Pour accompagner la sortie du nouvel e-mag d’ArtsHebdoMédias consacré à la collection au XXIe siècle, nous publions tout au long de la semaine des entretiens avec des personnalités du monde de l’art et des articles thématiques sur la question. Paléontologie, archéologie, sciences naturelles, beaux-arts : depuis 2011, Aurélie Voltz s’est attaquée au décloisonnement des départements dont elle a la charge. La directrice des Musées de Montbéliard, forts de quelque 600 000 pièces, nous livre notamment sa définition de la collection idéale.
ArtsHebdoMédias. – Quelles sont les difficultés de la collection institutionnelle au XXIe siècle ?
Aurélie Voltz. – Les collections publiques, de mieux en mieux répertoriées, inventoriées et conservées, soumises au récolement décennal obligatoire, ont pour avantage d’être mieux protégées au XXIe siècle. Le taux de perte, de vol ou de destruction s’est considérablement réduit depuis 50 ans, et de plus, comme la loi l’oblige, les collections sont inaliénables. Avec le temps, les collections augmentent et la plupart des musées doivent faire face à une saturation de leurs réserves et d’espaces souvent inadaptés aux nouveaux modes de conservation, très stricts. Comment gérer une telle richesse, continuer à la diffuser et la porter à la postérité ? Certaines régions ou villes ont fait de la culture un levier économique, proposant des extensions, un redéploiement de collections dans des bâtiments annexes, modernisant leurs structures, ouvrant leurs nouvelles réserves au public et misant sur leur patrimoine, ancien et contemporain, pour développer une image attractive et touristique. D’autres continuent de miser sur une politique exclusive d’expositions événementielles, dans la soif du nouveau, parfois au détriment des collections. Il est tentant en effet de produire de nouvelles œuvres avec des artistes vivants. Je prône pour ma part un entre-deux, correspondant à la vie d’un musée, son passé, son présent, son futur. Je crois que les artistes sont justement les meilleurs « passeurs », avec qui il est possible de dresser des ponts passionnants entre les cultures et les époques. L’exposition proposée actuellement par Sarkis au Musée du château des ducs de Wurtemberg à Montbéliard, faisant revivre une partie de nos collections, en est une remarquable démonstration.
Est-ce que les technologies numériques ont transformé l’idée ou l’approche de la collection ?Les technologies numériques ont avant tout changé la nature des œuvres, pour ce qui est de l’art contemporain, et ce depuis plus de 20 ans. Si des centres d’art se sont spécialisés sur les collections d’œuvres numériques – je pense par exemple à l’Espace multimédia Gantner de Bourogne – les musées, quant à eux, se mettent peu à peu à appréhender ces nouvelles formes et à les intégrer dans leurs collections, avec d’autres modalités de conservation que les œuvres traditionnelles. Il reste néanmoins encore beaucoup à faire : face à des supports encore incertains en matière de durée, les musées doivent rester vigilants quant à la non disparition d’un support, ou de son mode de diffusion qui entraînerait la disparition même de l’œuvre. Je pense à la progressive disparition de moniteurs des années 1970 intégrés dans des installations vidéo par les artistes, ou bien de carrousels pour des projections de diapositives, medium également beaucoup utilisé encore aujourd’hui. Les musées doivent anticiper l’éventuel transfert d’œuvres numériques avec les artistes, tant qu’ils sont encore vivants, afin de trouver la forme la plus adéquate de l’œuvre au futur, qui pourra vivre et traverser le temps. Ce qui reste selon moi, la chose essentielle. Pour ce qui est des technologies numériques en matière d’approche d’une collection, elles sont évidemment révolutionnaires. Le numérique, associé aux grandes campagnes de numérisation des objets, ouvrages et œuvres sur papier réalisées depuis 2004 par les musées, dans le cadre d’un récolement rendu obligatoire par le ministère de la Culture, a un rôle essentiel pour inventorier puis valoriser les collections, souvent fragiles et inaccessibles, auprès du plus grand nombre. Toutes les applications développées par les musées nourrissent leur attractivité et touchent un public jeune de 15 à 25 ans, tranche d’âge épineuse en matière de fréquentation. Les tablettes numériques, par exemple, ont rapidement pris place dans les outils de médiation pour les expositions et tendent à se développer pour les collections permanentes. A Montbéliard, l’acquisition d’une tablette mise à disposition du public a permis dès 2012 de feuilleter un grand registre ancien, numérisé au préalable, et de découvrir de magnifiques dessins à la plume et à l’aquarelle d’objets de l’âge du bronze à la période antique, découverts lors de fouilles au XIXe siècle sur le site archéologique de Mandeure. Le développement de programmes spécifiques sur tablettes numériques vient dorénavant en complément d’une exposition, de ses cartels détaillés et d’autres supports pédagogiques. L’animation créée spécifiquement pour l’exposition Sarkis est pour nous expérimentale et novatrice. Les visiteurs peuvent plonger dans l’histoire du Panthéon (évoquée par les noms de tous les « panthéonisés » accrochés dans les salles, NDLR), s’imprégner de nos différentes collections, mises en lumière par l’artiste, et écouter les airs originaux des boîtes à musique qui l’ont inspiré pour la composition de la bande sonore de l’exposition. Pour résumer, le numérique participe formidablement aux missions du musée : inventorier, diffuser et rendre accessible nos collections. Patrimoine et technologie sont devenus indissociables.
