Pour accompagner la sortie du nouvel e-mag d’ArtsHebdo|Médias consacré à la collection au XXIe siècle, nous publions tout au long de cette semaine des entretiens avec des personnalités du monde de l’art et des articles thématiques sur la question. Si de nombreuses collections d’entreprise n’ont pas à rougir face à celles développées par de riches particuliers, pour autant, le mode d’acquisition des œuvres ou bien la manière de les partager avec le public ne sont pas forcément semblables dans les deux cas. Difficile de dresser un « portrait-robot » de la collection d’entreprise, tant les situations et les motivations varient : multinationale du CAC 40 ou simple PME, entreprise familiale ou société d’actionnaires, patron passionné d’art ou accro à la défiscalisation, tous les profils se côtoient. Malgré cette diversité, il est toutefois possible de dégager quelques similitudes, notamment quant aux avantages.
Un excellent outil de communication
Une collection d’entreprise est d’abord un excellent outil de communication auprès du grand public. Citons en exemple la Fondation Cartier pour l’art contemporain. Forte d’une collection de près de 1 400 œuvres d’environ 400 artistes du monde entier, l’institution, qui fête ses 30 ans cette année, a vu passer 3 340 000 personnes entre ses murs – en 2013, l’exposition Ron Mueck a battu des records en affichant plus de 300 000 visiteurs. « Il me semble parfois que Cartier en tant que mécène ne fonctionne pas très différemment des Médicis à la Renaissance. Pour eux aussi, c’était à la fois un outil de communication et le résultat d’une passion personnelle », résume Grazia Quaroni, conservatrice à la Fondation Cartier.
A l’intérieur même de l’entreprise, la collection est un excellent moyen de créer du lien. Invitations à des vernissages ou à des conférences, choix d’une œuvre à accrocher dans son bureau : les occasions ne manquent pas pour impliquer les salariés et renforcer le sentiment d’appartenance. Ces derniers sont parfois même consultés avant une acquisition. Chaque année, la collection d’œuvres photographiques Neuflize Vie, compagnie d’assurance-vie de la banque Neuflize OBC, s’enrichit d’une œuvre « élue » par les salariés. Ces derniers sont invités à faire valoir leur préférence parmi un ensemble d’œuvres sélectionnées et qui leur est présenté dans les locaux parisiens de la banque.
Pour sa part, la Société Générale, qui compte près de 350 œuvres originales et plus de 700 lithographies, éditions et sérigraphies, a mis en place un espace dédié à ses collaborateurs sur le site Web de sa collection afin qu’ils puissent se tenir informés de son actualité, s’inscrire à des visites guidées ou encore consulter le programme des initiatives relatives à l’art.
Le groupe de construction Colas, qui rassemble 300 toiles dans sa collection créée au début des années 1990 par Alain Dupont – alors président de l’entreprise –, propose à ses salariés, en plus des conférences thématiques, de visiter les ateliers des artistes entrés dans la collection. De plus, les managers peuvent recommander des peintres pour la sélection qui sera soumise au comité des achats (composé entre autres de quatre collaborateurs).
Au sein de la Fondation Carmignac, qui dispose d’une collection depuis 2000, ont été instaurés les « mercredis Arty », une fois par mois, avec une présentation didactique d’une œuvre entre midi et deux pour les collaborateurs qui le souhaitent. Par ailleurs, « Edouard Carmignac choisit l’emplacement de chaque œuvre dans les bureaux et envoie ainsi des messages à ses collaborateurs ; un moyen de rester proche d’eux », souligne Gaïa Donzet qui gère la fondation.
Des avantages financiers non négligeablesPar ailleurs, il existe aussi des avantages financiers à constituer une collection afin de soutenir la création contemporaine et de favoriser l’émergence de nouveaux talents. La France dispose d’un système d’incitation fiscale en matière d’achat d’œuvres d’art par les entreprises qui a favorisé le développement de ces collections. Selon l’article 238 bis AB du Code général des impôts, les entreprises qui achètent des œuvres d’art originales d’artistes vivants peuvent en déduire le montant sur le résultat imposable de l’entreprise, par fractions égales, dès la première année d’achat et durant les quatre années suivantes (dans la limite de 0,5 % de leur chiffre d’affaires). En échange, l’entreprise doit s’engager à exposer « dans un lieu accessible au public ou aux salariés, à l’exception de leurs bureaux, le bien qu’elle a acquis pour la période correspondant à l’exercice d’acquisition et aux quatre années suivantes. » Les budgets peuvent être assez conséquents : environ 150 000 euros par an chez Colas par exemple, ou encore 300 000 euros annuels pour la Société Générale.
En outre, il est possible de considérer ces œuvres comme une sorte de réserve en cas de « coups durs ». Ainsi, après sa faillite, Lehman Brothers, la banque d’investissement américaine, pressée de rembourser ses créanciers, a récolté plus de 12 millions de dollars grâce à la mise aux enchères, par Sotheby’s à New York, d’une partie des œuvres lui appartenant. Un argument vite réfuté par la plupart des interviewés. « Nous n’avons jamais vendu d’œuvres de la collection. L’engagement de la fondation en faveur de la création contemporaine est né d’une réelle passion d’Edouard Carmignac. Pour nous, l’art ne représente pas un investissement », affirme Gaïa Donzet.
