« En employant ce mot “dislocación” – un terme emprunté à la médecine -, je fais référence au fait de séparer un élément du milieu auquel il appartient et à ses conséquences, explique la plasticienne Ingrid Wildi Merino. De la même manière, il peut exprimer la déformation d’un argument ou d’un raisonnement, lorsqu’il est manipulé, éloigné, voire retiré de son contexte. » Dislocación est devenu l’intitulé d’un projet d’échange et de recherche mené par l’artiste helvético-chilienne, à l’occasion du 200e anniversaire de l’indépendance du Chili – célébré en septembre 2010 –, et qui a abouti à une double exposition. D’abord présentée à Santiago à l’automne dernier, celle-ci a depuis traversé l’Atlantique pour rejoindre le musée des Beaux-Arts de Berne, en Suisse. Elle propose des installations, vidéos et photographies réalisées par quatorze artistes* chiliens et européens autour de thématiques à la fois propres au Chili, marqué par les années de dictature d’Augusto Pinochet, mais abordées également de plus large manière afin de pouvoir toucher des cordes sensibles spécifiques au Vieux Continent. La mondialisation, ses causes historiques et ses conséquences contemporaines sont au cœur de l’ensemble des sujets abordés. Il est ici question de rupture, de déboîtement, de déplacement ou encore de déracinement, autant de notions parallèles à celle de la dislocation.
« Dans le cadre de la mondialisation et de ses caractéristiques économiques et politiques, des communautés entières ont par la force des choses été déplacées ou se sont engagées dans des mouvements migratoires motivés par la quête de meilleures conditions de vie, la poursuite d’un idéal global, qui les mènent tout droit vers une vie qui, culturellement, part à la dérive. La mondialisation génère des modèles uniformisés qui ne tiennent en effet aucun compte des différences ethniques, culturelles ou sociales », argumente Ingrid Wildi Merino. Une partie des œuvres associées au projet reflète plus particulièrement la réalité de la société chilienne, d’autres s’appuient sur l’exemple de ce pays pour démontrer combien les phénomènes qui y sont observés existent, finalement, un peu partout dans le monde : l’insuffisance de logements, les déplacements de populations, l’atteinte portée aux identités culturelles en sont quelques illustrations. Le Chili devient ainsi une forme de paradigme sur lequel s’appuient les artistes pour nous présenter leurs réflexions sur le monde contemporain et son enlisement dans les effets pervers de la mondialisation.
Parmi les différents acteurs de ce riche projet, le collectif chilien OOO Estudio, qui mène une réflexion générale en lien avec l’architecture et les espaces de vie, a choisi de présenter Decreto público no habitable, une installation abordant le thème récurrent des logements sociaux et, surtout, celui de leur mauvaise qualité. Le visiteur fait ici l’expérience d’une pièce unique de douze mètres carrés attribuée par le gouvernement chilien à une famille moyenne (cinq personnes). Un espace réduit qui conduit à des dysfonctionnements tels que beaucoup lui préfèrent la rue. C’est ce dont le public fait d’ailleurs la désagréable expérience lorsque d’autres visiteurs affluent dans l’espace. Dans le même temps, des vidéos montrent à quel point les habitants sont exclus des processus de décision, l’ensemble posant la question du fonctionnement de l’espace public dans une situation de « fragilité sociale ».
Le Suisse Thomas Hirschhorn s’intéresse pour sa part au modèle de voiture préféré de la classe moyenne supérieure chilienne, à savoir un 4×4 Ford Ranger. L’artiste a tout simplement entrepris de découper un pick-up de ce type en deux avant de « recoller » les morceaux de carrosserie avec du scotch d’emballage. La perturbation du fonctionnement du véhicule est associée à l’idée de fracture sociale, appuyée également par la double cabine qui sépare le conducteur des passagers, symbolisant respectivement l’employeur et les travailleurs. Enfin, la référence à la marque Ford vient rappeler le fordisme, qui a vu naître le travail à la chaîne, tout en accordant un meilleur salaire de base et des prestations sociales à vie aux employés. Thomas Hirschhorn affirme s’intéresser avant tout à « ce qui est politique et qui a pour corollaire les questions suivantes : Où est-ce que je me situe ? Où se situe l’autre ? Qu’est-ce que je veux? Que veut l’autre ? » Des réponses apportées dépendent, selon lui, des prises de décision individuelles mais indissociables du politique.
