intimement liées. Créée en 2005, sa galerie est le pas de tir d’une certaine définition de l’art brut venant ébranler les bases jetées par Dubuffet au milieu du XXe siècle et cristallisées à bien des endroits isolant l’art brut du reste de la création. Son but n’est pas simplement de faire découvrir des œuvres méconnues mais de conduire à leur prise en compte par l’histoire de l’art. Ainsi, les expositions ne sont que la partie la plus visible du dispositif de (re)connaissance de l’art brut entrepris par Christian Berst. Absolument convaincu qu’il ne s’agit pas seulement d’affirmer mais qu’il faut démontrer, par l’ouverture et par l’échange, il a multiplié depuis quinze ans les initiatives : publications, tables rondes, conférences mais aussi prêts d’œuvres à des galeries ou à des musées (quelque 200 pièces cette année) en France et à l’international.
Christian Berst grandit en Alsace dans un milieu éloigné de la culture élitaire. Très tôt, il cultive un goût pour la littérature, qui au fil de l’adolescence le pousse à lâcher le dessin au détriment de l’écriture. Déterminé à ne suivre que ses centres d’intérêt, l’élève n’hésite pas à s’inventer un programme bousculant gentiment ses résultats scolaires et faisant déjà montre d’un esprit libre. En terminale, il décide de boycotter le bac et d’aller travailler à l’usine poussé toujours par cette même volonté de comprendre par l’expérience les choses de la vie. Encartée nulle part, sa conscience politique le guide et lui fait lire bon nombre d’essais. L’écriture ponctue ses semaines et seul l’appel du service militaire l’oblige à changer de perspective. C’est ainsi qu’il débarque pour deux ans de service civil dans le centre socio-culturel du quartier de la Pierre-Collinet, à Meaux. Pour le jeune alsacien, l’exotisme des lieux est suprême. 93 ethnies et nationalités différentes se partagent le paysage. Au foyer de jeunes travailleurs où il loge, il découvre une nouvelle réalité sociale, celle des saisonniers, des employés et cadres moyens au statut précaire, mais aussi une population échouée là depuis parfois plus de 10 ans. A 21 ans, il assure une mission de service public et son écriture demeure poétique.
Son poste relevant du Ministère des affaires sociales, le jeune homme est appelé à terminer son temps à l’administration centrale. Le voilà parisien, avenue de Ségur, et travaillant à la direction de la communication. Il y restera finalement 6 ans. Années durant lesquelles, il développe un fonds audiovisuel sur des sujets comme la toxicomanie, l’enfance maltraitée, le sida, les femmes battues… Parallèlement, Christian Berst poursuit ses lectures. Alors qu’il développe un intérêt particulier pour la Mésopotamie ancienne, il tombe sur un ouvrage consacré à Adolf Wölfli. L’œuvre de cette figure emblématique de l’art brut l’intrigue et le lance dans une véritable enquête. Les écrits de Dubuffet lui reviennent en mémoire. Mais la collection L’imaginaire de Gallimard n’a pas d’images. Il les cherche dans des ouvrages d’histoire de l’art mais n’y trouve rien. Le constat l’afflige. Un jour, il y remédiera.
Pour l’heure, ses moments de liberté servent à recenser les sites littéraires francophones. Nous sommes au milieu des années 1990 et l’Internet est une terra incognita à explorer. Il quitte le ministère et bientôt rencontre Françoise Nyssen et Jean-Paul Capitani qui cherchent quelqu’un connaissant à la fois le web et la littérature. Tous deux lui demandent de réfléchir à un site qui soit une sorte de magazine littéraire. Très vite naît l’idée de permettre aux internautes l’acquisition en ligne des livres chroniqués. Idée qui se matérialise alors avec Chapitre, première librairie en ligne au monde offrant à la fois les livres neufs et d’occasion ! L’aventure est folle et amusante mais Christian Berst a d’autres aspirations. Notamment celle de créer une maison d’édition dans laquelle il pourra développer une collection consacrée à l’art brut. Le projet va heureusement déraper. Et qui mieux que son principal protagoniste pour nous le raconter…

Sans titre, Dan Miller, 2013.

