Oubliés le football et le carnaval, il ne s’agit pas ici de ce Brésil-là, mais de celui de la saudade, de la diversité des influences, de la mixité sociale, de l’économie de moyens et de l’artisanat dont les frères Campana ont entrepris, il y a bientôt 30 ans, de se faire les hérauts, transformant dans leur atelier de Sao Paulo des objets délaissés en émotion. A la veille de l’ouverture de la vaste rétrospective que le musée des Arts décoratifs leur consacre à Paris, Humberto et Fernando Campana doivent recevoir ce mardi 11 septembre le Prix Colbert Création & Patrimoine, créé par le Comité Colbert* pour mettre en lumière des personnalités partageant ses valeurs – favoriser la création contemporaine, promouvoir le patrimoine et les savoir-faire, contribuer au rayonnement de la culture – et récompensant cette année « deux designers emblématiques du dynamisme de la création au Brésil ». A cette double occasion, nous mettons en ligne leur portrait, écrit pour Cimaise (286).
Ils font penser à un air de bossa nova, sous des dehors faussement joyeux et légers, flottent une mélancolie feutrée et des harmonies complexes. Ce n’est pas exactement la musique à laquelle on s’attendait. En découvrant leurs meubles bariolés inventés à partir de peluches, de cordages et de tuyaux d’arrosage, on les imaginait plutôt évoluer au rythme d’une samba. Mais face à ces deux Brésiliens, il faut bannir tout cliché car il manquerait forcément de mouvement, de nuance et de profondeur. Chez les frères Campana, tout est question de « tripes », de « connexion » et d’« âme ». Tout commence avec la passion. « C’était comme un mantra. Pour débuter dans la vie, il me fallait faire quelque chose avec mes mains. » Humberto Campana est déjà un jeune avocat lorsque cette évidence s’impose. Sa décision de troquer le prétoire pour des miroirs ornés de coquillages en laisse plus d’un perplexe. « Mes parents venaient de me payer cinq ans d’études de droit. Ils avaient peur que je devienne un hippie. » Si le changement de cap s’imposait, il n’était pas pour autant simple à effectuer. « Je suis allé au fond de mon âme. J’y pense à chaque fois que nous effectuons un grand pas. »
Un architecte et un avocat
Après les miroirs, Humberto passe aux bijoux, puis se lance dans la sculpture. C’est à ce moment-là que son frère Fernando, de 8 ans son cadet, le rejoint. Il sort, lui, de l’école d’architecture. « En ces temps-là au Brésil, c’était encore plus important que maintenant de faire des études, de choisir une belle carrière. Mais en fait, aucun de ceux avec qui j’ai étudié n’a travaillé dans l’architecture, ils sont devenus serveurs, acteurs… » Des sculptures à leur « petite fabrique de meubles de bambou », les deux frères créent les fondements de leur collaboration. Celle qui donnera plus tard naissance aux pièces emblématiques qui appartiennent aujourd’hui aux collections permanentes des plus grands musées du monde. « Fernando a donné une fonctionnalité à mon travail et à mes rêves », estime Humberto. « Nous nous sommes découvert des attitudes et un regard communs, ajoute Fernando. Nous avons toujours fait ce qui nous plaisait, sans rien planifier. Avec la première collection de chaises, nous avons créé notre vocabulaire, et les gens ont aimé. »
L’un des premiers à avoir pressenti le potentiel des Campana est Massimo Morrozi, l’actuel directeur artistique d’Edra. « Nous avons une histoire de dix ans avec Edra, explique Humberto. C’est une question d’alchimie. Nous sommes de descendance italienne et Massimo, c’est comme un membre de la famille, je le vois dans ses yeux. Notre attachement vient des tripes. Quand nous sommes ensemble, nous parlons, nous rions, nous nous baladons, il n’y a rien de sérieux. Seulement une grande amitié. La dernière fois que nous étions à Paris, nous ne sommes pas allés dans un musée mais dans le quartier chinois pour glaner des idées. »
* Créé en 1954, le Comité Colbert rassemble 75 maisons françaises de luxe et 13 institutions culturelles qui œuvrent au rayonnement international de l’art de vivre français.
