Ai Weiwei, toujours à la recherche de l’humanité

À l’occasion du festival Art Rotterdam, ArtsHebdoMédias s’est rendu au Kunsthal qui présente jusqu’au 3 mars l’une des plus grandes rétrospectives jamais consacrées à l’artiste chinois et militant des droits de l’homme Ai Weiwei. Photographies, installations, ready-made, sculptures, vidéos, pas moins de cent-vingt pièces sont au rendez-vous. Retour sur une œuvre impertinente, caustique et subversive, qui refuse toutes limites à la liberté d’expression, en Chine comme en Occident.

Depuis plus de quarante ans, Ai Weiwei cultive l’art de la dissidence. Mais, plus encore, il cultive une image d’artiste dissident. Une image d’artiste censuré, persécuté, mais qui jamais ne courbera l’échine face au régime chinois et ses tentatives d’intimidation. Une image dont raffole la presse et les médias occidentaux, et ce, d’autant plus qu’elle nous conforte dans l’idée que l’Occident serait, face la Chine, le garant des libertés individuelles et de la liberté d’expression. On en viendrait presque à oublier que l’artiste chinois est, au-delà de cette image de dissident, un entrepreneur virtuose, capable de mobiliser de nombreux assistants dans la réalisation de projets pharaoniques et de nouer des liens étroits avec les marchands d’art et les commissaires d’exposition les plus influents au monde.
Ai Weiwei est certes un artiste parfaitement soluble dans le marché de l’art contemporain, mais ceci ne signifie pas pour autant que sa démarche entrepreneuriale est incompatible avec une pratique véritablement contestataire. Au contraire, c’est parce qu’il en a les ressources humaines et matérielles qu’il est en mesure d’inquiéter le pouvoir et de remuer l’opinion. C’est même sa maîtrise des codes de la culture occidentale qui lui permet de tenir tête aux autorités chinoises. En braconnier facétieux, il prélève dans notre culture et notre imaginaire des images et des objets qu’il plonge dans un bain révélateur avant de les agiter à la face du monde. Autant d’images et d’objets qui, désormais lestés d’une éclatante charge subversive, s’obstinent comme un caillou dans la botte du pouvoir. S’il renvoie bien sûr la Chine à son image, Ai Weiwei invite également l’Occident à se regarder dans le miroir. Car, nous avons, nous aussi, la violence et l’injustice en partage. L’exposition du Kunsthal est ainsi l’occasion de revenir sur quelques œuvres emblématiques de l’artiste, travaillées par la polémique et la polysémie, par le transfert et la circulation des signes, entre Chine et Occident.
C’est une peinture qui retiendra d’abord notre regard. Chose étonnante dans l’œuvre d’Ai Weiwei, dont on connaît surtout les ready-made et les installations monumentales. Et pourtant, cette peinture de jeunesse porte en germe le goût pour la citation, l’ironie pénétrante, la subversion des images, ainsi que le dialogue avec l’art occidental que l’artiste dépliera tout au long de sa carrière. Peint en 1986, alors qu’Ai Weiwei étudie le design à New York, le tableau représente Mao dans son costume emblématique, en légère contre-plongée, le regard porté vers le lointain. On peut noter ici l’influence d’Andy Wahrol qui, une dizaine d’années plus tôt, reprenait à son compte le portrait du Grand Timonier pour en faire une icône pop, une image consommable et reproductible, un emblème du capitalisme : double provocation à l’égard de la Chine et des États-Unis. Mais, à la différence d’Andy Wahrol, Ai Weiwei propose une image (presque) intacte et vierge de toute violence plastique, en reproduisant méticuleusement les codes de la propagande communiste des années 1960. D’ailleurs, rien ne semble a priori la distinguer d’une véritable affiche de la Révolution culturelle.

