Nalini Malani – L’engagement au féminin

Le vernissage de sa première exposition solo en France a lieu aujourd’hui à la galerie Lelong. Et c’est en plein préparatifs et travaux d’accrochage que l’artiste indienne, qui vit et travaille à Bombay, nous a reçus.

Brune, les cheveux courts, le regard débordant de vitalité et de cordialité, Nalini Malani est parfaitement à l’aise dans cet univers parisien qu’elle affectionne et retrouve régulièrement depuis plus de 35 ans. C’est après avoir obtenu une bourse, en 1970, que la jeune femme y défit pour la première fois ses valises. « Ce fut une période très riche, la plus importante de mon apprentissage intellectuel. » Passionnée et curieuse de tout, elle va de cours en conférences, découvre Simone de Beauvoir, Jean-Paul Sartre et Claude Lévi-Strauss. C’est pour elle une « véritable prise de conscience », alimentée par l’effervescence des arts de l’après-Mai 68 : « A cette époque, régnait une incroyable énergie artistique. »

C’est pourtant sans regret ni hésitation que Nalini regagne l’Inde, deux ans plus tard. « Les gens me demandent souvent pourquoi je suis retournée en Inde, car il aurait été facile de rester ici à l’époque. Mais l’Inde était un pays jeune, dans lequel il y avait énormément de choses à faire, en particulier dans le domaine de l’art. Il était temps pour les artistes indiens de trouver leur propre voie et de s’éloigner enfin du modèle européen. » La jeune femme est bien décidée à faire partie d’une nouvelle génération d’artistes, à la fois fière de ses racines et voulant croire à l’égalité des droits pour tous.

Nalini Malani, photo Samatha Deman
Nalini Malani, à l’arrière plan Cassandra, 2009

Les cicatrices jamais refermées de la Partition

L’Inde, son histoire et sa culture sont l’essence même du travail de Nalini Malani, qui ne peut oublier les blessures, toujours à vif, laissées par la Partition. A cette époque, et depuis des siècles, sa famille est installée dans la région du Sind où elle cultive la terre. Au moment de l’indépendance et du partage de l’Empire britannique des Indes, en 1947, cette province intègre le nouvel Etat pakistanais. Les siens, parce qu’ils ne sont pas musulmans, se voient contraints à l’exil et rejoignent sur les routes les quelque 12 millions de personnes déplacées. « Encore aujourd’hui, ma mère, qui a 87 ans, continue de parler de la Partition et non pas de l’Indépendance… »

Tandis que ses grands-parents sont dirigés vers le sud de l’Inde où leur sont attribuées des terres – une région dont les traditions agricoles comme la langue de leurs habitants leur sont parfaitement étrangères –, Nalini, âgée alors d’un an, s’installe avec ses parents à Calcutta. « Avant même que la partition ne soit effective, ma mère, qui a toujours été très pragmatique, avait poussé mon père à postuler pour un emploi chez Air India, à Calcutta. Elle est même allée passer l’entretien à sa place – car il était retenu par les événements dans le Sind – et lui a assuré l’obtention du poste ! » Le regard de Nalini s’éclaire à l’évocation du « panache » maternel et se fait nostalgique à celui de certains souvenirs d’enfance.

Une enfance plutôt heureuse, rythmée par l’école, les séances de cinéma et l’engagement social de sa mère qui vient notamment en aide aux réfugiés du Pakistan oriental, aujourd’hui le Bangladesh. D’origine sikh, et ignorant donc traditionnellement les distinctions de castes, « ma mère vivait également loin de sa belle-famille, ce qui lui donnait une marge de liberté certaine, qu’il s’agisse de cuisine ou de gestion de son temps. »

Une dizaine d’années passe, puis la famille déménage à Bombay. Nalini Malani y poursuit des études artistiques après avoir, mais non sans peine, convaincu son père du bien-fondé de sa vocation. Elle débute dans l’illustration médicale, alliant à la fois un « vrai » travail, selon la définition du chef de famille, et sa passion pour le dessin, héritée peut-être de celle de son grand-père pour l’aquarelle, avant de rejoindre la Sir Jamshedji Jeejeebhoy School of Art, dont elle sort diplômée en 1969. « Pendant ma scolarité, j’ai eu la chance de disposer d’un petit atelier dans un lieu qui accueillait aussi bien des musiciens et des danseurs que des acteurs et auteurs de théâtre. La mise en commun de nos expériences fut pour moi très enrichissante. »

Après avoir poursuivi son apprentissage intellectuel et artistique à Paris, Nalini Malani revient s’installer à Bombay et y développe une œuvre socialement et politiquement très engagée. Un engagement – sur lequel pèse sa condition féminine – qui n’est sans doute pas étranger aux difficultés qu’elle rencontre à être reconnue par ses pairs sur la scène artistique indienne. « Peut-être est-ce parce que je ne me suis jamais adressée à eux comme à des gourous, ce à quoi ils sont habitués… »

