Au Musée des arts appliqués de Francfort, quatre universitaires – Birgit Richard, Eleni Blechinger, Katja Gunkel et Harry Wolff – sont à l’origine d’une remarquable et originale exposition. Hamster Hipster Handy place au cœur de sa réflexion le téléphone portable. Plus de 60 artistes livrent leur vision de cet objet, symbole de notre temps, s’en servent comme lieu d’exposition ou comme moyen d’interaction. Parmi eux, Yayoi Kusama, David LaChapelle, Martin Parr, Ai Weiwei et Michael Wolf.
Un pied l’un devant l’autre, tête baissée, mains occupées, l’homme du XXIe siècle est un penseur en mouvement. Plus rien ne le retient. Il peut tout ou presque avec son smartphone. Téléphoner, lire les nouvelles, photographier, filmer et surtout écrire. Que n’a-t-on pas entendu sur cette technologie qui révolutionne nos vies ! Serions-nous devenus des esclaves ? Notre cerveau monopolisé par cet écran si attrayant qu’il nous arrive de foncer tout droit sur un réverbère ! Sarcasme et inquiétude masquent souvent un malaise. Le mythe de la machine qui prend le contrôle ressurgit. Il faut dire que l’invasion terrestre entreprise par les mobiles n’épargne plus grand monde. Ils sont parmi nous, comme disait David Vincent des extraterrestres. En ville, ils sont partout. L’innovation qu’ils portent est si présente qu’on en oublierait presque qu’ils ne sont qu’un outil à notre service. A Francfort, les universitaires Birgit Richard, Eleni Blechinger, Katja Gunkel et Harry Wolff proposent une exposition qui met en lumière notre relation au mobile et brosse un tableau de la création qui y est attachée. Un corpus exceptionnel d’œuvres relatives à cette question est ainsi réuni. Il donne à voir, à travers une multiplicité de médiums et d’intentions, l’intérêt planétaire pour cet objet symbole et fétiche à la fois.
Installés devant un mur vert, 42 écrans flottent dans l’air grâce à des cimaises en nylon et sont reliés, par des fils rouges et noirs distendus, à un dispositif électronique accroché au plafond. Chacun d’entre eux diffuse de petits films sans intérêt apparent. Utilisant le réseau wifi d’un cybercafé, Florian Mehnert a installé sur des mobiles appartenant à des clients un logiciel capable de déclencher à distance la fonction caméra de l’appareil et de transmettre images et sons ainsi volés. Bribes de conversations et visions chaotiques se donnent à voir. L’artiste alerte sur la capacité de cette technologie familière à nous surveiller. Certes, vous n’avez rien à cacher mais, pour autant, avez-vous envie d’être surveillé jusque dans le fond de votre poche ? Telle est l’interrogation que suscite Menschentracks. Le ton de l’exposition est donné. Pas question de s’en tenir à une approche technophile du mobile. Les œuvres présentées sont majoritaires critiques. Elles explorent ses multiples fonctions – connexion au réseau Internet, consultation et envoi d’e-mails, géolocalisation, enregistreur, écran tactile, appareil photo, mémoire, envoi de SMS, etc. – et en pointent les utilisations abusives possibles.
Le nom de l’exposition reflète les trois grands thèmes exploré par l’événement. Hamster évoque l’utilisation de ce petit mammifère pour tester les éventuels effets nocifs du mobile sur notre cerveau. La capacité du petit animal à se dépenser sans compter à l’intérieur d’une roue – certains dispositifs utilisant cette dernière reliée à des téléphones portables sont d’ailleurs exposés –, nous renvoie directement à nos attitudes addictives vis-à-vis du mobile et, plus largement, à l’ensemble des conséquences négatives que son utilisation génère. Hipster, évoque, quant à lui, l’objet à travers lequel s’exprime le narcissisme des détenteurs de smartphones. Il vient illustrer une sélection d’œuvres qui montrent comment les mobiles servent à forger une image de soi. Le selfie n’étant pas le seul moyen. Handy, surnom affectueux donné par les germanophones à leur portable, vient, quant à lui, témoigner des relations heureuses que nous entretenons avec cet appareil devenu un tamagotchi – animal de compagnie virtuel créé au Japon à la fin des années 1990 – version XXIe siècle, dont nous prenons soin et qui nous sert aussi de talisman !
De la lumière émise à travers l’écran, le phénomène naît. L’apparition est une des manifestations les plus courantes enfantées par les mobiles. Ils font surgir, d’espaces et de temps autres, des images, des voix, des sons… mais également des récits. Ils sont les outils privilégiés, et aussi symboliques, de la mobilité envahissante et irréductible que s’impose une société en quête perpétuelle de mouvement. L’art produit est un des reflets de cette mobilité créatrice de liens et d’opportunités. Il valorise l’individualité aux dépens de la conformité, promeut une découverte de l’art par un plus large public et favorise l’émergence de gestes artistiques inédits. Quelque 80 pièces appartenant aux champs des arts plastiques et du design sont donc exposées au deuxième étage du Musée des arts appliqués – magnifique et lumineuse architecture imaginée par l’Américain Richard Meier. Parmi les sculptures, installations, photos, vidéos, objets et autres dispositifs numériques, notons : le spectaculaire mur d’Alberto Frigo sur lequel l’artiste italien documente jour après jour, mois après mois et année après année, la relation qu’il entretient avec son mobile ; le groupe de dix sculptures signées Peter Picciani, qui parle de l’isolement des individus pourtant toujours connectés ; le très esthétique dispositif vidéo de Florian Fischer, qui montre que, même sur une plage déserte, vous n’êtes plus jamais tranquille ; l’irrésistible animation d’Andy Martin, qui tourne en ridicule la pratique du selfie ; la réflexion en images sur l’identité de Lynn Hershman Leeson. Le mobile en tant qu’objet est également examiné. Les amateurs de l’univers coloré de Kusama apprécieront le chien porte-téléphone, les plus cinéphiles des visiteurs s’attacheront au portable planqué dans le talon d’une chaussure ! Si nous terminons cette énumération par des pièces au caractère drolatique, il ne faut pas s’y tromper : Hamster Hipster Handy est le premier événement à s’intéresser aussi exhaustivement aux problématiques liées à l’utilisation désormais quasi universelle du mobile et à présenter des œuvres qui dépassent largement les attributs technologiques de l’outil pour se concentrer sur ses capacités à faire art.