Depuis 1946, le Salon des réalités nouvelles promeut la création non figurative et célèbre l’art abstrait comme un formidable laboratoire d’expérimentation formelle. Chaque année, un jury de journalistes et de critiques d’art récompense l’œuvre d’un artiste. Pour l’édition 2024, huit prix de la critique ont été décernés. ArtsHebdoMédias, représenté par Samuel Solé, a choisi Bernard Blaise pour son étonnante sculpture, Chromozone 7.1.2. Focus sur l’artiste et son œuvre.
Postée comme une sentinelle à l’entrée du réfectoire des Cordeliers, une sculpture à la géométrie radicale retient tout de suite notre regard. Elle le retient certes, mais sans le tenir captif, et ce, malgré l’étoffe dans laquelle elle fut taillée : du grillage de cage à poule. « Quand on pense “grillage”, on ne pense pas “sculpture”, nous confie l’artiste, on pense “cage”, “enfermement”, “Guantánamo” ! » Et pourtant, c’est à partir de ce même matériau qui, d’ordinaire, vise à clôturer, enfermer, séparer, que Bernard Blaise parvient à ouvrir un espace de l’entre-deux, une zone intermédiaire dans laquelle se déclinent une foule de variations possibles entre le creux et le plein, l’ombre et la lumière, la transparence et l’obstacle. Comme toute sculpture, celle-ci nous invite à la mobilité, mobilité du corps et du regard, mais ici, l’œil ne bute pas contre la surface d’une forme forclose autour de laquelle on tourne sans pouvoir en saisir la totalité. Il traverse la sculpture de part en part et ramasse, en chaque point de l’espace, le dedans et le dehors, l’envers et l’endroit, le volume et la surface. Tel est le coup de force de Chromozone 7.1.2. : ouvrir la sculpture à quelque chose comme la troisième dimension et demie.
Artiste autodidacte et touche-à-tout facétieux, Bernard Blaise a plus d’une corde à son arc : peinture et sculpture, bien sûr, mais aussi gravure, vitrail et tapisserie. Il échappe en 1968 à des études d’art qui ne lui auraient sans doute rien appris d’autre que « des méthodes rationnelles pour gagner sa croûte ». Fils de modiste, il suivra d’abord la trajectoire familiale, avec un passage remarqué dans les vitrines du chausseur Harel. C’est à l’âge de trente-sept ans qu’il embrassera pleinement sa vocation d’artiste, après s’être installé sur les rives de la Blaise (cela ne s’invente pas). Il commencera par de grandes toiles à la gouache avant que l’appel de l’espace et du volume ne le conduise à la sculpture. Il travaillera le carton, « non pas comme support, mais comme matière à sculpter », à la manière d’un Frank Gehry. Son travail sera couronné par le prix de l’Institut de France en 1996, mais loin de se reposer sur ses lauriers, l’artiste se tourne déjà vers d’autres matériaux, comme le grillage, un matériau « dur et froid » qu’il tient pour l’opposé du carton, « tendre et chaud ». Pas question de s’enfermer dans le confort d’une recette maîtrisée.
Bernard Blaise n’est, bien entendu, pas le seul à travailler le grillage, mais il est sans doute le seul à le travailler de cette manière. À la différence d’un Roger Chomeaux qui, pour concevoir ses fétiches et ses totems animaux, malaxe et modèle le grillage comme une sorte d’argile souple et malléable, Bernard Blaise se voit davantage comme « un menuisier, un métallier, un serrurier », comme « un tisserand » qui ne travaillerait pas à partir de fibres textiles, mais de fibres de métal. « Je ne peux pratiquement pas expliquer comment je travaille. Il y a des moments où l’on est en roue libre intégrale et l’on résout alors des problèmes que l’on ne s’était même pas posés, en l’occurrence, comment concevoir un cube avec du grillage. » De là, il élargit son répertoire de formes – cylindres, onglets, polyèdres, sphères – qu’il peut ensuite assembler dans ce qu’il désigne lui-même comme « un jeu de construction ». Ses sculptures se présentent donc comme un assemblage de volumes élémentaires, de la même façon que la matière elle-même est composée d’atomes dont la structure et la position en déterminent la nature et les propriétés.