ArtsHebdoMédias. – L’art brut est entré dans votre vie à travers un livre consacré à Adolf Wölfli. Qu’est-ce que cette découverte a déclenché ?

Christian Berst. – Comme pour la Mésopotamie ancienne, j’ai commencé par me constituer une bibliothèque. Puis j’ai entretenu une correspondance avec quelques figures qui faisaient autorité dans le milieu de l’art brut, en France et à l’étranger. A force de lectures, je suis devenu un amateur plutôt éclairé qui avait envie d’apporter sa contribution. Il y avait d’un côté les ultra-orthodoxes de l’art brut qui étaient dans la filiation de Dubuffet et donc qui ne pouvaient pas penser cet art autrement qu’en opposition à ce que ce dernier appelait l’« art culturel », ce qui me semblait être une démarche vraiment limitée. De l’autre, le monde de l’art contemporain, qui considérait l’art brut comme la chose de Dubuffet et donc ne se sentait pas concerné par le sujet. Ce constat m’a donné envie d’agir. Pour que vous compreniez ma position, il faut que je vous raconte une parabole que j’aime beaucoup. Lors d’un incendie, pendant que les animaux de la forêt fuyaient, un tamanoir observa le manège d’un colibri qui en boucle prélevait quelques gouttes d’eau d’une flaque et les jetait dans le feu. Alors que le tamanoir l’exhortait à fuir au prétexte que son action ne pourrait jamais circonscrire à elle seule le désastre, le petit oiseau lui répondit : « Je fais ma part ». Je me suis senti colibri et me suis dit que j’allais moi aussi faire ma part.

Au départ, c’est à travers les livres que vous comptiez opérer…

Oui, parce que c’était naturel, c’était mon univers. Je ne viens pas du milieu de l’art et à ce moment-là, je n’avais que très peu de connexions avec lui, excepté avec les gens qui s’intéressaient à l’art brut. L’idée était donc de créer une maison d’édition spécialisée. Mais un concours de circonstances a permis que je m’installe dans un espace près de Bastille. Il était beaucoup trop grand pour ce que je voulais faire. Quelques amis m’ont alors incité à profiter de ce rez-de-chaussée pour organiser des accrochages. C’était en 2004. J’ai tout de suite senti l’engouement des visiteurs pour ces expositions, alors même qu’elles étaient un peu bricolées ! Je devais prendre une décision : arrêter ou professionnaliser cette activité. Ce qui m’obligerait à apprendre un nouveau métier. J’ai eu confiance en ma force de travail.

La galerie Christian, côté librairie.

A cette période, vous aviez déjà publié une chronologie de l’art brut, de l’« art des fous » du XIXe siècle à nos jours. Mais cette expertise ne faisait pas de vous un galeriste pour autant. Qu’avez-vous appris ?

Effectivement, même si j’avais déjà un petit réseau, cela ne suffisait pas pour se proclamer galeriste. En premier lieu, il m’a fallu me débarrasser de quelques a priori. Probablement contaminé par les gens de l’art brut, je considérais comme plus ou moins infamant l’emprise du marché sur cet art. J’étais sensible à ce discours et l’idée de monnayer de l’art brut me gênait même si l’argent gagné devait permettre de le valoriser, de le promouvoir, de financer des livres… Au fil du temps, cette activité marchande est devenue très valorisante car elle a permis aux artistes de sortir de cette image de gens à la marge, que la société, comme leur entourage, généralement leur renvoient. Tout à coup, non seulement ils ont été exposés à l’acclamation de la collectivité mais encore transformés en acteurs socio-économiques. Certains gagnant grâce à leurs œuvres plus d’argent que leur père, mère, frère… A travers cette réussite matérielle s’opérait également un changement de regard. C’est évidemment ce qui est le plus important et me touche le plus. Mettre en avant leur travail, changer du tout au tout leur existence, pour certaines difficiles et précaires, je n’aurais jamais pu le faire d’une autre manière.

Qu’est-ce que ce métier vous a appris sur l’art brut ?

