Pour enjamber la fin de l’année, le centre d’art perpignanais A cent mètres du centre du monde (ACMCM) accueille Beauty I’ve always missed de l’artiste Barbara Navi. Si les peintures arborent des formats plus réduits qu’à l’habitude, elles sont néanmoins nombreuses, l’artiste ayant proposé à des amis de l’accompagner : Corine Borgnet, Damien Cadio, Nicolas Darrot, Mathieu Dufois, Karine Hoffman, Léa Le Bricomte, Éric Manigaud, Filip Mirazovic et Abel Pradalié exposent à ses côtés des œuvres en lien avec un certain paysage. A découvrir jusqu’au 21 janvier 2023.
Le choix d’un titre en anglais, Beauty I’ve always missed, engage une sorte d’écran entre ce que l’on voit et ce à quoi il renvoie. Le spectateur trouvera-t-il une forme de preuve dans cette peinture qui affirme que la beauté manque toujours ? On peut se demander déjà ce que la beauté recouvre ? S’agit-il de l’appréciation traditionnelle dont les critères sont fondés sur la ressemblance et le « bien fait » pour le dire très vite ? Et de ce point de vue, assure-t-elle au spectateur des variables susceptibles de répondre à la question ? Ou bien doit-on retrouver dans les œuvres une beauté instaurée dans ces exécutions et finalement trouvée ? Beauté qui serait présentée ici « en l’état ».
Deux accès mènent à la démarche singulière de Barbara Navi : l’un purement plastique fondé sur un traitement des motifs et l’autre sur la relation entre les titres et les images. Pour en donner quelques exemples, l’exposition commence par une toile de grand format intitulée Les Vénitiens (200 x 2050 cm) montrant des personnages noirs, rassemblés en une ligne frontale, qui incite aussitôt à faire le lien entre noir/musique, musicien/militaire, autochtone/étranger, de même que les draperies au-dessus de leurs têtes nous leurrent, entre scène de théâtre ou rochers. Ces termes plastiques se révèlent alors aussi bien synonymiques qu’antonymiques soumis à l’usage du jugement. Cette simple image renvoie le spectateur à une sorte de collusion entre l’évidence d’une absence de pensée racialiste a priori mais aussi ce qui pourrait en persister.
Et discrètement, l’air de nous faire plonger seulement en peinture, l’œuvre sort de son sujet pour solliciter notre sens critique : les Vénitiens auraient donc perdu leur picturalité historique au profit d’un événement politique ?… Ou n’est-ce pas plutôt une référence directe à la peinture du XVIIe et à la scène de genre ? Quant à l’œuvre intitulée Logos sauvage, elle semble être proportionnellement symétrique de cette problématique comme si les titres avaient été inversés, comme ils le sont d’ailleurs in situ, cette toile aux portraits effacés évoque la sauvagerie de la décollation (on pense au Caravage, Judith décapitant Holopherne), des blessures christiques, etc.
A dire vrai, le carton d’invitation nous a un peu préparés à ce jeu de bascules thématiques, d’intitulés, à une intrigue formelle en l’espèce puisque le personnage couché dans un paysage n’est pas à l’échelle, surdimensionné même, tout en ne suggérant aucune référence surréaliste. Le spectateur a donc été alerté par cette image où le personnage monumental oreille au sol et peut-être endormi, semble écouter la terre. Le titre de l’œuvre L’autre rive invite à se demander de laquelle il est question. Est-elle celle de l’au-delà que le personnage cherche à percevoir dans son sommeil ? Est-ce l’atteinte d’un autre bord après une traversée effectuée difficilement dont le peintre saisit un état d’épuisement ? Ou bien une manière insistante de pointer une bascule spatiale entre les points de vue horizontal/vertical, la chute d’un corps dans un espace où la profondeur signifiée nous conduit dans l’arrière-plan de la scène, traité en tons de bleu, presque monochromes, proches de la peinture de Monory.
