« Religere, relier – un lieu du lien. Ni fusion, ni effusion… Une simple relation. Pour qu’il y ait relation, il faut un écart, une tension. C’est dans cet écart, parfois infime, dans cet espace, que l’œuvre d’art ouvre une brèche dans le lieu pour le faire advenir autrement. Le dialogue peut alors se nouer. C’est un espace poétique – poïétique – qui s’ouvre. Actif, fécond… » Ces paroles prononcées en 2006 par Olivier Delavallade, directeur artistique du rendez-vous estival « L’art dans les chapelles », mettent avec justesse en lumière un concept auquel la manifestation est toujours restée fidèle. 2011 est l’année de son 20e anniversaire, vingt ans de rencontres entre plasticiens contemporains et la multitude de chapelles chargées d’histoire et de spiritualité qui peuplent le paysage rural du Morbihan, et plus particulièrement celui du Pays de Pontivy. Chaque nouvelle édition offre aux visiteurs l’occasion d’appréhender différemment ce patrimoine breton, d’être les témoins privilégiés d’un dialogue sans cesse renouvelé entre la singularité d’une quête artistique et la spécificité d’une architecture religieuse.
Près de vingt artistes(1) – sculpteurs, peintres, vidéastes – ont répondu à l’invitation et accepté de s’emparer d’une chapelle, choisie ou dévolue, pour y concevoir une création in situ, forcément influencée par l’idée que chacun d’eux se fait d’un lieu de culte. Pour Olivier Alibert, par exemple, il s’agit d’un espace « d’expression, de propagation d’une parole ». Observation qui a conduit le plasticien à disposer sur le sol de la chapelle Saint-Drédeno, à Saint-Gérand, ses sculptures en bois et objets détournés – une série de petits porte-voix et jouets d’enfant –. Ultra Vox est un projet constitué d’œuvres à la fois familières et étranges, qui viennent « interroger la perception du regardeur, sollicitent son imaginaire et font naître le doute ». « Potentiellement le visiteur pourrait activer ces objets, s’en emparer et réagir par rapport au dispositif », précise l’artiste, qui n’aime rien tant que perturber « la signification des choses, leur valeur d’usage, et transformer notre rapport aux objets et espaces quotidiens ».
« Les œuvres habitent le réel, estime de son côté Susanna Fritscher. Elles se construisent à partir d’un lieu, en son milieu, pour s’adresser à nous, à notre perception visuelle et sensorielle. » La plasticienne d’origine autrichienne a choisi la chapelle Sainte-Tréphine, à Pontivy, pour y présenter l’une de ses premières œuvres sonores : Il y a ce que je sais met en scène un texte relatif aux caractéristiques picturales de la voûte de l’édifice, stimulant à la fois l’ouïe et le regard dans un subtil et diffus va-et-vient. « Cette chapelle avait des qualités qui se prêtaient à cette œuvre : c’est un espace assez petit, intime, très riche de peintures et de sculptures. Le principe de mes pièces sonores est de partir de ce que l’on voit. (…) Il s’agit de réfléchir à ce que c’est qu’écouter, que regarder, ce qu’est l’attention. »


L’Allemand Rainer Gross a pour sa part retenu le vaste espace de la chapelle de Saint-Nicolas-des-Eaux, près de Pluméliau, pour y déployer les courbes de sa monumentale et longiligne sculpture en lattes de bois noires. « Ce qui m’a frappé ici, c’est le volume, explique-t-il. Mes installations sont en général relativement grandes, elles ont besoin de respirer, de se développer dans l’espace. J’ai été interpellé aussi, bien sûr, par les détails de l’architecture. » Après s’être plongé dans l’histoire du lieu, il décide de réaliser En aval, une œuvre linéaire, afin de relier entre eux recoins et niches de la chapelle. « C’est comme un dessin dans l’espace, une sorte de calligraphie en trois dimensions. J’aime travailler sur les contrastes et créer un dialogue, que ce soit avec un lieu ou le spectateur. Une sculpture, il faut pouvoir tourner autour, la voir de différents angles, ça provoque une participation du public. »
Dans la commune voisine de Bieuzy-les-Eaux, Cécile Bart invite elle aussi le visiteur à entrer en interaction avec quatre de ses Peintures/écrans, vastes toiles de tergal peintes et tendues sur châssis d’aluminium, suspendues au cœur de la chapelle de la Trinité. Leur appréhension dépend à la fois du mouvement du spectateur, de la lumière comme de l’architecture du lieu qui les accueille. L’artiste préfère souvent se référer à la notion de mise en scène plutôt qu’à celle d’installation, la lecture de ses œuvres étant soumise à un renouvellement constant au fil du passage du public. « C’est la première que j’expose dans une église qui est encore consacrée, où la statuaire est restée. Ça change beaucoup la façon d’investir un lieu, confie-t-elle. Quand on arrive, on lève les yeux vers la voûte et cette charpente magnifique, mais on se sent aussi happé par le sol. Il est vite devenu évident que j’allais mettre des choses verticales qui allaient faire le lien entre ces deux éléments très forts pour moi. »