J’ai d’abord appris à m’émanciper de Dubuffet, figure dominante, tutélaire, écrasante, et de sa conception ultra clivante de l’art brut fondée sur l’exemption de culture. Sa posture est celle d’un grand bourgeois, qui possède une culture savante et entretient, tout en s’en défendant, une forme de condescendance pour la culture populaire. Cette vision de l’art brut est une fadaise dont Dubuffet s’est d’ailleurs repentie à la fin de sa vie. Ce qu’il faut retenir néanmoins de son action, c’est la volonté qu’il a eu de définir, de mettre un nom sur ce champ spécifique de la création. Mais toute définition, aussi nécessaire soit-elle, appelle à être dépassée. Ce qui n’est jamais chose aisée.

Sans Titre, Lubos Plny, 2012.

Comment vous êtes-vous émancipé ?

Je découvrais des œuvres qui étaient en contradiction avec la doxa de l’art brut, sans pouvoir objectivement les identifier à autre chose. J’ai donc décidé de les exposer, quand bien même cela aurait été urticant. Cette attitude m’a conduit à montrer des pièces qui parfois, en surface, pouvaient laisser le sentiment, désagréable pour certains, d’avoir une connivence formelle avec l’art contemporain. Cet état de fait m’a obligé à comprendre par l’écriture et aussi par la lecture d’autres penseurs que ceux de l’art brut. Les catalogues de la galerie ont alors fait appel à des non spécialistes d’art brut de manière à mettre en avant un regard neuf. Regard avec lequel je n’étais d’ailleurs pas forcément d’accord mais qui toujours était fécond. Je me reconnais au moins autant dans la conception de l’art d’Harald Szeemann que dans celle de Dubuffet. En effet, la notion de mythologie individuelle telle que donnée à voir par le premier lors de la Documenta, à Cassel en 1972, me paraît, au moins aussi importante que les textes théoriques du second. Provoquer un ensemencement mutuel demeure la ligne directrice de mes actions.

Pouvez-vous nous citer des artistes qui ont participé à votre réflexion ?

Il y en a un grand nombre mais pour n’en citer que quelques-uns, je vous parlerais volontiers de Josef Hofer, car c’est quelqu’un que j’accompagne depuis très longtemps et qui fait partie de l’histoire de la galerie. Il y a évidemment Dan Miller, qui figurait à la Biennale de Venise de Christine Macel et qui a été acheté par le Centre Pompidou. Comme Lubos Plny d’ailleurs. L’œuvre de Dan Miller est très représentative de ce que je vous expliquais à l’instant. En la découvrant, j’y ai spontanément vu des liens avec l’œuvre de Cy Twombly. Je savais qu’il ne s’agissait que de liens formels et que les démarches étaient opposées mais j’avais envie de savoir ce qu’en pensait Richard Lehmann, spécialiste de l’artiste américain. J’étais à la fois curieux et inquiet de ce qu’il allait écrire et finalement heureux car nous étions sur la même longueur d’onde. Cy Twombly déconstruit son langage par choix, tandis que Dan Miller tente de construire le sien par nécessité. Au cours du développement de leurs œuvres, il y a un point de rencontre formel qui crée de la perturbation et laisse à croire que Dan Miller est un artiste contemporain parmi les autres or pas seulement. Dan Miller est un grand autiste au langage fragmentaire, aux modes de communication empêchés. Il essaie à toute force de recréer, d’assembler… Ce n’est peut-être pas tout à fait accidentel mais ce n’est pas la même démarche que celle de Cy Twombly. Je trouvais intéressant de dépasser ainsi la forme pour revenir au fond, de se demander en quoi par nature ces œuvres pouvaient-elles différer.

Sans Titre, Dan Miller, 2010.

Cet ailleurs auquel appartiennent les artistes que vous représentez est-il un frein à vos relations ?

