L’univers de Gérard Cambon est généreux. Il vient titiller nos souvenirs d’enfants en nous offrant des machines à rêves. Ces arrangements de bric et de broc, habités par un peuple de petits hommes grimaçants et attendrissants, font s’échapper et s’enivrer d’un air nouveau. Un détour par la galerie Béatrice Soulié vous convaincra qu’il est des histoires qu’on ne se raconte qu’à soi-même, ou presque.
Installés en rang d’oignons au bord de la boîte comme ils le seraient au balcon d’une salle de théâtre, les personnages aux drôles de trognes de Gérard Cambon s’interrogent, s’esclaffent, se poussent du coude. Bien serrés les uns contre les autres, ils apparaissent là, incongrus et interdits, aux confins de leur monde et du nôtre. Derrière eux, une bouteille en verre géante se dresse telle une pierre levée : étrange représentation de la déesse Ivresse ou Aromathérapie, on ne sait pas bien. Elixirs est le nom de l’exposition qui se tient actuellement à la galerie Béatrice Soulié, à Paris. « J’ai choisi ce nom car c’est à la fois une substance alchimique, une potion médicinale universelle et une boisson alcoolisée ; bref, tout cela touche à la vie. Ce n’est pas pour rien que l’on parle d’élixir de vie ou de jouvence. Je tenais vraiment à cette idée d’énergie vitale. Ce mot évoque aussi une transformation, une transmutation, une quête de la pierre philosophale. Tout cela correspondait bien à l’esprit de cette expo, qui est également un hommage à Alain Bashung et à son parolier Jean Fauque. »
Visage tendu vers le ciel
Et l’artiste de citer la chanson Faites monter, à laquelle il a emprunté pour les titres de quelques-unes de ses pièces. Dans ma cornue / J’y ai versé / six gouttes de ciguë / un peu d’espoir / ça d’épaisseur / et j’ai touillé / du fond de ma boutique / monte un cantique / un hymne à l’amour aurifère / ébullition / réaction / faites monter l’arsenic / faites monter le mercure / faites monter l’aventure / au-dessus de la ceinture / et les pépites / jetez-les aux ordures… « Rien à ajouter », ponctue l’artiste.
A la nuit tombée, quand la galerie a fermé ses portes et que la rue Guénégaud n’est plus arpentée que par de rares touristes rejoignant leur hôtel, des discussions s’animent et des vrombissements retentissent. Le cabriolé rouge, la chronomobile, la loco tigrée, la verte et aussi la violette s’immobilisent côte à côte et s’apprêtent à défiler comme à la parade. Certains conducteurs chanceux arborent un vêtement identifiable. Enveloppé dans un manteau bleu, le visage tendu vers le ciel, il en est un qui rêve. Les murs ont disparu, le plafond s’est volatilisé et là, tout au-dessus de lui, les étoiles scintillent. Le voyage va pouvoir commencer. Au pays des chimères, Gérard Cambon est celui qui borne le récit sans jamais en donner la clé.

Des moteurs de graines, des allures de pompes à vélo
Toutes les voitures sont prêtes. Customisées comme des carrosses de princesse, elles n’ont pas de toit. C’est qu’il fait toujours beau dans leur royaume. Il leur faut se dépêcher car l’horizon, déjà, s’éclaircit. Les conteurs, installés chacun dans une nacelle surmontée d’un parasol vert – on jurerait reconnaître une écorce d’orange peinte de la couleur d’un petit pois psychédélique – et accrochée à une roue, tournent en un mouvement perpétuel. Ils sont oracles et vocifèrent des prédictions sitôt emportées par le vent. A leur pied, les locos démarrent sans se soucier. Voitures, folles comme il se doit, elles arborent des moteurs de graines, des allures de pompes à vélo, des manivelles de moulin à café ! « Pour moi, la magie opère lorsque deux ou trois pièces disparates – un végétal, un morceau de ferraille, de cuir, de verre ou autre, prélevés dans les tas de matériaux accumulés dans l’atelier – s’appellent. Lorsque l’association d’éléments, qui n’ont aucune vocation à se côtoyer, devient une évidence. Et aussi lorsque je procède au casting des personnages que je mets en scène et que leur choix, leurs associations, leurs placements s’imposent. Ces moments sont rares, il y a quelque chose de magique. On a l’impression d’être un spectateur, presque un usurpateur : tout se fait sans nous… »
Sans avoir enregistré les chemins autorisés par les devins de la roue, sans s’être émus des mouchoirs agités du haut des mezzanines de métal, sans penser jamais revenir, sans même savoir où aller, les bolides s’élancent avec élégance et détermination vers un horizon de rêve. Ne demandez jamais votre chemin à quelqu’un qui le connaît, conseillait le rabbin philosophe Nachman de Breslau. Vous risqueriez de ne jamais vous perdre.
