Le peintre a choisi de ne pas répondre aux sirènes de Jakarta. De la petite ville côtière de Sanur, il déploie une œuvre très contemporaine qui puise ses racines dans la culture balinaise.
Au premier abord réservé, voire timide, Ketut Teja Astawa se déride lorsqu’il évoque son enfance, heureuse, et son île natale, Bali, réputée pour sa douceur de vivre. Né sur cet îlot de l’archipel indonésien en 1970 – son premier prénom Ketut indique qu’il est le quatrième enfant de la famille –, il développe très tôt ses talents d’artiste en herbe : « Enfant, je jouais à jeter de l’eau sur les murs, se souvient-il, sourire aux lèvres, j’observais alors avec fascination apparaître des formes que j’imaginais être des animaux, personnages ou objets divers. » Adolescent, il excelle en dessin et son professeur au lycée l’encourage à poursuivre dans cette voie. Fort du soutien de ses parents – son père est militaire de carrière, sa mère employée de magasin – Teja s’inscrit aux Beaux-Arts de Denpasar, capitale provinciale de Bali. Il en sort, diplôme en poche, en 1990 et, résistant à l’appel de la capitale Jakarta, « trop bruyante et agitée » à son goût, il décide de rester auprès des siens et s’installe à Sanur, petite ville côtière du sud-est de l’île.
L’art du paradis terrestre
Teja Astawa fait partie de la jeune génération d’artistes qui ont à cœur de rompre avec l’art balinais tel qu’il s’est développé au XXe siècle. Jusqu’à très récemment, en effet, la peinture insulaire a été influencée par deux éléments divergents, nés de l’apparition de l’île sur la scène économique mondiale. Pour accueillir les touristes toujours plus nombreux, Bali s’est modernisée, urbanisée, et s’est ouverte aux idées et images venues de l’extérieur. Les artistes ont suivi le mouvement en s’engageant d’abord sur la voie de l’abstraction, un temps portée aux nues en Occident, avant de revenir pour certains à un style figuratif ayant beaucoup perdu de ses racines. A contrario, d’autres pensaient qu’il était essentiel que l’art préserve une forte identité balinaise, celle-là même qui avait servi à forger la réputation de paradis terrestre de l’île.
Teja Astawa, lui, a choisi de contourner le dilemme et de dépasser la question identitaire. Bien sûr, ses origines comptent énormément, mais c’est parce qu’elles le déterminent en tant qu’individu, et non parce que son pays est une destination de vacances prisée par le monde entier. C’est donc une vision très personnelle de l’héritage balinais qu’il insuffle dans ses toiles. Poursuivant une œuvre résolument figurative, il puise son inspiration tant chez « le canard qui s’agite dans la courée » de la maison familiale que dans le riche répertoire du Wayang, théâtre d’ombres traditionnel, animé par d’élégantes marionnettes au cuir finement ciselé et peint, qui a bercé toute son enfance. Le peintre emprunte également aux légendes et héros des épopées hindoues – Bali est l’une des rares îles restées hindouistes au sein d’une Indonésie à majorité musulmane – et à l’équivalent local des fables d’Esope, dont il donne une interprétation pleine de malice et de clins d’œil.
Les oreilles en pointe les plus connues du monde
Son style, aux couleurs vives et délibérément naïf, imite la manière qu’ont les enfants de coucher leurs personnages en deux dimensions sur le papier. Lorsqu’il se saisit d’un thème, Teja Astawa aime le travailler jusqu’à plus soif. Sa dernière série de toiles a pour figure centrale Batman, pur produit américain et « héros favori » de son enfance. « J’aime particulièrement ce personnage, car c’est le héros le plus proche de la réalité que je connaisse », explique-t-il. Et, pour répondre au regard interdit de son interlocuteur, il ajoute : « Batman n’a pas les pouvoirs surnaturels de ses condisciples Superman ou Spiderman, il est l’un des superhéros les plus humains. Et puis, il suffit de dessiner le haut de la tête avec ses deux oreilles en pointe et tout le monde le reconnaît ! »
Artiste engagé – les connaisseurs en politique indonésienne ne manqueront pas de relever dans ses toiles quelques références directes à certains de ses acteurs – Teja Astawa se dit « fasciné » par les effets de la mondialisation sur les sociétés, et la sienne en particulier. Mais s’il n’hésite pas à dénoncer les injustices et absurdités qui en résultent, c’est toujours avec humour, « jamais en tant que donneur de leçons ».