Patrick Hébrard évoque un « véritable coup de cœur » ressenti pour la chapelle Notre-Dame du Guelhouit, à Merland. Elle abrite Angle mort, sa dernière vidéo-sculpture qui témoigne d’un rapport à la nature « important », relayé par le paysage dans lequel vient s’intégrer la chapelle. Par son approche originale de la sculpture et de la vidéo, l’artiste questionne notre relation à l’image en s’ingéniant à perturber nos sens. « C’est vraiment la rencontre entre deux médiums, indique-t-il. Je m’arrange pour casser la frontalité entre public et surface plane. Le support crée une implication du spectateur, qui est amené à se déplacer pour voir l’œuvre sous plusieurs angles, ce qu’on fait avec une sculpture mais pas au cinéma. J’appelle cela sculpter l’image. »
Resté fidèle aux grandes lignes de l’abstraction, le peintre d’origine espagnol Miquel Mont revendique le tableau comme un espace d’expérimentation et interroge inlassablement la peinture, sa façon d’être faite et d’être reçue. Le fruit de ses récentes recherches s’intitule Mono-Tone et est à découvrir au sein de la chapelle Locmaria, à Séglien. « J’ai été frappé par la minéralité des lieux, le dépouillement intérieur, la beauté et la qualité des peintures du plafond, précise le peintre. Ce que je propose ici est une déstructuration du dessin, un dialogue avec le lieu. Il me fallait à ce titre une chapelle sur les murs de laquelle je puisse intervenir. » Aplat de peinture, photographies et objets sont ici réunis selon « une façon de procéder qui relève plus du collage, qu’il faut interpréter comme un assemblage ».


L’intimidation première, éprouvée par Philippe Mayaux à l’idée d’être confronté à la chapelle de la Trinité, à Cléguérec – « Je ne suis pas croyant, j’avais peur d’agresser ce lieu » –, s’est finalement révélée être une « aide » pour « inventer un projet spécifique, lié à la mémoire et aux différentes cultures qui se sont superposées ici comme des couches géologiques. » Peintures, sculptures, installations, objets mis en vitrine ou photographies, l’artiste utilise tous les médiums. « Il y a très peu de couleurs, je les ai laissées à la chapelle. Je voulais plutôt être présent par des ondes, du son, des choses qu’on n’entend pas habituellement dans un tel lieu. L’idée, c’est que le spectateur visite cela un peu comme un musée de l’homme, comme s’il découvrait des bribes d’un monde perdu. Evidemment, c’est très ironique puisque c’est de nous dont il est en fait question, de nos restes et de ce qu’on laissera à la civilisation suivante. Finalement, c’est un travail sur la vanité. »
Deux artistes ont préféré orienter différemment leur participation en investissant un lieu autre qu’une chapelle. Shigeko Hirakawa choisit ainsi de déployer son installation à la surface d’un des étangs du Roz, à Neuillac. Phytoplancton s’inscrit dans la démarche poétique de la plasticienne d’origine japonaise qui s’appuie sur les éléments fondamentaux de la vie que constituent l’eau, l’air, la lumière ou les plantes pour dresser un état des lieux engagé de nos rapports avec la nature. Christophe Cuzin, qui se définit comme « artiste peintre en bâtiment », a pour sa part tout simplement dressé, près de Pluméliau, sa propre Chapelle des hautes plaines – en référence au film L’homme des hautes plaines de Clint Eastwood – , toute de rouge revêtue. « La couleur est le sujet de mon travail », rappelle-t-il. « Sur ce lieu-dit du Cloître, il y avait auparavant une chapelle qui a été vendue et reconstruite dans une autre commune. Moi, j’ai choisi d’importer ici une chapelle du Finistère. Mais ça se veut plus un logo, une idée de chapelle, une forme générique. » Interrogé sur l’inéluctable caractère éphémère de son installation, l’artiste réplique avec poésie qu’il s’agit « ni plus ni moins que d’un morceau de musique, une pièce de théâtre à jouer ou à rejouer quand on en a envie. »
Sillonnant le Pays de Pontivy tout en rayonnant de part et d’autre des rives du Blavet, le parcours de cette édition 2011 s’articule selon quatre circuits fléchés d’une cinquantaine de kilomètres chacun : trois d’entre eux s’élancent de Saint-Nicodème en Pluvéliau, le quatrième part de Pontivy même. Dans chaque chapelle, un guide accueille(2) les visiteurs pour les aider à se saisir de l’œuvre comme du lieu et les accompagner un moment dans cette balade tout aussi physique qu’intellectuelle et spirituelle.
(1) Olivier Alibert, Cécile Bart, Wernher Bouwens, Jean-Marc Cerino, Christophe Cuzin, ?Susanna Fritscher, Franck Gérard, Michel Gouéry, Rainer Gross, Patrick Hébrard,?Shigeko Hirakawa, Claire Jeanne Jézéquel, Fabrice Lauterjung, Philippe Mayaux, Miquel Mont, ?Olivier Nottellet, Slimane Raïs, Olivier Soulerin, Eric Vigner, Eric Winarto et Heidi Wood.
(2) Tous les jours sauf le mardi de 14 h à 19 h.