Sensible aux notions d’héritage culturel et de transmission, de mémoire collective et personnelle, de transculturalité, Le Clézio Gallery présente actuellement 1900-2025 : souffle de lumière, la première exposition personnelle en France d’Aiko Miyanaga. Issue d’une prestigieuse lignée de céramistes japonais, l’artiste revient sur le parcours de son arrière-grand-père, Tozan Miyanaga, premier du nom, qui fut l’un des coordinateurs du pavillon du Japon pendant l’Exposition universelle de Paris en 1900 et collabora avec Numata Ichiga, seul sculpteur japonais étudiant à l’époque à la Manufacture de Sèvres. Une histoire traduite avec délicatesse et maestria par les œuvres exposées.
En perpétuelle quête de sens et de beauté, Aiko Miyanaga ne se souvient pas avoir un jour ignoré l’art. Dès son plus jeune âge, elle l’a vécu au quotidien. Dans la maison familiale, le buste de son arrière-grand-père, réalisé par le sculpteur Numata Ichiga, impressionne l’enfant. Il est si réaliste qu’elle se sent observée, persuadée que le passé demeure, comme en suspens dans l’air. Née d’une lignée fameuse de céramistes, elle évolue naturellement au milieu de leurs créations. Utilisées au quotidien, sans distinction d’époque, les objets font partie intégrante de son environnement. L’enfant n’aime pas particulièrement les expositions mais ses parents ne veulent pas la laisser seule. Alors, elle les suit. Les conversations vont bon train. Les artistes passionnés parlent sans retenue de leur travail et de leur manière d’affronter l’époque. Les idées fusent sans que personne n’ait conscience que cette immersion précoce dans le monde de l’art est en train de façonner la sensibilité et le regard de la petite fille qui écoute.
La seule voie possible est celle de l’inexploré
Plus important encore est l’influence de ses proches. Son père est membre du Sōdeisha (泥走社), un mouvement en rupture avec les formes de la poterie traditionnelle et refusant de se soumettre aux circuits habituels de valorisation de cette dernière. Objectif : explorer librement de multiples formes, chercher à repousser les limites techniques et ouvrir de nouvelles perspectives. Le groupe est persuadé qu’il n’y a aucun intérêt à répéter ce que d’autres ont déjà fait, que la seule voie possible est celle de l’inexploré. Ils veulent comprendre ce que créer signifie véritablement. Pour le frère d’Aiko, ce sera réaliser des sculptures avec des graines et de la mousse empruntant à son tour des chemins non conventionnels qui le mèneront à l’atelier de Cai Guo-Qiang, dont il sera l’assistant. Entourée de la sorte, Aiko Miyanaga comprend donc très tôt que l’art ne se limite pas à des pratiques spécifiques, que ses dernières peuvent être inventées, expérimentées, améliorées…, et que la définition de l’art n’est pas chose figée. Suivant les conseils de sa mère, elle décide de ne pas s’arrêter aux apparences et de chercher sans cesse un sens profond à toute chose. Les œuvres ne se doivent-elles pas toujours d’excéder ce que l’on peut en dire ?

Dans l’atelier, l’artiste sélectionne ses matériaux avec soin. Il est essentiel qu’ils correspondent à son intention et lui permettent une expression singulière. Le passé, la mémoire et l’histoire l’intéressent au plus haut point, sans pour autant qu’elle cultive une quelconque nostalgie. Son souhait : transmettre quelque chose de nouveau à travers une exploration plastique pugnace et sincère. Persuadée que rien ne surgit ex nihilo, Aiko Miyanaga aime rappeler que présent et futur ne sont que des prolongements du passé et qu’il est indispensable de s’en souvenir pour construire l’avenir. Si parfois elle utilise des pièces anciennes, elle n’a pas pour ambition d’en recréer les parties manquantes, de les restituer dans leur état d’origine. Ni ses sculptures en naphtaline, ni ses pièces en verre ne cherchent à reproduire ou à s’inscrire dans une époque. Chacune choisit son temps.
Redonner vie à des formes endormies
Durant des années, l’atelier familial abrita des caisses en bois, de celles qui étaient utilisées pour stocker des pommes, sans que personne ne s’y intéresse. En 2020, année marquée par la pandémie de Covid-19, Aiko Miyanaga se décide à les ouvrir et y découvre des moules soigneusement rangés et étiquetés : « Lapin, corps incomplet », « Tigre endormi, queue », « Chat, sans oreilles », etc. Quelques questions plus tard, elle apprend que ces moules en plâtre de Sèvres ont été réalisés par son arrière-grand-père Tozan Miyanaga, premier du nom, alors qu’il était l’un des coordinateurs du pavillon du Japon à l’Exposition universelle de Paris en 1900, et en collaboration avec Numata Ichiga, seul sculpteur japonais à étudier à l’époque à la Manufacture de Sèvres. Il n’en fallait pas plus pour qu’Aiko se saisisse de la merveilleuse trouvaille et décide de redonner vie à ces formes endormies depuis plus d’un siècle. Les pièces de valley of sleeping sea sont au cœur de l’exposition organisée par Yan et Antoine Le Clézio dans leur galerie parisienne.