Nalini Malani courtesy galerie Lelong
Broken 2, peinture sur l’envers@d’une feuille d’acrylique, Nalini Malani, 2009

Une féministe convaincue

Mais la jeune femme ne désarme pas et poursuit l’élaboration de son œuvre. Curieuse, elle expérimente différents médias. Sans jamais abandonner le dessin, au centre de son activité créatrice, l’artiste joue avec la vidéo, la performance, l’installation et le numérique. Elle développe une technique inspirée de la peinture traditionnelle sous verre indienne, et peint notamment sur l’envers de feuilles d’acrylique. Elle aime aussi que se croisent les disciplines et travaille en collaboration avec d’autres artistes : « Nous apportons chacun quelque chose et il nous faut trouver une troisième forme d’expression. C’est passionnant. »

Activiste sociale et politique, résolument féministe, Nalini Malani défend à travers ses œuvres un nécessaire travail de mémoire, s’élève contre toute forme d’extrémisme, le religieux en particulier, et dénonce le communautarisme qui a engendré tant de drames en Inde comme ailleurs.

Médée, Radha, Sita, Alice sont autant d’héroïnes de la mythologie et de la littérature indienne et occidentale que l’artiste aime mettre en scène. Récemment, c’est de l’histoire de Cassandre(1) dont elle s’est inspirée. « J’ai toujours été très intéressée par les mythes grecs. Et fascinée par l’adaptation contemporaine qu’a pu en faire Christa Wolf(2). » La lecture féministe du mythe antique que transmet l’écrivain allemande sied parfaitement à Nalini Malani, qui approfondit, à travers son œuvre Cassandra, la réflexion sur le rôle de la femme dans l’Histoire ainsi que sur les mécanismes du pouvoir et de la guerre. « L’idée étant que l’on est conscient de tragédies et guerres à venir sans pour autant se donner les moyens de les empêcher de survenir » explique-t-elle.

Si l’artiste indienne aime puiser dans les textes hindouistes, « qui sont souvent porteurs de sagesse sans forcément parler de religion », ou dans l’actualité et la culture de son pays, il n’est pas pour autant nécessaire d’être expert en la matière pour appréhender son œuvre. Car, qu’il s’agisse d’un conflit intercommunautaire, opposant hindous et musulmans au Gujarat, ou du taux d’infanticide féminin incroyablement élevé dans le nord de l’Inde, les thèmes et les événements dont s’inspire Nalini Malani rejoignent une histoire qui nous est finalement commune à tous, celle des hommes, jalonnée depuis toujours de violences et d’injustices. C’est ce qui fait que « chacun peut projeter sa propre imagination à travers mes toiles », souligne-t-elle, sans en dénaturer le sens originel.

Nalini Malani courtesy galerie Lelong
Word Bait, peinture sur l’envers@d’une feuille d’acrylique, Nalini Malani, 2009

(1) Cassandre, personnage de la mythologie grecque, est la fille du roi de Troie, Priam, à laquelle Apollon promet le don de prédire l’avenir si elle se donne à lui. La jeune femme ayant accepté avant de se rétracter, il la condamne à ne jamais être crue.

(2) Auteur de Cassandre, 1994, éditions Stock.

GALERIE

Contact
Cassandra jusqu’au 10 juillet Galerie Lelong, 13, rue de Téhéran, 75008, Paris, France.
Tél. : 01 45 63 13 19 www.galerie-lelong.com.
www.nalinimalani.com
Crédits photos
In the heart of darkness, peinture sur l’envers @d’une feuille d’acrylique © Nalini Malani courtesy galerie Lelong,Broken 2, peinture sur l’envers@d’une feuille d’acrylique © Nalini Malani courtesy galerie Lelong,Word Bait, peinture sur l’envers@d’une feuille d’acrylique © Nalini Malani courtesy galerie Lelong,Re Cyclers, peinture sur l’envers d’une feuille d’acrylique © Nalini Malani courtesy galerie Lelong,Sans titre 5, peinture sur l’envers d’une feuille d’acrylique © Nalini Malani courtesy galerie Lelong,Sans titre 2, peinture sur l’envers d’une feuille d’acrylique © Nalini Malani courtesy galerie Lelong,Tales of Good and Evil, estampe numérique pigmentaire © Nalini Malani courtesy galerie Lelong,Listen 2, peinture sur l’envers d’une feuille d’acrylique © Nalini Malani courtesy galerie Lelong,Nalini Malani, à l’arrière plan Cassandra © Nalini Malani, photo Samatha Deman