Plus de consensus que dans le privé
Pour toutes ces raisons, les œuvres acquises par une collection d’entreprise seront parfois plus consensuelles que celles qui figurent dans une homologue privée. « Il est évident que nous privilégions celles qui n’ont aucun caractère choquant, ni connotation religieuse ou sexuelle. Elles sont accrochées sur un lieu de travail et la collection n’a pas vocation à créer la polémique », confirme Aurélie Deplus, responsable du mécénat artistique de la Société Générale.
Chez Colas, qui ne procède qu’à des commandes, on ne se souvient pas qu’une pièce ait été refusée. Il faut dire que les artistes qui postulent s’engagent à livrer des toiles sur le thème de la route. Ils sont invités à se rendre sur un chantier en cours, échangent parfois avec des collaborateurs. Autrement dit, ils savent dans quel cadre s’intègrera leur production.
Dans le cas d’une collection privée, cette obligation de faire consensus n’existe pas. Le collectionneur décide de ce qu’il a envie d’acheter, ou pas, puis de montrer au public, ou pas. Toutefois, certaines collections d’entreprise, qui se sont construites sous l’impulsion d’un dirigeant passionné d’art, ont un fonctionnement très proche de la collection privée. C’est le cas de la collection Cartier avec Alain-Dominique Perrin, mais aussi de la collection Würth qui compte aujourd’hui plus de 15 000 œuvres. « Nous n’appliquons aucune censure. La seule limite est le goût personnel de Reinhold Würth, car ce sont ses coups de cœur pour des artistes et leurs œuvres que l’on retrouve dans notre collection », témoigne Marie-France Bertrand, la directrice du Musée Würth d’Erstein. Des processus d’acquisition assez complexes
Si l’on met de côté le fait que rien n’oblige un collectionneur privé à exposer ses acquisitions, contrairement à une entreprise, il existe bien une différence majeure entre ces deux types de collection : le processus d’acquisition. La plupart des entreprises doivent réunir des comités qui valident les décisions d’achats. Ceux-ci se tiennent une à deux fois par an. « Laurent Dumas, le président d’Emerige, est un passionné. Il aime la rencontre avec les artistes et achète selon ses coups de cœur », témoigne Angélique Aubert, directrice des projets artistiques chez Emerige, promoteur spécialiste de la gestion d’opérations urbaines. « Ces prises de décision rapides nous favorisent sur le marché, car si une galerie nous propose une nouvelle pièce intéressante et qu’elle séduit Laurent Dumas, cela peut aller très vite. Par opposition, un comité d’acquisition va mettre plusieurs semaines, voire plusieurs mois avant de pouvoir prendre une décision », poursuit-elle. Par ailleurs, les responsables des collections d’entreprise, en raison de leur vocation pédagogique, tendent à vouloir montrer le plus d’artistes possible, particulièrement les plus « incontournables» et les plus représentatifs de l’ensemble des courants contemporains. La logique de constitution de la collection peut être tout autre chez un collectionneur privé et l’amener à suivre un créateur sur la durée, achetant ainsi plusieurs dizaines de toiles d’un seul et même peintre, par exemple.
Quid de la transmission ?
Enfin, avec les collections d’entreprise se pose la question de la transmission. Lorsque le dirigeant à la tête de l’entreprise change, est-ce que cela implique forcément une inflexion de la ligne directrice de la collection ? Si tous les cas de figure sont envisageables, la réponse à cette question est souvent oui. Par exemple, on peut constater que la collection de la Société Générale, créée en 1995 par Marc Viénot, ancien directeur général du groupe et passionné d’art contemporain, s’était spécialisée dans la photographie. Désormais, un rééquilibrage s’opère en direction de la peinture et de la sculpture.
Ces mouvements de direction combinés à la volonté pédagogique de témoigner de l’évolution de l’art conduisent naturellement à un certain éclectisme dans la plupart des collections d’entreprise. Il n’en reste pas moins qu’elles demeurent un formidable moyen d’accéder, le plus souvent gratuitement, à la création contemporaine et à une meilleure connaissance des artistes vivants.
Des musées bâtis sur mesure
La plupart des entreprises prêtent leurs œuvres aux musées, mais certaines vont jusqu’à ouvrir leur propre lieu d’exposition, qui n’ont souvent rien à envier aux établissements nationaux. C’est notamment le cas de la Fondation Louis Vuitton, dessinée par Frank Gehry, qui a ouvert ses portes le 27 octobre dernier. Nichée au cœur du site du Jardin d’acclimatation, elle accueille, entre autres, des œuvres de la collection personnelle de Bernard Arnault, le PDG de LVMH. La collection Würth, quant à elle, possède depuis 2008 un musée, installé à Erstein, qui a déjà accueilli 160 000 visiteurs. La Fondation Carmignac développe un projet sur l’île de Porquerolles qui devrait se finaliser au printemps 2016. Ces projets souvent pharaoniques prennent généralement du retard. Ainsi, l’ouverture du futur musée d’art contemporain impulsé par Eli Broad, richissime entrepreneur et collectionneur américain, ne devrait pas intervenir avant 2015. La structure d’acier qui abrite le bâtiment rencontre des problèmes de construction. Eli Broad a donc intenté, en mai, une action en justice contre la société d’ingénierie en raison des quinze mois de retard accumulé. Affaire à suivre.