Le goût du jeu de mots et de la plaisanterie
Le sculpteur reconnaît volontiers la nature atomiste de ses œuvres : les regarder, c’est finalement comme regarder « un morceau de métal au microscope ». La forme élémentaire utilisée dans Chromozone 7.1.2. rappelle, en ce sens, celle d’une molécule coudée, une molécule dans laquelle un atome central se trouve lié à deux autres atomes dans une structure en forme de coude. On observe, par exemple, ce type de forme dans la structure de l’ADN qui comprend des coudes et des boucles afin d’organiser efficacement l’information génétique. Rien d’étonnant, donc, à ce que l’œuvre s’intitule Chromozone 7.2.1., mot-valise formé par la fusion des mots « chromo » et « zone » et dont les sonorités rappellent celles du mot « chromosome ». Le préfixe « chromo », du grec ancien khrôma, « couleur », renvoie d’ailleurs à la capacité des chromosomes à se colorer lors de la préparation de l’ADN pour l’observation au microscope. Le choix de ce titre semble aller de soi, tant cette sculpture évoque la forme hélicoïdale d’un brin d’ADN, et tant la couleur y occupe une place prépondérante : un orange « ponts et chaussées » dont la vigueur et la vivacité captent immédiatement le regard.
Bernard Blaise cultive ainsi le goût du jeu de mots et de la plaisanterie, une qualité qu’il partage avec un artiste comme Marcel Duchamp. Mais, au-delà de la simple boutade, le titre de Chromozone 7.2.1. indique, nous semble-t-il, ce que le sculpteur recherche plus profondément dans sa pratique, à savoir l’essence formelle ou, pour filer la métaphore génétique, l’ADN de la sculpture. Ceci se ressent clairement dans le minimalisme de l’œuvre, dans l’économie des formes et des moyens, dans la recherche sans cesse renouvelée de l’effet maximal par le minimum de matière. La sculpture est comme mise à nu, réduite à ses qualités essentielles. On constate, ici encore, la proximité de l’œuvre de Bernard Blaise avec celle de Marcel Duchamp. On pense en particulier à la notion d’inframince que celui-ci mobilise pour désigner les expériences qui échappent à toute catégorie, les sensations les plus imperceptibles, l’extrême ténuité entre deux phénomènes qu’il est difficile de distinguer l’un de l’autre.
Dans Chromozone 7.2.1., l’inframince se manifeste de plusieurs façons. C’est d’abord l’échelle microscopique de la matière, de fait imperceptible, que l’œuvre se propose de rendre visible par un jeu d’agrandissement. C’est aussi l’air, l’ombre et la lumière. « Ce qui m’intéresse, nous explique Bernard Blaise, c’est l’action de la lumière sur les matériaux. Mes sculptures sont faites pour que l’air et les rayons de lumière puissent passer à travers. Ce qui m’intéresse aussi, c’est le travail du soleil et l’ombre portée de la sculpture sur le mur. » L’air, l’ombre et la lumière : trois manifestations de l’inframince, trois phénomènes imperceptibles, impalpables, inconsistants, mais qui, pourtant, jouent un rôle essentiel dans notre expérience esthétique. L’inframince, c’est encore l’espace liminaire qui sépare les différents volumes qui composent la sculpture, liés les uns aux autres par les arêtes et les sommets de telle sorte que celle-ci paraît tenir en suspension dans les airs. Mais, en dernière analyse, c’est dans d’infimes variations d’intensités lumineuses et chromatiques, suscitées par le mouvement de l’œil autour de la sculpture, que la nature inframince de l’œuvre de Bernard Blaise se manifeste avec le plus de force.
Face à l’œuvre, on est en effet saisi par une sensation contradictoire : en même temps que l’on croit embrasser d’un seul coup d’œil toutes les dimensions de l’œuvre, sa forme et son aspect général nous échappent à mesure que l’on tourne autour d’elle. Selon nos déplacements, les formes coudées se superposent ou bien s’éloignent et se dispersent, si bien qu’à chaque position de notre corps semble correspondre une partition d’intensités différentes, certaines zones de l’œuvre étant plus ou moins colorées que d’autres, pleines ou vides, sombres ou lumineuses. Le regard en mouvement peut ainsi déconstruire et reconstruire les volumes, transformer les pleins en vides, moduler les intensités de lumière et de couleur. L’adage duchampien n’aura jamais été aussi vrai : l’œuvre d’art est faite à la fois par l’artiste et par celui qui la regarde. Car ici, c’est bien le mouvement de l’œil qui met en mouvement l’œuvre.