En japonais, le mot hakanai (éphémère) est souvent défini comme fugace, incertain, fragile. Mais est-ce sa seule signification, se demande l’artiste. Pour elle, être éphémère ne veut pas simplement dire « voué à la disparition », mais plutôt « contraint à l’évolution ». La notion porte en elle une forme de résilience, une « force discrète mais essentielle ». Dans l’œuvre d’Aiko Miyanaga, le temps ne s’arrête jamais. A peine une paire de chaussures en naphtaline sort-elle du four qu’elle débute sa métamorphose. Face à cette cristallisation incertaine, notre imagination s’envole, s’aventure dans un voyage temporel. « Contrairement aux aiguilles d’une horloge qui n’avancent que dans une seule direction, notre perception du temps est fluide, multidimensionnelle. » Pour l’artiste, le présent est « l’instant où nous posons notre regard, où nous prenons conscience du moment. C’est dans cette interaction que le présent se définit ».

Dans son travail, cette notion est étroitement liée aux matériaux employés. Le verre, par exemple, résulte d’un processus de fusion et de solidification qui rappelle le passage d’un état à un autre. De même, l’utilisation de la naphtaline induit une transformation de l’œuvre même si personne ne sait ni quand elle aura lieu, ni quel en sera le résultat. Chaque œuvre accueille tout changement non comme une disparition mais comme une suite logique, une continuité inattendue. Leçon apprise, sûrement, en observant la nature et ses transformations incessantes. Cette nature que l’artiste définit comme un « guide silencieux qui nous montre différentes façons d’exister ». Mais qui pose également la question de sa limite. Où commence-t-elle ? Où s’arrête-t-elle ? Ce que la main humaine fabrique en est-il exclu ? « Cette frontière mouvante entre le naturel et l’artificiel est une réflexion constante dans mon travail. »
Une certitude toutefois, la lumière est un matériau. Plus encore, une force qui montre la voie. « Elle révèle les formes, modifie la perception et crée un dialogue subtil entre l’œuvre et son environnement. » Qu’elle traverse le verre ou la résine, elle est l’âme des pièces, l’impulsion de toutes leurs métamorphoses. Partie intégrante du processus de création, elle souligne « l’impermanence et la fragilité tout en ouvrant des perspectives nouvelles ». Dans la galerie, les œuvres sont tels des phénomènes. A la limite de l’évanescence, elles relient les temps et les matières, ouvrent des espaces sensibles qui invitent à ressentir, à pénétrer l’invisible. Ici, un coffre de voyage ancien abrite une clé enchâssée dans un mouvement de verre. Là, le tigre endormi sans queue fascine tel un mirage, tandis qu’un trio de carpes se laisse apprivoiser dans une valise entrouverte.

Plutôt que de donner de la voix, Aiko Miyanaga préfère transmettre pensées et émotions avec douceur et poésie. Elle croit qu’un message exprimé dans la discrétion d’une œuvre silencieuse peut toucher plus profondément qu’un long discours. Ainsi son travail invite à une réflexion sur ce que signifie « être humain, sur ce que nous choisissons de regarder, sur l’essence des choses ». Elle porte l’attention sur la beauté subtile du monde sans pour autant en nier les réalités. L’art d’Aiko Miyanaga a cette capacité à offrir une autre manière de percevoir et laisse place à l’introspection tout autant qu’à la surprise. « J’aspire à concevoir des œuvres qui évoluent, qui portent en elles la possibilité du changement, qui incitent à écouter ce qui pourrait naître, à prêter attention à ce qui est en train de se transformer. Dans sa nature même, l’art est un dialogue silencieux mais puissant avec le monde qui nous entoure. »

Infos pratiques> Aïko Miyanaga – 1900-2025 : souffle de lumière, jusqu’au 6 avril, Le Clézio Gallery, Paris.
Image d’ouverture> valley of sleeping sky – prone tiger -, 2023. ©Aiko Miyanaga, courtesy Le Clézio Gallery