Ai Weiwei, Mao (Facing Forward), 1986, huile sur toile, 233,6 × 193 cm. © Ai Weiwei

Et pourtant, ce portrait n’en est pas moins provocant. Tandis qu’Andy Wahrol cherche une forme de saturation visuelle et de planéité picturale, Ai Weiwei fait jouer les forces contraires de la figure et du fond, de la profondeur et de la surface. D’une certaine façon, tout l’art du portrait consiste à séparer une figure d’un fond, à tirer un visage au-devant de l’image. Et ceci est d’autant plus vrai dans le cas du portrait politique, où le visage doit percer l’image, aller à la rencontre de celui qui regarde et l’embrasser dans un destin commun. Or, dans le portrait proposé par Ai Weiwei, quelque chose fait obstacle. Ce quelque chose, ce sont les lignes d’ombre horizontales qui barrent l’image sur toute sa hauteur. Une trouvaille visuelle qui retient le visage de surgir de l’image, comme les barreaux d’une prison. Ainsi, l’artiste oppose à la force protensive du portrait la force rétensive des stries horizontales, ravalant au second plan le visage de Mao. Comme en trompe-l’œil, celles-ci évoquent également la forme d’une feuille de tôle sur laquelle aurait été placardée l’affiche. On comprend alors que l’artiste représente moins Mao qu’une affiche de Mao. La représentation d’une représentation, un pur simulacre, un trompe-l’œil, donc, comme tout portrait politique.
De Mao, il est à nouveau question dans une célèbre photographie qu’Ai Weiwei prend à son retour de New York. En juin 1994, il se rend avec sa future épouse, la plasticienne Lu Qing, sur la tristement célèbre place Tian’anmen. Devant la clôture de la Cité interdite, Lu Qing prend la pose. Pendant le bref instant de la prise de vue, elle soulève sa jupe et dévoile badinement ses dessous, sous le regard de Mao dont le visage trône dans le lointain. La pose, transgressive, renvoie bien sûr au fameux cliché de Marilyn Monroe, la robe blanche soufflée au-dessus d’une grille de métro à l’angle de l’avenue Lexington et de la 52e rue. Celle-ci ne provoqua pas seulement une cohue démentielle frisant à l’émeute : à l’époque du code Hays et de la censure pudibonde des studios hollywoodiens, elle deviendra le symbole d’une liberté de création toujours à conquérir. Quarante ans plus tard, Ai Weiwei emprunte et repolitise cette icône américaine dans un geste délibérément tendancieux. Tandis que Billy Wilder utilise la ruse de la grille d’aération pour découvrir les jambes de son actrice, Lu Qing, quant à elle, soulève sa robe d’elle-même. Ultime provocation, associant Mao à l’érotisme, mais aussi à la consommation ostentatoire, Tian’anmen étant devenu, à l’époque, une place de marché où tout est à vendre, y compris l’image du Grand Timonier.

Ai Weiwei, June 1994, 1994, photographie en noir et blanc, 117,5 × 152 cm. © Ai Weiwei

En attaquant l’image de Mao, en l’associant à l’imagerie occidentale, c’est aux fondements mêmes de l’État chinois que s’en prend Ai Weiwei. Il ne s’agit pas simplement de faire jouer l’Occident contre la Chine, mais, par un habile jeu de rapprochements visuels, de pointer du doigt les contradictions et l’hypocrisie du gouvernement qui, tout en conservant l’apparence et les méthodes du régime communiste, verse dans tout ce que le capitalisme peut produire de plus vulgaire. On pense, par exemple, à ces vases antiques chinois, que l’artiste affuble d’un logo Coca-Cola, ou encore à ces têtes d’animaux inspirées de la fontaine du zodiaque du parc de Yuanming, un édifice de style européen pillé par les troupes anglaises et françaises pendant la Seconde guerre de l’opium. L’artiste choisit de reproduire ces douze bustes à l’effigie des signes du zodiaque en utilisant du bronze doré. Un matériau qui n’est pas sans rappeler l’œuvre de Sherrie Levine réalisée en 1996, Fountain (Buddha), une reproduction en bronze doré de Fountain, le célèbre ready-made de Marcel Duchamp.
Notons, au-delà du bronze doré, la troublante parenté des deux œuvres. Chacune représente, en son absence, un original perdu (la fontaine du zodiaque a été détruite ; la « fontaine » de Marcel Duchamp aurait été détruite, perdue, remisée ou volée). Chacune soulève des questions relatives à l’authenticité, à l’originalité, à l’héritage et à la marchandisation des œuvres d’art. Et chacune, enfin, fait preuve d’une grande défiance à l’égard de la culture et de l’héritage chinois. Sherrie Levine associe explicitement la forme de l’urinoir à celle d’une statuette de Bouddha, relique sacrée devenue simple bien de consommation en Occident. Ai Weiwei, quant à lui, transforme un emblème du patrimoine chinois en objet pop-culturel, kitsch et clinquant. Il souligne, ce faisant, la nature ambivalente de la relation que la Chine entretient avec son héritage. Car, bien qu’elle soit considérée comme un trésor national, la fontaine du zodiaque reste une création très occidentale, conçue par des jésuites européens au XVIIIe siècle afin de satisfaire le goût de l’empereur Qianlong pour les bâtiments et les objets exotiques. Les têtes d’animaux étaient donc, dès le départ, des symboles du consumérisme global et de la culture mondialisée. Ai Weiwei n’a fait qu’en révéler la nature profonde ou, plutôt, la nature superficielle.

