Au cœur de l’exposition, Rouge à venir, l’œuvre la plus récente d’Anne-Sarah Le Meur. L’artiste poursuit sa recherche en jonglant avec les commandes de son ordinateur et fait naître des images génératives, à la fois touchantes et esthétiques, qui emportent le visiteur vers d’autres rivages. Elle partage actuellement les cimaises de la galerie Charlot à Paris avec les peintures sur papier de Bénédicte Gerin.
Lumière, couleur, matière se transforment en une danse imprévisible. A même le mur, l’œuvre générative s’exprime. Face à elle, le visiteur se laisse aller à la contemplation. Le talent d’Anne-Sarah Le Meur est sans aucun doute d’offrir aux millions de chiffres de son programme informatique un accomplissement poétique et captivant. Pourtant, rien de spectaculaire ne se passe, rien de compréhensible non plus. Il s’agit plutôt d’empathie, d’un rythme sur lequel le visiteur se cale et se laisse emporter. « Rouge à venir prend sa source dans le chaos du monde, qu’il soit économique, politique, écologique ou symbolique. Comment mieux vivre, ne pas se faire assujettir ou dominer l’autre, ne pas détruire la terre, conserver une relation au monde respectueuse et pleine de sens », se demande l’artiste. Les couleurs varient autour du rouge. Orangé, rose, violet, jaune et brun et leurs opposés se complètent et luttent. A l’origine, il y a Œil-océan, le premier génératif créé par l’artiste. L’œuvre matrice qui a permis tous les développements ultérieurs. « Avec le numérique et les nombres, j’ai d’abord appris à aimer le gris, ce milieu entre noir et blanc. C’est facile à coder : rouge = vert = bleu. Puis, la programmation m’a amenée à m’intéresser à d’autres couleurs. J’ai d’abord réussi à composer des progressions en bleu et puis, l’année suivante, il y a eu l’accident nucléaire de Fukushima et les révoltes dans le Maghreb. J’étais sous pression émotionnelle et c’est à ce moment-là que j’ai réussi à faire du rouge. Comme en réaction aux drames et convulsions du monde. Depuis, Rouge à venir n’a pas cessé d’évoluer. De la performance au génératif, puis aux tirages. »
Des performances dans le silence
Le processus est toujours le même. Tout d’abord, la recherche. Des heures passées dans la pénombre à programmer et à tester. Sur l’écran une forme aux contours incertains sature la couleur ou se laisse absorber par elle. Disparaît et renaît sans préméditation. La chorégraphie magnétique est à chaque fois unique et le talent consiste à la renouveler sans cesse. L’éphémère est le fil de cette œuvre funambule. « Quand je tâtonne, je ne passe pas mon temps à enregistrer. Je sais que tel phénomène ou telle teinte est possible, mais après pour le reproduire, c’est une autre histoire. Là, par exemple, il y a trois lumières, chacune est le résultat d’une combinaison singulière de couleurs, de positions et d’intensité, sans oublier que la forme support a aussi ses paramètres ! »
Ces dernières années, une étape supplémentaire est venue compléter le dispositif : la performance. Gris-moire fut la première en 2009. Kumiko Omura, compositrice japonaise, qui vit en Allemagne, avait vu Œil-océan et invita Anne-Sarah Le Meur à travailler sur une de ses compositions. « J’ai trouvé la proposition initialement difficile: comment ne pas coller à la musique mais créer un dialogue avec elle. L’écueil à éviter à tout prix était l’illustration. En définitive, ça m’a beaucoup plu. » Ensuite, suivirent des performances dans le silence en Belgique, puis en Espagne, en 2010. « A l’époque, je cherchais déjà le rouge, mais c’est le bleu qui est sorti ! L’année suivante, j’ai créé Rouge à venir en collaboration avec la musicienne Sigolène Valax. » Deux performances ont lieu au Centre Mercœur (soirée Vision’R) et au Musée du Montparnasse, à Paris. Plongée dans le noir, l’artiste est alors aux commandes de sa création. « Grâce aux raccourcis clavier, je maîtrise de façon très déterminée chaque apparition. Je contrôle l’ensemble à l’œil, ce qui n’est pas le cas une fois la création automatisée. Chaque performance a un script, mais j’interagis avec le programme ce qui laisse la place à une forme d’improvisation. Je peux pousser le rouge ou déplacer la lumière… »
