« Ojo Sarco, c’est comme une île qui n’a pas de fin. » Message venu du bout du monde, d’un autre monde, confidence d’un homme qui a confié une part secrète de son âme à l’invisible, à l’immatérielle lumière, à la beauté sidérante du blanc et du bleu ; une lumière qui émane des entrailles du monde, d’une aube primordiale, de présences diaphanes surgies des limbes d’une mémoire d’avant la mémoire. Ce n’est pas par hasard si Jean Whettnall, un jour, s’est arrêté à Ojo Sarco, son « île sans fin », au cœur de ces hauts sommets enneigés et de ces mesas sacrées où l’on n’accède jamais impunément tant la présence des chamans qui y ont officié imprègne à jamais les lieux. Car on ne gagne ces grands espaces de l’Ouest américain que porté par des nuages qui se dissolvent dans l’azur. Il faut retenir son souffle, ne pas céder au vertige ; il faut découvrir sans impatience, se tenir à l’écoute d’une nature sauvage, presque inviolée, laisser le vent vous envelopper de cette étreinte qui vous dépouille de l’inutile, du superflu, vous restitue au silence. Comment résister à la beauté souveraine de ces montagnes d’un vert intense, de ces forteresses abruptes, aux teintes qui hésitent entre le rose et l’ocre et virent parfois au mauve, sculptées dans la roche sous l’œil vigilant d’une Terre-Mère oubliée des hommes confinés dans leurs cités. Ces aubes qui forcent au recueillement, ces crépuscules qui frémissent dans l’attente de l’obscure clarté des étoiles avec pour seul écho à l’intensité du silence, les cris d’un coyote. La présence impalpable d’une vie comme oubliée est là tout entière inscrite en rouge de Mars, en jaune de chrome, en bleu de cobalt, lueurs d’un ballet incandescent où créatures évanescentes, pétroglyphes, oiseaux d’une pré-histoire, esprits de la terre et voyageurs en osmose endormis au fond de grottes aux entrées dérobées traversent les toiles à l’espace sans fin de ce peintre magicien en exil. Points de rupture, failles annoncées ou béances sont autant de portes, de passages d’un monde à un autre, voies initiatiques que les Pueblos et Navajos, indiens refoulés par le conquérant espagnol et réfugiés au long des méandres du Rio Grande préservent encore à travers leurs cérémonies : face à face spirituel avec la danse au soleil pendant le solstice d’été ou médecine des plantes des chamans. Une sauvage harmonie se dégage de ce chaos originel, les formes les plus sombres se fondent et s’éclairent, l’incandescent se conjugue avec l’or, le sang de la terre avec le ruissellement solaire, et la fusion qui s’opère sous nos yeux vibre de lueurs singulières : c’est la matière elle-même qui semble diffuser sa propre lumière. Nul monde chtonien ne vient hanter l’univers du peintre, les ombres ne sont pas celles de l’opacité ou de l’enfermement mais plutôt la note chromatique d’un répit, d’un temps d’attente, et non celles d’un homme reclus au fond de la mythique caverne.
Ce chant du monde solaire accueille le frémissement de la roche encore en fusion, la nature en pleine gestation, fût-elle souterraine, et au travers de ce combat où l’homme ne semble tenu à l’écart que pour mieux épouser les veines telluriques qui ont irrigué le paysage, un ordre s’érige avec ses règles, son nombre d’or ; et soudain, par on ne sait quel détour ou caprice inspiré, la figure que l’artiste capte frôle la pure abstraction comme si elle trouvait là l’essence divine de sa représentation ; le regard, dirait-on, ne s’y perd que pour mieux s’y retrouver. Au sein de ce monde minéral traversé de « fleuves impassibles », les forces naturelles semblent endormies. Antonin Artaud a évoqué dans sa quête d’absolu les rites indiens, manifestations directes de ces forces. On les pressent ici à l’intensité de la lumière, à l’exultation d’une nature préservée, à cette appréhension d’un temps où les dieux n’étaient pas encore séparés des hommes et où la terre était sacrée. L’homme blanc, jugeait au début du siècle dernier un chef indien, est encore troublé par des peurs primitives : « les racines de l’arbre de sa vie n’ont pas encore agrippé les pierres et le sol… » Et ce verdict d’une vieille indienne du Nouveau-Mexique : « Comment l’esprit de la terre pourrait-il aimer l’homme blanc ?… Partout où il la touche, il laisse une plaie. »
Et c’est sur cette terre – indienne avant tout –, que Jean Wettnall a trouvé sa Thébaïde. Derrière son sourire sans ombre, celui des êtres discrets et solitaires, l’artiste préserve la part secrète de son engagement ; il avoue que les grandes villes le fascinent autant qu‘elles l’effraient ; aux mots, il préfère l’échange et l’alchimie des couleurs ; mieux que tout discours elles disent sa conviction que, comme Braque, « il n’est, dans l’art, qu’une certitude qui vaille : celle qu’on ne peut expliquer. » Osons espérer qu’un galeriste de Santa Fe, ville prodigue en galeries d’art, découvre enfin cet enchanteur de la terre et du ciel. A moins que New York ou Paris ne découvre enfin sa retraite.