Non. J’ai beaucoup de relation avec eux ; que j’aille à leur rencontre, comme la fois où je suis allé rendre visite à Dan Miller en Californie, ou qu’ils viennent à la galerie comme ce fut plusieurs fois le cas pour Josef Hofer. Cependant, le niveau de communication n’est pas le même avec les uns ou avec les autres. Il dépend du degré d’altérité de chacun d’eux. Avec un autiste profond, qui ne s’exprime quasiment pas, il ne peut pas y avoir de grandes conversations. Ce qui n’empêche pas une communication non verbale. L’exemple de Dan Miller est frappant. Quand il a reçu le catalogue que nous avions réalisé pour son exposition, il est allé voir tous les gens du centre, les uns après les autres, pour le leur montrer. Ce fût une surprise car tous pensaient qu’il était indifférent à tout cela. Il y a toujours quelque chose qui passe à partir du moment où la bienveillance et le respect sont présents. Même si vous ne parlez pas la même langue.

Le fait que l’art brut soit un champ délaissé de l’histoire de l’art, vous a convaincu de vous engager. Pouvez-vous préciser votre point de vue ?

Je trouvais que ce champ n’était pas pensé et que c’était une faute professionnelle de la part du milieu. Peu importe que les opinions émises soient en désaccord profond avec Dubuffet ou avec moi, il était nécessaire de se saisir du sujet. Je ne pouvais plus entendre que ce qui opérait-là était de la même nature que ce qui s’opérait chez un artiste qui a décidé de faire de l’art son métier, qui donc suit un cursus particulier et produit son œuvre en interaction constante avec le marché, l’histoire de l’art et ses pairs. J’ai essayé d’identifier les freins qui empêchent cette pensée d’éclore. Ils résident essentiellement dans le dogmatisme, l’ignorance et, pire que tout, la paresse. J’ai rencontré la plupart des élites du milieu de l’art et j’ai souvent été consterné par nos échanges. Quand bien même il y avait de l’écoute, voire de bonnes intentions, l’un des trois freins, voire les trois réunis, étaient à l’œuvre.

Au-delà de faire reconnaître et penser ce périmètre artistique, qu’est-ce qui vous motive dans l’art brut ?

J’aurai tendance à dire que l’art brut me ramène à la genèse de l’acte créateur comme une sorte de prise de position métaphysique. Ce que je qualifie d’art sociologique ou politique ne m’intéresse pas car cela me laisse là où je suis, dans la fange humaine. J’aime l’art qui est un dépassement, qui nous ouvre à des ailleurs, nous permet d’élargir notre horizon, nous confronte à notre statut d’animal métaphysique, que je « comprends » – au sens étymologique du terme –, c’est-à-dire que j’embrasse totalement. Je ne comprends pas tout mais j’en saisis l’essentiel. L’art qui tend à établir ce statut, à le conforter ou du moins à l’affirmer, car tout à coup il crée une passerelle entre soi et quelque chose qui nous dépasse, est plus intéressant que celui qui dénonce le racisme, l’homophobie, etc. Oui, tout ceci doit être dénoncé mais je ne suis pas certain que ce soit à l’art de le faire. Le discours, la prise de position politique peuvent s’en charger.

Sans Titre, Josef Hofer, 2014.

Votre position est-elle liée au fait que l’artiste d’art brut ne se soucie pas du regard extérieur, qu’il crée par nécessité ?

Il peut y avoir une vraie nécessité chez un artiste de métier mais son art sera plus fréquemment sous-tendu par le regard de l’autre. Cependant, il faut se garder de la caricature qui consisterait à dire que le regard des autres indiffère les artistes de l’art brut. Je ne le crois pas. Parce que dans la plupart des cas, donner une forme revient à prendre le risque d’être vu. Peut-être que ce risque est volontaire même s’il est inconscient. Peut-être que chaque production existe pour tomber dans le regard de l’autre.

Après 15 ans, quels sont les combats que vous n’avez pas réussi à gagner ? Du moins ceux qui vont vous faire tenir encore quinze ans !