Aux pieds de la chaise
Parmi les pièces qui les ont fait connaître, les chaises tiennent dans leur cœur une place particulière. « Humberto aime faire des chaises, elles le rendent heureux. Il peut les voir prendre forme rapidement et les gens s’y assoient », explique Fernando. « Je suis fétichiste en ce qui les concerne, confirme l’intéressé. Cela représente toujours pour moi un grand défi. Avec une chaise, on fait partie de la vie d’une personne, on noue une relation avec elle, toute votre âme se trouve dans la chaise. C’est comme un acteur qui se donne au public. »
Les Campana se promènent beaucoup. Ils observent. A São Paulo, où ils ont leur studio de création, les rues leur sont une perpétuelle source d’inspiration. « On sort souvent, mais pas dans les endroits branchés, précise Fernando. Nous voyons des choses que les autres ne voient pas. On trouve toujours des objets abandonnés, délaissés parce qu’ils ne servent plus à rien. Pour nous, ils ne sont jamais perdus. On se demande comment les transformer pour les améliorer. Ce sont toujours les matériaux qui nous choisissent, nous partageons une histoire d’amour avec eux. Après seulement vient la forme. »
Si leur environnement est « essentiel à la création », la technique « fait main » qu’ils emploient ne l’est pas moins. « C’est une approche importante, pour des pays qui, comme le nôtre, ne connaissent pas la même industrialisation que les pays occidentaux, explique Humberto. Je n’ai pas honte de notre culture. C’est vrai qu’il y a beaucoup de violence au Brésil, mais il y a un autre côté aussi. Les gens sont ouverts, aimables, parfois naïfs et ils ont une relation avec l’âme. C’est quelque chose que je ne vois pas en Europe. »
La relation entre les deux frères s’appuie avant tout sur un langage et un regard communs. « Nous avons le même goût pour les objets et ce sont toujours les mêmes choses qui retiennent notre attention, confie Humberto. Nous sommes très proches, mais nos rapports sont souvent conflictuels. C’est comme dans le film Une histoire vraie de David Lynch. Nous avons le même genre de dialogue intense. » « Ensemble, nous nous faisons presque toujours la gueule, dit Fernando en riant. Nous ne faisons jamais semblant de nous aimer, en revanche nous n’hésitons jamais à nous dire combien nous nous détestons ! C’est sans doute le secret de notre collaboration : pas de non-dits, toujours du respect. »
La saudade, muse de leur inspiration
Etre ensemble relève d’une impérieuse nécessité. « Nous devons être à deux, c’est un processus naturel, souligne Fernando. Humberto est plus manuel, dès qu’il a une idée, il lui faut la voir en vrai, réaliser un prototype. Moi, j’ai plus de capacités à imaginer les espaces, les volumes, les lumières. Je fais des croquis, des collages, mais rien de trop technique. S’il y a trop de détails, on se perd. » Humberto semble être celui qui souffre le plus en créant. « Il a ce que j’appelle le “triste tropique”, affirme Fernando. C’est le Brésil ça, parfois on se sent mélancolique. Il y a un mot en portugais qui n’existe en aucune autre langue qui incarne cela : la saudade. C’est impossible à traduire, mais c’est un sentiment fort chez nous. C’est la “manquance”. Voilà, nous faisons le design de la manquance ! » « Je me pose toujours la question “pourquoi est-il nécessaire de faire quelque chose de nouveau ?”, confie Humberto. La liberté ne vient qu’après, lorsque j’aperçois la lumière après une longue investigation. Pour faire vivre des émotions, il faut beaucoup de mélancolie. Pour avoir un côté lumineux, il faut posséder un côté sombre. Je ne suis pas très positif quand je pense à l’être humain, j’ai plutôt peur de l’humanité. Mais j’essaie de contaminer les autres avec l’émotion. Car malgré tout, le seul message qui mérite d’être transmis, c’est celui de la joie de vivre. »