Ai Weiwei, Traces Left on Mao’s Portrait, 2019, briques de Lego, 308 × 231 cm. © Ai Weiwei

Et, comme pour enfoncer le clou, il réalise en 2019 douze tableaux fabriqués en briques de Lego, chacun représentant une tête d’animal sur fond d’un monument emblématique de la culture mondiale : la Maison-Blanche, l’opéra de Sidney, ou encore la tour Eiffel. Parangon de la consommation de masse et de la standardisation des biens culturels, le Lego n’en est pas moins un formidable outil d’expression. Depuis la fin des années 2000, l’artiste en a fait un matériau à part entière de son vocabulaire plastique. Il l’utilise en particulier pour dénoncer la violation des droits de l’homme, la violence politique, ou encore le non-respect de la liberté d’expression. On peut citer, par exemple, Tianan Men (2019), tableau monumental sur lequel l’artiste a reproduit, à l’aide de briques de Lego, les jets de peinture projetés par des étudiants chinois sur un portrait de Mao lors des manifestations de Tianan’men en 1989. Une manière de conserver et de solidifier la trace d’un acte de révolte, la mémoire d’un événement que les autorités chinoises auraient sans doute aimé faire oublier. Seules les traces de peintures demeurent, sur fond blanc, à la manière d’une œuvre d’action painting. Le visage de Mao, quant à lui, a disparu. La boucle est bouclée.
On le sait, Ai Weiwei n’est pas tendre avec le régime chinois. Son irrévérence et sa liberté de ton lui auront valu d’être emprisonné pendant quatre-vingt-un jours en 2011, puis libéré avec interdiction de quitter le pays jusqu’en 2015. L’artiste n’hésite pas non plus à dénoncer les travers et la violence des sociétés occidentales : la politique migratoire et le traitement des réfugiés en Europe, les atteintes aux droits démocratiques aux États-Unis, la violence politique exercée sur les lanceurs d’alerte comme Julien Assange. Ces critiques sont tolérées, voire bienvenues dans le monde de l’art occidental. Mais jusqu’à un certain point. En effet, Ai Weiwei a récemment pris position sur la guerre menée par Israël en Palestine, en pointant notamment du doigt le soutien financier apporté par les États-Unis. Un simple tweet qui provoquera l’annulation de quatre de ses expositions, à Berlin, Londres, New York et Paris. Le Kunsthal, pour sa part, a pris la décision de maintenir son exposition jusqu’au bout. On ne peut que saluer cette décision. Quand le monde détourne le regard, Ai Weiwei garde les yeux bien ouverts et, le regard intranquille, nous pose cette question : où se trouve donc notre humanité ?

Portrait d’Ai Weiwei réalisé par Gao Yuan, 2012. © Gao Yuan.

Contact> Ai Weiwei: In Search of Humanity, au Kunsthal, Rotterdam,  Pays-Bas, du 30 septembre au 3 mars 2024.

Image d’ouverture> Ai Weiwei, Circle of Animals/Zodiac Heads, 2010, bronze doré, dimensions variables. Zodiac series, 2019, briques de Lego, 190 × 190 cm. © Ai Weiwei.

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