Ils sont nombreux. Sortir des lieux communs et des caricatures que j’entends sur l’art brut à longueur de temps est le combat prioritaire. Réduire les artistes de l’art brut à des fous n’est pas soutenable. Car employer ce qualificatif, c’est placer d’emblée leur travail à la marge. Dans mes textes, j’insiste pour parler d’altérité mentale ou sociale. A ce propos, je me bats aussi contre la notion d’« outsider art ». Outside de quoi ? Il me semble au contraire qu’on est au cœur de notre affaire, au cœur de l’art, de sa fonction essentielle puisque débarrassée de la volonté ou de l’excès de volonté de plaire ou de répondre à une attente supposée. L’art brut est au cœur et non à la marge.

Table ronde L’art brut est-il soluble dans l’art contemporain, avec Christian Boltanski (au centre) Philippe Dagen (à droite) et Christian Berst, en décembre 2011.

Alors qualifier d’art brut n’est-ce pas déjà trop ? N’est-ce pas déjà une volonté de mettre à part, de différencier cette création ?

Effectivement, mais c’est nécessaire. J’ai discuté avec des personnalités du monde de l’art qui disaient globalement que j’avais raison et qui m’incitaient à enlever le qualificatif. J’ai dit non ! « Vous vous êtes montrés incapables de penser pendant presque un siècle ce champ malgré le qualificatif qui était censé vous faire réagir, alors si je l’enlève, c’est terminé ! Tout le monde part à la plage et rien ne sera fait. Ce qualificatif signale que là il se passe peut-être des choses différentes. Faites votre job ! » Ce débat est régulièrement abordé comme si tout à coup c’était une posture un peu ségrégationniste de qualifier cet art de brut. Personne ne dit cela quand il s’agit d’art conceptuel ou d’art cinétique, quand sont évoqués certains mouvements comme Fluxus ou l’Arte Povera. Attention à ne pas regarder l’art brut avec des lunettes de normopathe ! Je le redis : l’art brut n’est pas à la marge. Il devrait être au centre de notre compréhension des mécanismes créatifs.

Vous militez pour une meilleure reconnaissance de l’art brut au sein de l’histoire de l’art, de l’enseignement ?

Et ipso facto des institutions, bien sûr. Ce qui me frappe, c’est l’adhésion spontanée des publics. Quand en 2013 Catherine Millet décide de publier un hors-série sur l’art brut, le succès est au rendez-vous. Ce numéro d’Artpress compte parmi les meilleures ventes de la revue. Même engouement pour l’exposition de la collection Bruno Decharme à la Maison Rouge en 2014. Cet enthousiasme n’aurait dû étonner personne. Car si vous parlez avec les artistes de la génération de Christian Boltanski, Annette Messager, Jean-Hubert Martin… vous vous rendez compte que tous sont allés voir la collection Dubuffet exposée au Musée des arts décoratifs par François Mathey en 1967, avant qu’elle ne parte en Suisse. Ils avaient une vingtaine d’années. A cette époque, c’est toute l’intelligentsia qui a défilé et a été frappée par cette exposition. Qu’en est-il resté ? Qu’ont fait les institutions ? Déjà en 1963, Harald Szeemann avait montré à la Kunsthalle de Berne la collection d’Hans Prinzhorn. Rassemblées par ce psychiatre et historien de l’art allemand, ces œuvres, incluses dans l’exposition d’art dégénéré organisée par les nazis en 1937, étaient ici présentées dans un lieu d’art contemporain. C’était un geste délibéré de celui qui quelques années plus tard réalisera l’exposition Quand les attitudes deviennent forme, consacrant l’art conceptuel. Il faut des visionnaires et non des bureaucrates de la culture pour se saisir de tels sujets !

Vue de Face à face par Gaël Charbau, exposition inaugurale de The Bridge.