Ces bleus sont repris avec la même intensité sur la blouse de la dormeuse et apportent un contrebalancement entre les plans. Bien sûr les rives sont à repérer dans la pièce d’eau du fond, mais aussi en deux endroits des deux premiers plans, la rive n’est pas celle que l’on trouve. D’autant que vue de loin ou en clignant des yeux pour que le regard efface les grandes différences de zones, la zone claire du visage prend des allures de façades de maison, adossée à bosquet d’arbres bleus. Ce n’est pas impossible. La démarche optique s’impose.
En ce sens, la référence plus générale à la Nouvelle figuration ne s’avère pas vaine quand on regarde la manière dont les toiles sont peintes. Rancillac ou même certaines œuvres d’Equipo Cronica racontent une manière de peindre qui ne se veut ni réaliste, ni totalement narrative (Figuration narrative), comme le distinguait Gassiot-Talabot, de cet ensemble plus large de la Nouvelle figuration.
Les scènes donnent à voir des personnages dans des paysages, sans aucun souci d’imitation si ce n’est une suggestion suffisante au saisissement d’un sujet. Puis viennent les touches qui brisent tout contour des objets représentés, à la limite d’une pixellisation volontairement grossière et irrégulière, créant une vibration non impressionniste mais formelle. Autrement dit, la précision du sujet, dont on peut être certain au premier regard, est immédiatement compromise par la chair picturale qui se refuse à toute netteté.
L’inspiration par l’histoire de la peinture ne s’arrête pas là, et renvoie d’une certaine façon aux compositions que présente L’Enseigne des Gersaint de Watteau ou celle plus réaliste du XIXe comme Un enterrement à Ornans de Courbet. Bien évidemment, il y a des arguments qui contreviendront à ces évocations mais ni plus ni moins qu’à propos de celles qui rappellent aussi dans La folie des autres, les cortèges funèbres représentés dans la peinture égyptienne, avec cet alignement de fond d’arbres en silhouette, guirlande immobile et passive, comme l’était le défilé d’esclaves venus témoigner de la disparition du défunt.
Enfin parmi l’ensemble généreux des œuvres exposées, il y a la toile intitulée Le baiser (2015), sommet d’un jeu entre clair/obscur, fond/forme, sujet/objet… Cette ambigüité redouble au travers d’une anonymisation des personnages, donnant naissance à une forme d’abstraction par la fonte du sujet, le fond et la forme dialoguent en même temps et fabriquent un roman plastique. Ces différents procédés ont pour effet de créer une forme d’étrangeté de la chose vue, et pose la question de « qu’est-ce que l’on voit ? ». Le spectateur n’est plus sûr de rien et se doit d’interroger le titre s’il veut élargir ses possibilités interprétatives. Sont présents aussi quelques éléments qui rappellent Fromanger (exposé d’ailleurs dans ce même lieu en 2014) attestant d’une option esthétique figurative marquée par celui qui a fondé ACMCM, Vincent Madramany, option jusque-là respectée.
Nous voilà donc bien loin de la Beauty énoncée dont on peut se demander si l’anglicisation du terme n’est pas une ironie complice faite au concept.
Evoquons pour finir la présence des artistes invités par Barbara Navi, dont les palettes plastiques vont de la photo (Mathieu Dufois), au crayon et poudre graphite (Eric Manigaud), de la peinture en voluptueux fragments de nature morte (Damien Cadio), au héros de l’enfance (Abel Pradalié), en passant par la sublimation d’insecte géant devenu robot de guerre (Nicolas Darrot), sans oublier le travail de Corine Borgnet, Karine Hoffman, Léa Le Bricomte et Filip Mirazovich.
Contact> Barbara Navi – Beauty I’ve always missed, jusqu’au 21 janvier 2023, A cent mètres du centre du monde, Perpignan. Site de l’artiste.
Image d’ouverture> Vue de l’exposition Barbara Navi – Beauty I’ve always missed. ©A cent mètres du centre du monde, 2022