Quelle serait votre définition de la collection idéale ?
La collection idéale est celle qui semble avoir toujours été là. Je veux dire que les acquisitions d’œuvres contemporaines, qui complètent pour Montbéliard des collections, préhistoriques, de mobilier et d’objets d’art, de beaux-arts et de sciences naturelles, doivent prendre place le plus naturellement du monde parmi les pépites de notre patrimoine. L’art contemporain vient au Musée du château des ducs de Wurtemberg prolonger un récit entamé il y a bien longtemps, dès 1850, alors que des notables souhaitaient témoigner de l’histoire du pays de Montbéliard. D’abord naturalistes et scientifiques, attachées aux recherches du paléontologue montbéliardais Georges Cuvier, puis archéologiques, en lien avec le site local de Mandeure, dont il reste aujourd’hui un théâtre gallo-romain, les collections se sont ouvertes à la peinture régionale, puis à l’art contemporain dès les années 1960. Les différents conservateurs ont alors construit une collection, notamment autour de la figure locale de Jean Messagier, ayant trait à la figuration narrative, puis à l’abstraction géométrique. Depuis 2011, mon souhait a été de renouer avec les collections patrimoniales et de créer des allers-retours entre passé et présent, de favoriser une relecture des départements des musées avec des œuvres contemporaines. « L’homme », « la nature » et « la technicité » sont les axes choisis à Montbéliard pour acquérir des œuvres aussi bien en lien avec l’histoire de l’humanité, l’appréhension de la nature et l’histoire industrielle, propre à ce territoire qui a vu naître l’automobile. Le vélo de l’artiste Ariel Schlesinger, œuvre initiale acquise par mes soins, était le premier clin d’œil à Peugeot et à ses cycles précurseurs. Gonflé au gaz et non à l’air, faisant brûler des flammes depuis les valves, il me semblait refléter cette même fraîcheur, poésie et désinvolture que les inventions techniques d’il y a plus d’un siècle. Dans cette voie, les petites toiles d’Ivan Seal prolongent l’idée d’innovation automobile, entre utopie futuriste et rêve inachevé. Du côté de la préhistoire, Camille Henrot, avec sa série de photographies aquarellées, montrant des bifaces du Musée du Bardo à Tunis, rehaussés de couleurs tout autant improbables que celles de nos galets peints mésolithiques, insiste sur l’importance du signe et de la main de l’homme dans la construction du langage. L’immense photographie sur bâche d’Hassan Khan, reproduisant un tableau décoratif de géraniums, fait apparaître les nombreuses lacunes de l’image, des fresques aux scènes presque disparues des maisons gallo-romaines. Enfin, le bestiaire de Jorge Peris – entre crocodile, salamandre flamboyante et visage austère de poulpe – revisite à l’aune des préoccupations contemporaines le règne animal établi au XIXe siècle par Georges Cuvier ; avec les écailles, les griffes et les peaux rugueuses d’animaux chassés par l’artiste en 2013. La collection idéale, pour un musée, est celle qui entre en résonance avec un lieu, des objets, une histoire locale, un bâtiment. Elle n’est finalement pas si loin d’une collection personnelle, où le lieu n’est autre que soi.<br<