Campos de luz est une installation multimédia réalisée par le Chilien Juan Castillo à partir d’entretiens vidéo avec des personnes habitants un même quartier et invitées à s’exprimer sur le terme «dislocación». Il en ressort que la plupart des gens âgés lui donnent un sens négatif, l’associant souvent au putsch militaire de 1973, tandis que les plus jeunes sont davantage positifs et imaginatifs. Les discussions et débats qui ont résulté de cette initiative et sont venus animer toute une communauté ont finalement constitué, selon l’artiste, « les moments les plus intéressants de tout le projet ». Pour la présentation de son installation à Berne, Juan Castillo a poursuivi sa démarche en interrogeant des migrants en Suisse. Parallèlement aux projections des films vidéo, l’artiste a imprimé les photos des intervenants ainsi que leurs portraits dessinés, cherchant ainsi à illustrer leur propre déracinement dans le clivage visuel établi entre le moi filmé, le moi photographié et le moi dessiné.
« La raison pour laquelle nous avons invité aussi bien des artistes chiliens que des artistes suisses ou européens était que nous, Européens, vivons et interprétons certains phénomènes comme les migrations ou le déracinement selon une autre perspective historique et politique que les Latino-Américains », explique Kathleen Bühler, commissaire des expositions temporaires du musée des beaux-arts de Berne. Un point de vue que l’on retrouve pleinement dans la démarche du couple d’artistes franco-allemand, formé par Sylvie Boisseau et Frank Westermeyer. En s’appuyant sur le conflit territorial opposant, dans le sud du Chili, la communauté autochtone des Mapuches aux immigrants allemands qui ont commencé à s’y installer au XIXe siècle, ils développent une réflexion plus large sur les conséquences de l’émigration européenne liée à la colonisation. Leur montage vidéo met en évidence l’étonnante impassibilité de la population indigène vis-à-vis de ce qui les entoure, sauf lorsqu’il est question de sa relation à la terre, qui appartient au domaine du sacré. Les expropriations successives, subies depuis la fin du XVIe siècle, ont ainsi douloureusement rythmé l’histoire des Mapuches. Evoquant par ailleurs le fait qu’environ 47 millions de personnes ont émigré d’Europe entre 1841 et 1913, les deux artistes rappellent également que le phénomène du déplacement, contraint ou pas, a influé sur nombre de destins individuels européens comme sur l’histoire collective du continent.
Travaillant elle aussi autour des thèmes de la mobilité et des flux migratoires, l’artiste suisse Ursula Biemann fonde ses recherches sur la notion de porosité des frontières et les difficultés de relation entre l’identité, la mémoire et l’histoire. Sahara Chronicle est une installation constituée de vidéos et de photographies documentaires, réalisées par l’artiste lors d’un projet de recherche dans la zone disputée du Sahara occidental. Ursula Biemann étudie par la même occasion le phénomène d’exode récurrent depuis l’Afrique subsaharienne vers l’Europe et les tentatives d’endiguement, tout aussi récurrentes, développées par les autorités en la matière. Fragments d’images, de bruits, bribes de musique et d’enregistrements radio accompagnent le déploiement d’une immense image d’une région dont l’identification est délibérément rendue impossible. Il revient à chaque spectateur de développer sa propre compréhension des multiples caractéristiques qui définissent un Sahara en perpétuel mouvement, territoire présenté ici comme à la fois réel et imaginaire.
« Dans les circonstances politiques présentes, il n’est pas de questionnement plus actuel en Europe que celui de notre rapport avec les personnes migrantes dont l’identité culturelle différente de la nôtre remet en question notre propre identité », vient rappeler Kathleen Bühler. De fait, ces quelques exemples piochés parmi les œuvres présentées à Berne témoignent d’un projet global dense et engagé, soucieux de proposer au public, qu’il soit latino-américain ou européen, des éléments nouveaux de compréhension et d’appréhension des défis que n’a pas fini de nous lancer la mondialisation.
* Ursula Biemann, Sylvie Boisseau et Frank Westermeyer, Juan Castillo, 000 Estudio (Javier Rioseco), Thomas Hirschhorn, Alfredo Jaar, Voluspa Jarpa, Josep-Maria Martín, Mario Navarro, Bernardo Oyarzún, RELAX, Lotty Rosenfeld, Camilo Yáñez et Ingrid Wildi Merino.