Parlons de la galerie, de son anniversaire…

15 ans. C’est un chiffre ! Une durée ! C’est surtout l’occasion d’aller plus loin. A partir du 22 octobre, date anniversaire, nous louerons la galerie qui est en face de la nôtre dans laquelle j’inviterai des commissaires d’exposition à faire dialoguer l’art brut avec d’autres formes. Et ainsi nourrir les interrogations sur l’art brut tout en offrant une nouvelle plateforme de réflexion au monde de l’art. L’endroit se nommera The Bridge, le pont, précisément parce que je passe mon temps à tenter d’expliquer l’art brut et à créer des passerelles pour mieux l’appréhender, le questionner. Ce lieu permettra d’enrichir le dialogue qui s’est déjà établi avec l’art contemporain, notamment à travers les nombreuses tables rondes déjà organisées par la galerie. Je ne suis pas un ayatollah de l’art brut ! Je pense seulement qu’il y a un chapitre à écrire dans l’histoire de l’art. J’invite tout le monde à faire un pas de côté. Un pas de côté comme celui qui a été fait pour les arts premiers. C’est la conversation incessante que j’ai avec Jean-Hubert Martin depuis des années. J’exhorte celui qui, en visionnaire justement, a pensé Les Magiciens de la terre à apporter sa contribution à notre réflexion. Explorer les ailleurs culturels et géographiques mais pas les ailleurs intimes, c’est forcément passer à côté de quelque chose d’essentiel. Peut-être y aura-t-il une avancée à Cerisy, lors du colloque De quoi l’Art brut est-il le nom ?, que je codirige avec Raphaël Koenig en mai prochain. Jean-Hubert Martin, avec d’autres penseurs très enthousiasmants, y interviendra, en tout cas.

Que va-t-il se passer dans ce nouvel espace ?

The Bridge donnera lieu à des cartes blanches qui seront comme des cellules autonomes de réflexion. Un espace de dialogue entre ma discipline et d’autres formes mais qui ne sont pas exclusivement issues de l’art contemporain. Il ne s’agirait pas de réduire le débat à une bipolarisation brut/contemporain. Je serai attentif à ce qu’on y parle toutes les langues de la création, contemporain, bien sûr, mais aussi premier, vernaculaire, populaire, moderne, et j’en passe. L’idée est de faire avancer la réflexion par capillarité. Offrir la possibilité à certains critiques et/ou universitaires d’incarner leur pensée autrement que par des mots. Chaque exposition sera accompagnée de discussions et d’une publication permettant d’inscrire les choses dans le temps. Je suis très attaché à ce qu’on puisse s’arracher à la spacialité et à la temporalité d’un accrochage. Le livre permet d’en pérenniser les intentions.

Le fétichiste, Sans Titre, 2002.

De quel cadeau rêvez-vous pour votre anniversaire ?

Un musée d’art brut à Paris ! Je suis convaincu qu’il ne désemplirait pas, qu’il aurait un succès extraordinaire. Chaque fois que les gens sont en prise avec cet art, ils sont enthousiastes. Ils sont moins intimidés aussi car ils ne craignent pas la présence d’un discours, d’une intellectualité qui les maintiennent à distance. Ils savent que ces œuvres n’ont pas été réalisées pour faire des scores chez Sotheby’s ou Christie’s, qu’il y a des raisons plus profondes qui ont conduit à leur élaboration. La sincérité de la démarche touche et le sentiment naît sans qu’il y ait besoin de posséder une grande connaissance de l’art. Je le constate chez des proches qui sont extrêmement remués par ces parcours, qui lisent goulument les textes, les biographies et les catalogues juste parce que l’œuvre possède une épaisseur, une dimension profondément humaine. Cela fait écho à l’intime universel, à notre socle commun.

Quelques mots pour conclure ?

J’aimerais qu’il y ait davantage d’intérêt pour les artistes d’art brut. Fût-ce pour de mauvaises raisons et quitte à ce que les gens continuent à s’y intéresser pour de bonnes !

Contact

Le fétichiste – Anatomie d’une mythologie, du 22 octobre au 21 novembre, galerie Christian Berst, Paris. Site de la galerie.

Crédits photos

Image d’ouverture : Vue de l’exposition de Mary t. Smith, Mississipi shouting, à la galerie Christian Berst, en 2013 ©galerie Christian Berst, portrait Christian Berst ©Credit Jean Picon – Saywho, Sans Titre ©Lubos Plny, Sans Titre ©Dan Miller, Sans Titre ©Josef Hofer, table ronde et vue de Face à face ©Galerie Christian Berst.

Print Friendly, PDF & Email