Mettre en évidence les forces et les tensions
L’inframince, c’est aussi le domaine des abstractions mathématiques, et c’est sans doute dans l’abstraction que Bernard Blaise, qui revendique d’ailleurs, non sans esquisser un sourire, le titre d’« abstractomane », parvient à toucher au plus près quelque chose de l’ordre de l’ADN de la sculpture. Qu’est-ce que ses œuvres peuvent bien nous apprendre de la sculpture abstraite, mais aussi de la sculpture en général ? Une œuvre abstraite, ce n’est pas seulement une œuvre qui ne ressemble à rien, une œuvre qui se détourne de la représentation du monde pour travailler la pureté des couleurs, des lignes et des formes. Dans ses cours sur la peinture, Gilles Deleuze envisage la peinture abstraite comme une certaine manière de faire surgir des sensations et des impressions, de rendre visibles les lignes de forces sous-jacentes à la peinture, les forces de déformation, de décomposition, de recomposition. Bien qu’il parle davantage de peinture que de sculpture, nous avons l’intuition qu’il est possible de tirer, au regard des cours de Gilles Deleuze et de l’œuvre de Bernard Blaise, quelques idées sur l’abstraction sculpturale.
Suivant la définition que Gilles Deleuze donne de la peinture abstraite, on pourrait dire que la sculpture abstraite ne consiste pas à anéantir la figure et la figuration, à éliminer toute forme reconnaissable, mais à mettre en évidence les forces et les tensions qui traversent les objets dans l’espace : tensions entre le dedans et le dehors, entre l’envers et l’endroit, entre le volume et la surface. Plutôt que de figurer des objets stables et définis dans le confort éprouvé de l’espace euclidien, la sculpture abstraite cherche à capturer les lignes de force, les intensités dynamiques et les mouvements invisibles qui galopent dans les trois dimensions de l’espace. Elle ne raconte pas d’histoire ni ne représente un objet quelconque, mais décline toute une variété de sensations proprement sculpturales : pesanteur et légèreté, raideur et fluidité, heurt et unité.
Une sculpture en transformation continue
En parlant des expressionnistes abstraits, Gilles Deleuze s’étonne du rapport singulier qu’ils entretiennent avec la notion de ligne. Dans le sens commun, la ligne est de dimension une, le plan de dimension deux, et le volume de dimension trois. Or, la peinture abstraite parvient à « des déterminations en nombre fractionnaire, nous dit Gilles Deleuze, des déterminations qui sont typiquement intermédiaires entre un et deux, c’est-à-dire entre la ligne et la surface, et du coup entre la surface et le volume ». On retrouve, ici encore, quelque chose de l’ordre de l’inframince, ce lieu de passage entre dimensions adjacentes. Bernard Blaise, en ce qui le concerne, considère ses propres peintures comme « des idées de sculptures », « des sculptures à plat », et rejoint ainsi l’idée d’un espace intermédiaire entre la deuxième et la troisième dimension. Suivant le même raisonnement, on en arrive à la conviction que ses sculptures ne sont pas de dimension trois, mais de dimension trois et demi. Une sculpture abstraite, ce serait donc ceci : une sculpture à trois dimensions et demie, prise entre la troisième et la quatrième dimension. Et cette quatrième dimension, c’est le temps.
En effet, Chromozone 7.2.1. combine à la tridimensionnalité de l’espace la dimension du devenir. L’idée de devenir est d’ailleurs suggérée par les trois chiffres qui suivent le titre de l’œuvre, « 7.1.2. », qui renvoient, pour l’artiste, « à la numérotation des versions de logiciels informatiques ». Ils suggèrent que l’œuvre pourrait se décliner, dans un processus sériel, en de multiples versions. Il ne s’agit donc pas d’une sculpture arrêtée, « figée comme une statue », mais d’une sculpture en transformation continue. On l’a vu, celle-ci n’est jamais tout à fait la même d’un angle à l’autre, d’un instant à l’autre. Elle suppose une perception en mouvement, une perception dans la durée du mouvement, dans un état de suspens qui ne se résout jamais tout à fait ni ne se fige dans une unique pose. Elle est prise dans un jeu de variations subtiles qui se déplient et se replient dans les circonvolutions du regard autour de l’œuvre. Ainsi la sculpture abstraite échappe-t-elle à la rigueur de l’espace géométrique et se laisse travailler par les forces implacables du devenir.
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Image d’ouverture> Bernard Blaise, Chromozone 7.1.2, 2018, résille d’acier thermolaqué, 250 × 180 × 180 cm. ©Bernard Blaise, ADAGP, Paris, 2024. Photo Olivier Gaulon