Sur le mur, le génératif continue de se déployer, sans accompagnement sonore cette fois. L’œil de sa créatrice est impuissant désormais. Il ne peut que regarder le résultat de tant et tant d’heures de travail à gérer des progressions de paramètres, pour que tous les scénarios possibles soit intéressants et s’enchaînent sans discordance. Car il ne s’agit plus là de tenir une heure aux manettes, entourée de spectateurs attentifs, mais de proposer des jours durant une pièce infinie à l’esthétique et au scénario capables d’arrêter et de retenir l’attention des visiteurs. Une véritable gageure. « Il faut éviter la répétition, insuffler le rythme, doser l’intensité, créer l’attente, la surprise aussi. Penser le temps et la dramaturgie, la progression des chiffres ou des paramètres en fonction des couleurs, prendre en compte la perception du spectateur. Les amplitudes sont bordées. J’essaye de gérer les fréquences, les raretés, une ambiance. La question se pose aussi de l’intérêt de fixer par les paramètres ou d’enregistrer une séquence en vidéo. Pour moi, la philosophie de l’informatique, c’est la variabilité. Faire un programme qui engendre toujours les mêmes images serait répondre à une logique contradictoire et ne pas exploiter au maximum le potentiel de la matière. Après, il y a un grand plaisir à laisser échapper la création ! »
La capacité de transformation, tel est l’essentiel aux yeux de l’artiste. Le flux, l’énergie, le grouillement, le changement, voilà ce qui lui importe. Des millions de chiffres qui s’agitent en coulisses et fourmillent ! Une folle agitation imperceptible à la surface de l’œuvre. Il y a vingt ans, quand Anne-Sarah Le Meur était à Marseille et qu’elle essayait de travailler aussi vite et autant que les machines, elle écrivait pour raconter sa vie quotidienne avec l’ordinateur. C’était avant la thèse en arts plastiques, avant de partir en Allemagne. Dans L’Accélérateur de création, elle avait reproduitun extrait de programme. « Je n’aime pas l’informatique, je n’aime pas la programmation, je ne suis pas bonne. Mais ça m’amuse de concevoir des relations entre ce langage logique, froid, et quelque chose de l’ordre de l’émotionnel. Dans mon programme, il y a plein de variables avec des noms très sonores. C’est un peu comme de la poésie lettriste ! Boulap, bobol, bofuc, fub, flug, flugub… sont des noms mnémotechniques que j’ai donnés aux variables, aux cases mémoires dans lesquelles je mets des valeurs qui changent. Entendre la lecture du programme serait aussi une expérience ! »
Quand l’image écoute la musique
Avant même l’invitation de Kumiko Omura, la tentation du son était présente. « J’avais envie de mettre de la musique sur les images, de travailler, d’explorer, de comprendre les liens qui pouvaient être intéressants entre le son et l’image. Mais je voulais quelqu’un qui travaille avec le silence. Une chose difficile pour un compositeur, sauf s’il s’appelle Jonathan Harvey ! » Si la plupart du temps, les œuvres sont muettes, c’est qu’en réalité, elles répondent à une véritable aspiration de l’artiste. « J’adore le silence. Il permet la concentration, voire le recueillement. J’aime être confrontée à lui et puis notre société est très bruyante. C’est une expérience intéressante de seulement regarder, y compris en groupe. Le son oriente énormément la perception. Il doit être ouvert pour ne pas restreindre la polysémie ou l’ambivalence de l’image. Ceci dit, j’avoue qu’à certains moments de la performance avec Kumiko, j’ai eu l’impression que l’image écoutait la musique et réagissait en fonction. Comme si l’une percevait l’autre. ça m’a énormément touchée. »
A la galerie Charlot, Rouge à venir est entourée de tirages majestueusement colorés, témoins d’instants fugaces, de la conjonction de différents paramètres, expressions plastiques de réalités mathématiques. Les regarder procure le même plaisir que celui que l’on éprouve face à l’océan photographié. Enfin rassurant, maîtrisé. Pourtant, l’œil demeure à jamais attiré par le mouvement de cette entité noire, vide ou pleine, caressante ou inquiétante, qui se répand et se rétracte. Cet organe palpitant et parfois tremblant comme celui qui nous maintient en vie.